Comprendre les enjeux de l'agriculture

Agroécologie et digitalisation (ou numérisation) sont deux transitions que doit actuellement gérer le monde agricole. Ce changement profond doit se faire à un rythme que nous n’avons encore jamais connu, sans parler d’une pression médiatique elle aussi inédite. On peut sans exagérer parler de révolutions. Elles sont de natures radicalement différentes. La première est biologique, systémique, naturelle conduite à l’intérieur même du monde agricole tandis que la seconde hautement technologique, électronique est « importée » dans l’agriculture. Elle avance à grands pas : robots, capteurs, agriculture de précision, plateformes et communication directe… Elle pourrait bien provoquer, progressivement, un véritable big bang dans le paysage agricole, équivalent à celui provoqué par l’arrivée de la motorisation.

Ces deux révolutions ont en commun de profondément modifier les pratiques des agricultrices et des agriculteurs et parfois même la vision qu’ils peuvent avoir de leur métier.  Elles sont donc motivantes pour les agriculteurs qui ont un esprit pionnier. En revanche elles sont fortement anxiogènes pour la grande majorité des agriculteurs.

Les quatre révolutions agricoles

Pour accroitre la complexité de la période que nous vivons le monde agricole est en outre confronté à deux autres révolutions. La première correspond à l’entrée de l’agriculture dans l’économie de marché. Le retrait progressif mais continu de la puissance publique de la gestion des marchés s’accompagne d’une variabilité des prix même si la tendance globale n’est pas défavorable. La seconde révolution est commerciale. Il faut désormais produire ce que demandent les marchés (locaux, régionaux, nationaux, européens et mondiaux) et non l’inverse, trouver des débouchés pour ce que l’on a produit. Les filières agricoles découvrent véritablement ce qu’est un client et doivent maintenant raisonner de la fourchette à la fourche. C’est donc bien à quatre révolutions rapides et simultanées que doit s’adapter l’agriculture française.

De plus ces révolutions parallèles sont largement interconnectées. Le numérique va ainsi faciliter l’enregistrement des pratiques agroécologiques, permettant une traçabilité sécurisée tout au long de la chaine alimentaire. Cela construira la transparence demandée par le consommateur pour retrouver confiance dans l’agriculture française. La transition vers l’agroécologie correspond également à la demande des citoyens et des consommateurs vers une alimentation plus naturelle. Elle sera facilitée par la digitalisation sans toutefois que la révolution numérique ne devienne le moteur de la révolution agro-écologique contrairement à ce que pensent les adeptes d’une vision hyper techniciste de l’évolution de l’agriculture.

 Cette transition agro-écologique est une évolution en profondeur du système technique de production agricole. Nous pourrions résumer cette nouvelle vision de l’agriculture en disant qu’il faut désormais avoir l’ambition de maximiser la production de biomasse, correspondant aux demandes du consommateur-citoyen, tout en minimisant l’empreinte écologique de l’entreprise agricole. Certains pensent même aller plus loin et utiliser les pratiques agricoles pour décarboner l’économie voir même restaurer des milieux dégradés. Nous nous limiterons dans cette analyse à cette dimension technique de l’agroécologie. Elle prend en effet, de plus en plus, au-delà de sa composante technique et biologique une dimension proche d’un mouvement social plus global impliquant le territoire et les consommateurs.

Minimiser l’impact de l’agriculture sur l’environnement revêt deux grandes dimensions : réduire au maximum l’utilisation de ressources rares tout en limitant les rejets de l’agriculture dans le milieu. Cela revient grosso modo à consommer moins d’énergie fossile, à réduire le recours aux intrants chimiques (engrais, fongicides, insecticides, herbicides).

Une nouvelle approche de l’agriculture

L’agriculteur va chercher à optimiser au mieux les processus biologiques pour l’aider dans son acte de production, il va également chercher à maximiser l’utilisation de la photosynthèse. On parle souvent d’agriculture écologiquement intensive, dans le sens où l’agriculture va chercher à intensifier et maximiser l’efficacité des processus biologiques. Les basiques de cette nouvelle approche reposent sur le non-labour et la réduction du travail du sol, le couvert permanent des sols, l’allongement des successions culturales et donc la diversification des productions, de plus en plus une reconnexion agriculture et élevage, la recherche des interactions maximales entre les parcelles productives et leur milieu (haie, agroforesterie), très souvent on ne raisonne plus variétés pures mais mélanges variétaux voir associations d’espèces. La reconnexion de l’agriculture et de l’élevage se fera dans l’exploitation agricole (polyculture élevage classique) mais aussi par des alliances entre exploitations complémentaires. Un éleveur valorisera par son troupeau la production fourragère qu’un cultivateur aura produit entre deux cultures de rente par exemple. On parle alors de polyculture-élevage de territoire. Il y a des essais aujourd’hui de troupeau valorisant l’herbe de l’inter-rang des vignes par exemple, de même on revoit en Champagne ou en Beauce quelques troupes de mouton pâturant les champs après les moissons.

Pareillement on va s’intéresser beaucoup plus qu’avant au « bouclage » complet des cycles des éléments afin de limiter l’impact sur le milieu et d’optimiser la gestion économique de l’entreprise. Cela concerne les cycles de l’azote, de carbone, du phosphore. Cette logique d’économie circulaire ouvre sur des partenariats comme l’association que nous évoquions agriculture élevage ou un méthaniseur géré par un groupe d’agriculture. On retrouve également là une dimension collaborative et territoriale comme les traditionnels échanges paille-fumier.

On perçoit que cette nouvelle approche de l’agriculture n’est pas le retour à l’agriculture de nos grands-parents même si c’est l’intégration d’une dimension beaucoup plus naturelle. C’est une vision pro active, essentiellement préventive davantage que curative. Depuis les années cinquante on cherche à valoriser des variétés, des races à hautement productives auxquelles on vise à fournir un environnement stable pour qu’elles expriment tout leur potentiel. Par exemple on va chercher à détruire tous les agresseurs au-delà d’un certain seuil d’infestations (maladies, ravageurs, adventices). En agroécologie on cherchera au contraire à gérer des équilibres sur plusieurs années et on raisonnera de plus en plus en écosystème cultivé. Par exemple on va semer un mélange d’espèces qui valoriseront différemment le milieu en fonction du niveau d’éléments minéraux ou d’humidité disponible dans le sol. Ainsi en fonction de l’hétérogénéité du champ ce sera telle ou telle espèce qui se développera mieux selon les endroits de la parcelle. En élevage on cherchera des animaux peut être un peu moins productifs mais moins sensibles aux variations d’ambiance par exemple. Les agriculteurs devront alors développer une approche beaucoup plus systémique de leur métier et de leurs pratiques avec une dimension agronomique et zootechnique de plus en plus forte.

Agriculture de précision, digitalisation et  robotique

Comment cette révolution va-t-elle pouvoir bénéficier des apports de la révolution numérique ?

Les nouvelles technologies vont permettre de multiplier les capteurs et de faciliter la transmission en temps réel des données qu’ils collecteront. Nous aurons de plus en plus de capteurs fixes autonomes installés dans les champs comme des sondes hygrométriques ou de température, d’autres installés sur les animaux comme des podomètres, des accéléromètres. Certains seront même positionnés à l’intérieur du corps de l’animal comme des thermomètres ingérés dans la panse ou des sondes vaginales. Nous allons voir se développer des capteurs mobiles embarqués sur les machines, d’autres mesurant en temps réel des paramètres biophysiques des cultures comme le taux de sucre, le flux de sève dans les tiges, le déficit hydrique. On comprend facilement, que cela permettra de grand progrès dans la précision des interventions techniques. Mais en même temps c’est une approche très techniciste d’optimisation et de rationalisation extrême de l’agriculture « traditionnelle » davantage qu’une avancée vers l’agroécologie naturelle et systémique précisément décrite. C’est donc un équilibre délicat à trouver.

Cet équilibre doit être trouvée entre ce qu’on appelle communément l’agriculture de précision (en culture comme en élevage) capable de manière curative d’ajuster la bonne dose réduite d’intervention au bon moment et au bon endroit avec une approche systémique préventive permettant à l’écosystème cultivé de produire sans recourir aux traitements curatifs. Le numérique permettra de cibler les interventions mais aussi, par le traitement des données, de prévoir et d’anticiper, de simuler, de sécuriser. Enfin la robotisation va ouvrir la perspective de mécaniser certaines taches avec précision et donc de développer ou redévelopper des pratiques non chimiques, pensons au robot désherbeur.

Agriculture de précision

Qu’est-ce donc finalement que l’agriculture de précision : le fait de décider et de réaliser la meilleure intervention technique au bon endroit et au moment optimal. Cela facilite donc anticipation dans le temps et précision dans l’espace que ce soit sur une parcelle, sur un animal ou dans un bâtiment. C’est le fait d’intervenir de manière ciblée sur un animal en lui apportant exactement ce dont il a besoin et au bon moment. C’est aussi la possibilité nouvelle de raisonner individuellement à l’animal en fonction de ses propres performances, de sa propre situation et non plus par lot. Ce faisant la conduite par individu, et non plus par lot, permet de capturer l’hétérogénéité. Le gain sera donc d’autant plus important que l’hétérogénéité était forte. Quand ce sera développé cela va par exemple fortement changer les pratiques en élevage porcin où l’unité de base est souvent aujourd’hui le lot de trente porcs à l’engrais. Nous avons peut-être là une véritable rupture technique permettant simultanément une hausse des rendements et une baisse des intrants. On pourra, par exemple, moduler automatiquement le dosage d’un traitement herbicide, de l’irrigation, de la fertilisation au sein d’une parcelle en fonction du sol, des rendements de l’année précédente, de la mesure de l’état végétatif. On saura ajuster automatiquement une ration alimentaire aux performances individuelles instantanées de chaque animal. Il sera également possible de réguler instantanément les équipements en fonction de l’évolution de l’environnement dans lequel ils opèrent

Il en résultera donc une meilleure efficacité avec de meilleures performances techniques, une réduction des charges et une diminution de l’impact environnemental. En supplément il y aura possibilité de tracer et de documenter automatiquement les interventions dans le temps et dans l’espace. L’agriculture de précision ne constitue finalement qu’un ensemble de techniques sectorielles supplémentaires. On dépassera sans doute l’optimisation technique des pratiques actuelles pour atteindre de véritables leviers d’évolution de tout l’écosystème agricole. Grâce à une agriculture mesurée, mais aussi ne l’oublions jamais davantage systémique, nous pourrons développer une intensification respectueuse de l’environnement.

Les révolutions numériques et agroécologiques vont donc transformer le paysage des exploitations agricoles en modifiant les techniques de production, les modes de pilotage et les compétences nécessaires pour réussir. Le métier d’agriculteur va donc changer en profondeur. Aux compétences techniques s’ajoutent depuis plusieurs années la nécessité d’avoir des compétences de gestion et de commercialisation mais également stratégiques et relationnelles autrement dit d’ordre managérial. En clair il convient d’être toujours un excellent technicien mais en plus il faut également devenir un bon chef d’entreprise. L’arrivée du numérique en agriculture va sûrement encore nécessiter des compétences ou du moins des comportements et des modes de raisonnement nouveaux.

On mesure l’ampleur prévisible de la transformation à venir et l’enjeu crucial que représentent les compétences nouvelles à acquérir par les agricultrices et les agriculteurs mais également par toute la chaine de conseil qui les accompagnent. Devant l’urgence climatique ce changement devra en plus se faire à une vitesse que nous n’avons jamais connue. L’agroécologie sera une agriculture davantage utilisatrice de compétences et de connaissances et moins consommatrice d’intrants.

Jean-Marie Séronie

Membre de l’Académie d’agriculture de France

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Blog : agroeconomie.com

NB Cet article comporte de larges extraits de l’essai « Vers un Big Bang agricole, la révolution numérique et l’agriculture » JM Séronie Editions France Agricole Sept 2016