Comprendre les enjeux de l'agriculture
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Les projections sur les potentialités de l’agriculture de l’Afrique subsaharienne qui appuient les opérations foncières à grande échelle qui s’y déploient, reposent sur une rhétorique du « continent vide », adaptée pour fonder les politiques agricoles mais aussi pour justifier toutes les convoitises. Cette thèse de l’existence de « ressources dormantes » qui serait d’environ un milliard d’hectares en surfaces agricoles utiles est erronée. Cet article introduit le concept de Disponibilité réelle en terres agricoles et prend en considération l’ensemble des contraintes qui pèsent sur le foncier afin d’évaluer les surfaces susceptibles d’être effectivement consacrées à l’agriculture.

Les hypothèses des projections de production les plus optimistes s’appuient sur la rhétorique de l’Afrique riche de « ressources foncières dormantes », « vacantes et sans maîtres ». Il y aurait une abondance de terres disponibles, non affectées et n’attendant qu’à être mises en valeur. Déjà une cinquantaine de millions d’hectares de terres arables ont fait l’objet de transactions, entre 2000 et 2018, au bénéfice d’intérêts étrangers pour 90 % d’entre elles (Oakland Institute, 2019). Elles seraient concentrées dans certaines régions particulièrement favorisées en matière de fertilité des terres, d’accès à l’eau et d’infrastructures de transport.

Cette rhétorique est aussi bien adaptée pour répondre la question de la capacité de l’Afrique à occuper une population active agricole qui a toutes les chances d’augmenter d’environ 330 millions de personnes sur les 40 ans qui séparent 2010 à 2050 et de son aptitude à couvrir par elle-même ses besoins alimentaires par l’exploitation de ses disponibilités foncières.

La réalité est plus complexe. La disponibilité foncière est une notion relative dans un continent où se superposent divers modes d’appropriation et d’usage, mais aussi marqué par de fortes contraintes agronomiques et écologiques.

Une connaissance robuste et détaillée des disponibilités agricoles demeure indispensable pour estimer les potentialités des productions comme les possibilités d’installation des nouveaux arrivants. Sur la base de nouvelles estimations et d’une analyse plus exigeante, ce dossier reprend un précédent article de Willagri (20 novembre 2017), « intitulé le mythe de l’abondance des terres arables en Afrique », et tente de répondre à trois questions : Peut-on évaluer les vraies disponibilités en terres agricoles ? Peut-on identifier les contraintes qui s’opposent à leur extension ? Et entrevoir les dynamiques en jeu associées à la « mise sur le marché » du foncier africain ?

Le disponible, l’exploité et l’inexploité

  Afin d’évaluer les surfaces susceptibles d’être consacrées à l’agriculture en Afrique au Sud du Sahara, introduisons la notion de disponibilités en terres en distinguant 5 soldes successivement :

  • Le total, qui correspond à la surface terrestre disponible totale ;
  • L’utile, après soustraction des zones incultes ou habitées ;
  • Le potentiel, après soustraction des forêts et des aires protégées :
  • l’exploité qui fait actuellement l’objet d’une exploitation agricole ;
  • enfin le solde exploitable qui correspond à la surface agricole effectivement disponible et non cultivée, biologiquement utile et économiquement viable sans coûts excessifs pour la société comme pour l’environnement.

Prenons à présent pour en faire la mesure les données de la récente étude du Bauhaus Luftfahrt de Munich (Riegel, Roth et Batteiger, 2019) établis sur la base des données géospatiales à haute résolution pour estimer les superficies dévolues à différents types d’utilisation du sol, complétées par celles l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAOSTAT)[1].

L’approche est dite « résiduelle », en ce sens où sont progressivement identifiés les superficies qui ne sont pas disponibles pour l’agriculture, permettant ainsi de faire varier le solde si des changements sont opérés dans chacune des rubriques.

Avec un total de 2 456 millions d’hectares, le sous-continent subsaharien est vaste.

Les superficies considérées comme utiles, c’est-à-dire virtuellement susceptibles d’être consacrées à une activité économique, quelle qu’elle soit, couvrent près 1 537 millions d’ha de cet ensemble[2], après retrait des eaux continentales, des terres considérées comme incultes parce qu’affectées par la désertification et des zones de peuplement habitées, les villes, les voies de transport, etc. (ELD-UNEP, 2015 ; Riegel et al., op.cit.).

Pour obtenir le potentiel, il faut ôter les forêts (677 mha) et les aires protégées (155 mha[3]), reconnues pour leur valeur écologique et dont l’exploitation à des fins agricoles nuirait gravement aux équilibres environnementaux[4].

Au sein du solde disponible potentiel, celles effectivement déjà exploitées, mises en culture annuelle et pérenne, représentent environ 240 millions d’hectares (OCDE/FAO, 2016 ; FAOSTAT, 2019).

Enfin, les prairies (y compris les parcours, les pâturages et les terres cultivées semées d’arbres de pâturage et de fourrages) consacrées aux pâturages permanents et au pastoralisme extensif, couvrent environ 29 % des surfaces disponibles utiles (non incultes pour l’élevage), soit 445 millions d’ha (FAOSTAT, 2017)[5].

Tableau 1. Disponible utile, potentiel, exploité et inexploité (en millions d’ha)

©GRET

Le solde net exploitable est d’environ 100 millions d’hectares[1]. La précision des données est relative, mais une conclusion semble s’imposer : « il y a toujours substantiellement moins de disponibilités foncières viables qu’on l’affirme le plus souvent une fois pris en compte toutes les contraintes et les arbitrages à faire entre diverses fonctions » (Lambin et al., 2014, p. 900). Parmi ces fonctions, il faut prendre en considération d’autres que strictement agronomiques ou économiques et qui sont souvent occultées dans les argumentaires qui vantent les opportunités associées aux potentialités agricoles du sous-continent subsaharien[2].

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