Comprendre les enjeux de l'agriculture

La marchandisation du sol, comme rupture systémique

Comme on l’a vu plus haut, les contraintes à l’expansion des disponibilités agricoles africaines relatives au statut juridique et social de la terre sont déterminantes. Le resteront-elles longtemps ?

En principe, les modalités de « fixation » des droits fonciers évoluent relativement lentement en raison des rigidités sociales en milieu rural. Mais, dans le contexte actuel, force est au contraire de constater une accélération du processus d’inclusion dans l’économie marchande des filières d’accès à la terre et à ses ressources, même quand elles semblent demeurer encore dans la mouvance lignagère ou coutumière (Collier, et Dercon, 2014 ; Headley et Fan, 2014). Au point que l’affirmation du caractère inaliénable de la terre, souvent associé aux liens mystiques terre-ancêtres-génies-fécondité, renverrait aujourd’hui à une « perception passéiste », sérieusement ébranlée par les faits (Ph. Colin, 2017). Si l’on met de côté les zones les plus reculées, enclavées, loin des routes et des marchés, la tendance vers une marchandisation de l’accès à la terre serait devenue évidente (avec pour Ph. Colin comme illustration la Côte d’Ivoire), avec l’accroissement de la pression foncière du fait de la démographie, de l’urbanisation et de l’expression d’une demande de terres rurales provenant des élites locales et pas seulement des investisseurs étrangers.

Ces mutations sont confirmées par d’autres travaux en particulier sur les changements intervenus au cours de la dernière décennie dans la répartition de la taille des exploitations (Jayne et al., 2016). Les données des enquêtes démographiques et de santé (EDS) représentatives de six pays (Ghana, Kenya, Malawi, Rwanda, Tanzanie et Zambie) montrent que les ménages urbains possèdent entre 5 et 35% de la superficie agricole totale et que cette part est en augmentation dans tous les pays. Cela suggère l’existence d’un nouveau canal, jusqu’alors méconnu, par lequel les exploitations de taille moyenne pourraient modifier la force et la localisation de la croissance agricole et des multiplicateurs d’emploi entre zones rurales et urbaines (IFAD, 2019).

Cette « marchandisation » des droits d’accès à la terre est repérable dans diverses tendances comme la montée en gamme d’exploitations de taille moyenne, en particulier dans la tranche de 10 à 100 hectares, ce phénomène reflétant un intérêt accru pour la terre de citadins des classes aisées et s’accompagne d’une hausse tendancielle du prix du sol tant en zone rurale que dans les zones en proximité des villes. Il s’ensuit un irréversible effritement de la tenure coutumière sous l’effet de l’individualisation des droits et une confiscation parallèle de la rente foncière hors de la sphère lignagère, de la communauté ou de la chefferie.

Les processus d’extension du foncier par la mise sur le marché rencontrent toutefois des résistances. De fortes tensions existent, en particulier dans des zones déjà affectées par de puissantes pressions sur les ressources comme en Éthiopie, à Madagascar ou au Soudan. Les cas de révoltes des paysans sont peut-être moins fréquents en Afrique qu’ailleurs, mais ils existent. Dans ces contextes possiblement conflictuels, l’apparition d’une gestion des terroirs par leurs occupants constitue un aspect prometteur des évolutions des nouvelles politiques foncières (Jacquemot, 2018a).

L’affirmation d’une très vaste disponibilité en terres vierges de toute exploitation humaine en Afrique au Sud du Sahara escamote les situations concrètes d’un terroir en plein bouleversement. Il est d’un côté encore marqué par les caractéristiques du peuplement et par les rapports des sociétés à leur environnement, lesquelles sont inscrites dans des trajectoires historiques complexes et de l’autre par le processus accéléré de la « mise sur le marché » du sol, mais sous de fortes contraintes tant agronomiques qu’écologiques et humaines. Au mieux, les possibilités d’extension, sans menacer les forêts, les habitats protégés et les terres à vocation de pâturage, et avant toute intervention d’aménagement foncier d’envergure, avec un recours intensif à l’irrigation, s’élèvent, d’après nos calculs à un cinquième des superficies déjà cultivées.

Malgré leur intérêt évident pour la définition de politiques appropriées aux enjeux de la croissance attendue des besoins en terres et en aliments, les limites des estimations sur le patrimoine agricole africain sont nombreuses. On peut espérer une amélioration par le croisement de données plus fiables issues des observations de terrain et de celles issues du traitement des images satellitaires. Le sujet est d’importance car on peut affirmer sans crainte de se tromper que la question de la disponibilité de la terre restera en Afrique critique dans les prochaines décennies. Jusqu’en 2040, l’agriculture familiale constituera encore le cadre de vie d’environ 60 % de la population ; elle assurera toujours l’essentiel de la production agricole et alimentaire. Le défi est aussi politique car il sera de réduire les risques de tensions associées à l’usage du sol (et aussi du sous-sol). Sachant qu’à l’évidence, la question foncière ne résume pas une politique de développement rural. Continueront de se poser dans l’avenir divers autres problèmes tous aussi cruciaux comme celui de la productivité du travail et de la terre, celui de l’accès au crédit et aux marchés régionaux et celui de l’emploi.

Pierre Jacquemot

Sources des données

Pour les superficies globales :

Pour les zones incultes :

Pour les zones de pâturages :

  • FAO-Grassland statistical data : https.www.fao.org/uploads/media/grass_stats

Pour les forêts :

  • FAO (2018) Global Forest Ressources Assessements, nov. www.fao.org/forest-ressources-assessement.

Pour les aires protégées : IUCN (2018)

Pour les zones de peuplement

  • MODIS 500-m Map of globalUrban Expert

Pour les acquisitions de terres :

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