Comprendre les enjeux de l'agriculture

Partout dans le monde où existent des filières de poules pondeuses industrialisées, seules les femelles sont utilisées. Les mâles sont détruits, par gazage ou broyage, dès leur naissance. La France et l’Allemagne viennent de s’engager à interdire cette pratique dès la fin 2021. Il n’est pas impossible que d’autres pays les suivent. La course à une technologie qui permettrait de sexer précocement des œufs bat son plein.

Le 28 janvier dernier, le ministre de l’Agriculture français, Didier Guillaume, annonçait que la mise à mort des poussins mâles de la filière poules pondeuses serait officiellement interdit à partir de fin 2021. Cette annonce s’est faite dans le cadre d’un plan d’ensemble de lutte contre la maltraitance animale, en lien avec le ministère de l’Agriculture allemand, qui prévoit la même interdiction. Un “consortium franco-allemand” a été d’ailleurs créé pour développer une “coopération en matière de technologie et de recherche” sur les alternatives à cette mise à mort.

Une génétique spécifique pour les pondeuses

Mais au fait pourquoi élimine-t-on, dès leur naissance, des millions de poussins mâles ? Parce que depuis plusieurs dizaines d’années, grâce aux progrès de la génétique, détenue aujourd’hui par quelques grands acteurs mondiaux (Hendrix, Wesjohann, Novogen), les souches de poules pondeuses n’ont plus grand chose à voir avec celles des poulets de chair. Les premières ont été sélectionnées pour leur productivité en œufs, – on est aujourd’hui à environ 300 œufs par an et par poule – ; les secondes, pour leur capacité à faire du muscle. Résultat : élever les mâles des races pondeuses n’a aucun intérêt économique , puisqu’ils ne pondent pas et ne profitent pas bien des aliments qui leur sont donnés.

La France et l’Allemagne sacrifient ainsi chaque année quelque 90 millions de poussins mâles à peine éclos. Le même système est en vigueur dans tous les pays disposant d’élevages de poules pondeuses industrialisés. Sachant qu’en moyenne, un humain consomme à peu près la production en œufs d’une poule par an, plusieurs milliards de poussins sont éliminés comme des déchets chaque année dans le monde. Cela représente un gaspillage alimentaire considérable et cela pose aussi des questions éthiques vis-à-vis du respect des animaux : c’est d’ailleurs sous la pression des associations de défense des animaux, qui ont diffusé à plusieurs reprises des images de poussins broyés « vivants », que les ministres français et allemands ont pris l’engagement de faire cesser la pratique.

Comment sexer les œufs ?

Pour éviter de devoir broyer ou gazer des poussins mâles à leur naissance, la solution privilégiée semble être le sexage dans l’œuf, avec élimination précoce des futurs mâles, avant toute apparition de vie sensible (moins de 10 jours après la ponte). Si l’annonce des ministres français et allemand a un peu surpris tout le monde quant à la proximité de l’échéance (2021), la recherche sur le sujet ne part pas de rien : dès 2015, la France avait engagé un programme de recherche de 4 M€ sur ce sujet. L’Allemagne, quant à elle, avait démarré un peu plus tôt, dès 2008, et affecté 8 M€ à ces travaux. Des équipes travaillent sur ce sujet également aux Pays-Bas, au Canada et en Israël. Il existe probablement d’autres recherches, mais il est difficile d’en faire l’inventaire, car beaucoup de ces travaux sont protégés par le secret industriel.

Il existe en effet une véritable « course au sexage dans l’œuf », et pour l’instant, ce sont les Allemands qui sont en tête : c’est d’ailleurs un procédé allemand qui est aujourd’hui le seul à être  utilisé pour des produits commercialisés, en Allemagne et en France. L’entreprise Seleggt (consortium germano-hollandais) a mis au point un système non-invasif, basé sur le dosage d’hormones au 9e jour après la ponte sur un petit prélèvement de liquide juste sous la coquille (donc sans toucher à l’enveloppe de l’embryon). A cause d’une certaine variabilité interindividuelle dans les taux d’hormones, la méthode a toutefois 2 % d’erreurs.

Pour l’instant, il est utilisé par une marque très haut de gamme (PouleHouse), connue par ailleurs pour « sauver » les poules à la fin de leur carrière de pondeuse. Une autre marque d’œufs française, Cocorette, a également annoncé sa volonté d’utiliser ce procédé et de sortir ses premiers œufs pondus par des poules sexées précocement d’ici quelques mois.

Les grands distributeurs ne sont pas en reste sur ce sujet : début février 2020, le groupe Carrefour a annoncé qu’il allait commercialiser sous sa propre marque des œufs issus de poules sexées. Cette fois, c’est une autre technologie allemande qui sera utilisée, la spectrophotométrie, mise en œuvre par l’entreprise AAT : des caméras spéciales sont capables de déterminer des différences de couleurs de plumes entre celles des mâles, plus claires, et celles de femelles, plus foncées. L’avantage de cette technique est d’être rapide et non invasive. Mais elle a aussi des inconvénients : comme la technique hormonale, elle n’est pas 100 % sûre (quelques mâles peuvent naître) ; en outre, elle ne peut se faire qu’à partir de 13 jours après la ponte, lorsque les premières plumes apparaissent. Or, la littérature scientifique estime que l’embryon devient « sensible » à partir du 10e jour, ce qui pourrait poser problème au regard des enjeux de réduction de la souffrance animale.

 La technique idéale n’est pas encore au point

Ces quelques expériences en Europe se tiennent dans le cadre de marchés de « niches ». Mais pour respecter les délais fixés par les ministres français et allemand, les recherches se poursuivent à bon rythme dans les laboratoires, pour trouver une technique fiable à 100 %, compatible avec les cadences des machines (20 000 œufs par heure), et à un coût acceptable.

L’enjeu commercial est considérable, et il ne se limite pas au sexage de quelque 180 millions d’oeufs par an produits par les couvoirs des deux pays. Il est en effet probable que l’Europe prenne appui sur les interdictions française et allemande pour imposer la fin de l’élimination des poussins mâles sur son territoire. D’autres grands pays producteurs d’œufs (USA, Canada…)  pourraient suivre. Et si la technique était mise au point pour les poussins, elle pourrait être utilisée aussi pour les canetons de la filière foie gras : dans ce cas-ci, ce sont uniquement les mâles qui seraient gavés, et  les femelles qui seraient éliminées..

Le combat du français Tronico pour rester dans la course

Tronico-Alcem est une  petite entreprise électronique française basée à Saint-Philbert de Bouaine en Vendée et à Tanger au Maroc. Depuis 2012, elle s’intéresse au sujet du sexage des œufs de volailles, faisant des recherches d’abord sur ses fonds propres, puis dans le cadre d’un programme financé par le ministère français de l’Agriculture, en lien avec deux laboratoires de recherche du CNRS.

Tronico a d’abord exploré une méthode non invasive : la spectroscopie Raman (1). En se basant sur des milliers d’observations, les chercheurs ont réussi à établir une différence entre les spectres réalisés sur les œufs mâles et ceux des œufs femelles. « La différence est significative, mais hélas, pas suffisamment déterministe », note Patrick Collet, le PDG de Tronico. En clair, il subsiste encore quelques mâles parmi les œufs éclos, ce qui ne supprime pas totalement le problème de l’élimination des poussins.

Analyse d’ADN

« En 2019, devant la pression sociétale et médiatique autour de cette question, et constatant l’exposition de la solution allemande Seleggt, nous avons décidé de laisser de côté pour un temps cette piste pour développer une solution française concurrente ».  Celle-ci consiste en une analyse rapide de traces d’ADN de l’embryon présentes sur un fragment de coquille. «  Comme elle se base sur l’analyse de l’ADN, cette technique est 100 % fiable », assure Patrick Collet.

Persuadé que si on lui en laisse le temps, il parviendra à mettre au point une méthode fiable à 100 % et compatible avec les cadences et les coûts industriels, le PDG défend farouchement le projet français, mais estime qu’il « ne pourra pas être prêt pour la fin 2021 ». A cette date, «  nous aurons peut-être un premier prototype ». Outre le temps, l’autre pilier des travaux de recherches est bien sûr l’argent : le directeur de Tronico ne cache pas non plus sa recherche de partenaires privés ou publics pour l’aider à attendre son but.

(1)Méthode d’observation et de caractérisation de la composition moléculaire qui exploite le phénomène physique selon lequel un milieu modifie légèrement la fréquence de la lumière y circulant.