Comprendre les enjeux de l'agriculture

Assurément, les changements climatiques, à venir et déjà amorcés, inquiètent. Rares sont maintenant ceux qui les remettent en cause et qui nient que la production agricole soit impactée. Mais s’agit-il de phénomènes lointains et progressifs dont on maîtrisera les conséquences le moment venu, ou constituent-ils une menace imminente et extrêmement grave pour l’humanité toute entière ? Sur la réponse à cette question, les avis divergent.

Deux attitudes opposées face aux changements climatiques

Dans notre première hypothèse, on assistera sans doute à une multiplication des cyclones dans le golfe du Mexique, à la disparition de quelques ilots de l’Océan Pacifique et à deux ou trois sécheresses de plus au Sahel. C’est assurément fort triste pour les victimes éventuelles, mais au total les grandes zones de production agricole resteront inchangées. Rien ne presse donc pour procéder aux adaptations de l’appareil de production. A l’appui de cette thèse, de nombreux organismes officiels nous assurent que nourrir 10 milliards d’humains en 2050 ne sera pas un problème insurmontable. Cette position peut sembler inconséquente. Mais il faut bien avouer que, depuis le Club de Rome en 1972, les catastrophes annoncées ne se sont pas produites, que les évolutions se sont manifestées relativement lentement et que, au fond, tout semble avoir continué comme avant, ou presque.

Dans notre seconde hypothèse, c’est tout le fragile équilibre alimentaire de nombreuses régions qui est menacé. Car si un déséquilibre mondial se produit pour les grands produits agricoles en raison des changements climatiques, les pénuries vont se multiplier, les prix vont exploser et des centaines de millions de pauvres supplémentaires souffriront de la faim.

Bien sûr, les rapports successifs du GIEC[1] nous alertent régulièrement et de manière chaque fois un peu plus pressante : l’augmentation des températures moyennes et extrêmes se poursuit, les engagements de réduction des gaz à effet de serre ne sont ni suffisants ni respectés, et certains pays comme les Etats-Unis, gros pollueurs devant l’éternel, se sont même retirés de l’accord de Paris. Mais les rapports du GIEC, s’ils sont sans ambiguïté, restent imprécis sur le timing des futurs changements, sur leurs conséquences économiques pour l’agriculture et sur les limites des zones les plus menacées.

Une convergence d’observations inquiétantes

Sécheresse en Corée du NordDes observations ponctuelles et concordantes montrent que les effets des changements climatiques sont déjà tout à fait perceptibles, même si leurs conséquences les plus graves ne se sont pas encore manifestées dans toute leur ampleur prévisible.

  1. Un relevé des températures pendant la saison chaude dans différentes régions agricoles fait état de records alarmants dépassant sensiblement les observations antérieures (plus de 40 degrés pendant plusieurs semaines dans la plaine du Gange au printemps 2018, près de 50 degrés dans le Sud de l’Australie début 2019…). Or on sait que pour de nombreuses cultures, la photosynthèse diminue lorsque la température dépasse 35 degrés, ce qui a pour effet une réduction des rendements des plantes cultivées.
  2. La multiplication des sécheresses dans certains pays. Dans l’Inde centrale, l’Etat très peuplé du Maharashtra a connu 13 moussons déficitaires en 18 ans et 7 sécheresses particulièrement graves dont une en ce début d’année 2019. Outre ses conséquences agricoles, cette dernière sécheresse vient de contraindre les autorités à réduire l’approvisionnement en eau de la ville de Bombay et de ses 21 millions d’habitants. Par ailleurs, si les sécheresses qui affectent les récoltes au Maghreb et au Moyen Orient ne nous surprennent plus, celle qui a frappé l’Europe du nord en 2018 est tout à fait exceptionnelle.
  3. Même dans les pays les plus favorisés, les rendements des récoltes, traditionnellement élevés, stagnent de manière inquiétante depuis un certain nombre d’années. Ainsi en France, après des décennies d’accroissement rapide et régulier, les rendements en blé n’augmentent plus depuis 1995[2]. Cette stagnation s’accompagne d’une irrégularité des récoltes plus marquée que par le passé. Certes, les rendements restent élevés (en moyenne 71 quintaux par hectare de blé en France) mais les améliorations génétiques qui pourtant se poursuivent, ne semblent plus permettre de dépasser ce chiffre. Cette situation n’est pas propre à la France, mais touche tous les pays développés bénéficiant de bons rendements en blé comme l’Europe occidentale, les Etats-Unis ou la Chine. Si l’orge et le colza sont également frappées, les rendements de maïs continuent de croître (mais plus lentement que par le passé). Heureusement, dans les pays présentant un retard dans la modernisation de leur agriculture, comme la Russie ou l’Ukraine, les rendements poursuivent leur progression.
  4. Trop sollicitées, les ressources en eau s’épuisent déjà dans certaines régions du monde. Car pour compenser une pluviométrie insuffisante, les agriculteurs pratiquent l’irrigation en puisant dans les nappes phréatiques. Normalement, les prélèvements ne devraient pas dépasser les apports de l’année. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. Ainsi l’Inde a multiplié les forages bien au-delà du raisonnable. Les nappes phréatiques les moins profondes sont épuisées et les forages nouveaux doivent rechercher l’eau souvent à plus de 400 mètres de profondeur. Aux Etats-Unis, les prélèvements dans la grande nappe de l’Agallala dans les plaines centrales sont également réalisés sans précaution. Il en est de même en Iran dont les réserves en eau sont en voie d’épuisement rapide. Dans le Sahara, plusieurs pays ont réalisé de très profonds forages et puisent sans compter dans une nappe phréatique fossile jamais réapprovisionnée.

A ce jour, les besoins alimentaires mondiaux solvables sont globalement satisfaits. Car le processus d’augmentation des rendements se poursuit dans les pays où ceux-ci sont encore médiocres, tandis que défrichements et mises en valeur de nouvelles terres font plus que compenser les abandons. Mais les alertes récentes devraient nous inquiéter[3] car elles annoncent des temps difficiles plus proches de notre seconde hypothèse que de la première.

Des situations très différenciées

On évoquera ici les grandes productions qui contribuent à assurer l’alimentation de base de la majorité de la population mondiale. Ce sont aussi celles qui exigent beaucoup d’espace et qui dépendent très fortement des facteurs climatiques (eau, soleil, température…). C’est le cas des céréales et des oléagineux, dans une moindre mesure de la canne à sucre, des pommes de terre et de divers autres tubercules.

Dans l’hypothèse d’une poursuite, voire d’une accélération, du réchauffement climatique, il convient de se préparer à des difficultés au cours des prochaines décennies, peut-être même des prochaines années. L’approvisionnement des populations à partir des ressources nationales ou de celles du marché international, risque d’être plus aléatoire qu’au cours de ces dernières années. Une baisse même temporaire des volumes produits occasionnerait inévitablement une pénurie donc un accroissement des prix de marché.

Il faut évidemment tenir compte du potentiel agronomique de chaque pays, mais aussi de l’évolution des besoins quantitatifs qui dépendent largement de la croissance démographique et de l’amélioration des pouvoirs d’achats.

Or tous les pays ne sont pas placés à la même enseigne. On peut sommairement distinguer trois cas de figure pour tenter de caractériser les différentes situations dans le monde.

1 Les pays structurellement excédentaires en matière agricole

Un certain nombre de pays sont de gros exportateurs de produits agricoles et alimentaires car leurs excédents compensent, et au-delà, leurs déficits sur d’autres produits.

 Même si les changements climatiques risquent de les frapper, ils devraient rester exportateurs nets. Certes, la position aujourd’hui avantageuse de certains d’entre eux pourrait tout de même se dégrader, comme celle de l’Australie soumise à des sécheresses de plus en plus sévères. Mais fort heureusement, la plupart de ces pays devraient sans difficulté continuer de nourrir leur population et exporter leurs excédents sur le marché mondial. Les probables hausses de prix de marché, qu’elles soient temporaires ou structurelles, leur seraient même particulièrement avantageuses.

Parmi les pays de cette première catégorie, on trouve évidemment les grands pays exportateurs d’Amérique du Nord et du Sud, l’Australie et la Nouvelle Zélande, mais aussi la Russie, l’Ukraine et Kazakhstan, peut-être la Turquie ou la Thaïlande. Tous ont beaucoup d’espace à vocation agricole et sont relativement peu peuplés. La situation de l’Union -Européenne est un peu plus incertaine car si elle exporte beaucoup de produits à forte valeur ajoutée (mais aussi des céréales), elle importe d’important volumes de produits non transformés, comme des huiles et des tourteaux, sans parler de nombreux produits exotiques. Il semble cependant que les pays du Nord de l’Europe soient moins pénalisés que d’autres par les futurs changements climatiques en raison de leur position au nord du 45ème parallèle, c’est-à-dire dans une zone qui devrait continuer de profiter d’une pluviométrie satisfaisante .

2 Les pays déficitaires et riches en devises fortes

Ces pays ont déjà largement recours aux importations pour assurer l’approvisionnement de leurs populations en divers produits alimentaires. Avec les changements climatiques, il est vraisemblable que leur déficit s’accroîtra de manière significative. Ils devront recourir de plus en plus aux marchés mondiaux pour couvrir ce déficit. Mais disposant de ressources provenant des autres secteurs économiques, ils ne devraient pas avoir de grandes difficultés pour financer ces importations. Simplement, le coût total de celles-ci augmentera fortement car les prix de marché risquent eux aussi de flamber.

Parmi ces pays on trouve à la fois des pays industrialisés et gros exportateurs du Sud-Est asiatique (Chine, Japon, Corée du Sud…) et les pays producteurs de pétrole comme les pays du Golfe Persique (Arabie Saoudite, Koweït, Emirats Arabes Unis…).

 Certains d’entre eux n’ont pas attendu les difficultés futures pour se prémunir contre les aléas des marchés internationaux. En effet, depuis la crise de 2008, ils s’efforcent de sécuriser leurs futurs approvisionnements agricoles. A cet effet, soit ils acquièrent des terres à l’étranger (en Afrique, en Ukraine, au Brésil…), pour produire eux-mêmes blé, maïs ou soja, soit ils passent des contrats d’approvisionnements à long terme avec des pays exportateurs de ces mêmes produits. Néanmoins tous ces mécanismes restent assez marginaux par rapport aux besoins globaux de ces pays.

3 Les pays déficitaires et pauvres

A la différence des pays exportateurs, ils sont très nombreux souvent très peuplés et répartis sur tous les continents.

Baisse de la production mondiale des céréalesLes pays du Maghreb et du Moyen-Orient sont déjà de gros importateurs de céréales. Un accroissement des périodes de sécheresse risque d’être catastrophique car leurs besoins devraient augmenter et pour nombre d’entre eux seraient très difficiles à financer. Très peuplés, les pays de la péninsule indienne seront en plus pénalisés par la fonte des glaciers de l’Himalaya qui devrait réduire leurs possibilités d’irrigation.

 Les pays de l’Afrique subsaharienne doivent eux aussi importer de plus en plus de céréales pour compléter l’approvisionnement des métropoles en pleine expansion. Certains seront vraisemblablement eux aussi frappés par les incertitudes d’une pluviométrie insuffisante ou irrégulière. Mais c’est surtout leur croissance démographique qui pose problème et va les contraindre à multiplier le recours aux marchés internationaux. Tous auront donc de gros problèmes pour financer ces importations car leurs ressources financières sont très limitées.

Beaucoup de ces pays ont axé leur développement agricole sur les produits d’exportation à forte valeur ajoutée, tels que les fruits et légumes, destinés aux pays « riches » (Etats-Unis, Chine, Union-Européenne…). Ce sont évidemment d’appréciables sources de devises dont ils ont grand besoin. Leurs gouvernements devront choisir entre poursuivre dans cette voie, ou développer les cultures destinées à l’alimentation de leurs propres populations, leur évitant ainsi les aléas des prix des marchés mondiaux.

Lorsque ces exportations lointaines s’effectuent par avion, elles contribuent évidemment à la production de gaz à effet de serre. Si d’aventure, le prix du kérozène venait à augmenter fortement, ce serait une catastrophe pour les productions de haricots verts, de roses ou d’ananas du Kenya, d’Ethiopie, du Ghana et de bien d’autres pays du Sud.

Pire encore, les pays, très peuplés et sans grande possibilité d’augmenter leur production agricole vont se trouver en grande difficulté. C’est par exemple le cas de l’Egypte qui dépend presqu’exclusivement de l’eau du Nil laquelle est déjà totalement utilisée. Que se passerait-t-il si le débit de ce fleuve venait à diminuer ou si une nouvelle répartition de cette eau, plus favorable aux pays en amont, lui était imposée ? De même au Sud du Sahara, la situation des Républiques du Niger ou de Tchad n’est guère meilleure. Leur production agricole peine déjà à alimenter la population actuelle. Une extension de ce désert vers le Sud serait d’autant plus catastrophique que la croissance démographique s’y poursuit à un rythme particulièrement rapide.

L’agriculture à l’avant-garde de l’adaptation aux changements climatiques

A ce jour, ni les gouvernements ni l’ensemble des populations ne sont décidées à vraiment changer de comportement face aux conséquences pourtant inévitables du réchauffement climatique. Bien plus, les modestes engagements gouvernementaux de réduction de gaz à effet de serre pris en 2015 lors de la COP21 ne sont pas tenus, ou bien ils sont déjà revus unilatéralement à la baisse, quand il ne s’agit pas d’un renoncement pur et simple. C’est évidemment désolant. Le réveil sera d’autant plus brutal et les inévitables transitions plus difficiles à vivre.

Certes, dans les pays riches, être un jour contraint de renoncer à des voyages lointains ou d’utiliser son 4X4 favori ne sera peut-être pas dramatique. En revanche, manquer de nourriture constituerait une véritable catastrophe pour des centaines de millions de consommateurs pauvres. Il y a donc urgence à agir.

On a vu que le secteur agricole n’échappera pas aux conséquences des changements climatiques. La localisation de certaines productions se modifiera, des rendements vont diminuer, le commerce international sera bouleversé… Certains pays seront lourdement pénalisés, d’autres sans doute le seront moins. Il est évident que les premiers doivent agir le plus vite possible pour limiter les conséquences les plus graves des changements climatiques pour leurs populations.

Or on sait qu’en agriculture, la modification des modes de production est toujours lente à donner des résultats. C’est pourquoi, même si les conséquences des changements climatiques ne se concrétisent que peu à peu, il est impératif d’agir dès maintenant. En effet, les chercheurs doivent mettre au point de nouvelles variétés de plantes et proposer divers itinéraires techniques. Des investissements coûteux devront être réalisés. Et surtout il faudra former les hommes à des techniques mieux adaptées au nouveau contexte climatique et économique.

Heureusement, les agriculteurs sont de bons observateurs. Ils ont tous déjà pu constater que le climat se modifie, que les sécheresses sont plus fréquentes et plus longues que par le passé, que la pluviométrie est plus incertaine ou que les cyclones se multiplient. Ils sont bien conscients qu’ils devront changer leurs pratiques habituelles. Ils attendent donc des organismes de développement qu’ils leur indiquent les objectifs à atteindre et surtout le cheminement pour y parvenir. Ils espèrent aussi des gouvernements qu’ils les aident à réaliser ces adaptations, en évitant les transitions sauvages mal préparées.

 

André Neveu

[1] GIEC : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

[2] Cette stagnation des rendements en blé est sans doute la conséquence de petits changements climatiques, comme l’échaudage dû à des températures trop élevées au moment du remplissage des grains. Mais d’autres explications sont également possibles par exemple une modification des techniques culturales ou l’extension de la sole de blé dans des régions moins favorables à cette culture.

[3] Ainsi en 2018, la production mondiale de blé a diminué de 2,5 % en raison d’une baisse de rendements dans diverses régions du monde (Russie, Europe du Nord, Australie…). Or cette baisse, en apparence minime, a fait monter les prix de 20 % ! Comment réagiraient les marchés si la baisse était de 5, voire de 10 % ?