La première mission de l’agriculture est de nourrir le monde. Les progrès accomplis depuis la seconde guerre mondiale ont permis d’atteindre à peu près cet objectif. Les prochaines décennies se révèleront-elles plus problématiques ? On peut le craindre. Car le monde agricole, comme l’ensemble des citoyens-consommateurs, sont soumis à des forces violentes, persistantes et parfois contradictoires. Ces forces sont notamment :
- Evidemment les changements climatiques de plus en plus prégnants,
- La pression démographique qui faiblit, mais parfois bien tardivement et insuffisamment,
- La dégradation des sols qui s’accélère,
- La demande des consommateurs qui se modifie, tant en quantités qu’en qualités,
- L’accès au capital si mal réparti,
- Des politiques agricoles inopérantes face à la mondialisation des marchés.
Les changements climatiques
Ils s’accélèrent au fil des années et leurs effets sur la production agricole ne peuvent que s’accentuer. Températures élevées, sécheresses, excès de pluie, inondations, cyclones se multiplient et impactent de plus en plus les terres cultivées et donc la production agricole. Certes, les régions les plus favorisées par leurs conditions naturelles (comme l’Europe occidentale) vont sans doute moins souffrir que beaucoup d’autres, telles l’Asie du Sud ou l’Afrique. Mais, même dans les régions relativement privilégiées, on constate que les rendements physiques de nombreuses cultures stagnent depuis une vingtaine d’années. Bien plus, certaines surfaces aujourd’hui cultivées sont menacées dans leur existence même, comme les deltas des grands fleuves asiatiques très peuplés et à la merci d’une montée des eaux des océans.
Sans doute la sécheresse constitue la menace la plus étendue en surface sur le globe. Mais les chercheurs s’emploient à mettre au point des variétés de plantes moins exigeantes en eau. Et dans de nombreuses régions, l’irrigation peut compenser pour partie une pluviométrie insuffisante.
Il est aussi possible que certains territoires tirent profit du réchauffement climatique. Par exemple, le Canada et la Russie devraient pouvoir faire remonter la limite nord des zones cultivées.
La pression démographique
Sur ce plan, le monde agricole et rural présente deux situations totalement opposées selon les pays :
- En Amérique, en Europe occidentale et dans la plupart des pays de l’ex URSS, un exode rural massif et souvent déjà ancien, a vidé les campagnes de l’essentiel de leurs populations. Il y a détruit toute vie collective, mais il permet aux exploitants qui demeurent de s’agrandir et de se moderniser. Ce vide humain est encore plus marqué dans les régions où la déforestation massive autorise la création d’immenses exploitations. C’est le cas en Amazonie, sur les plateaux brésiliens ou encore dans les régions d’Indonésie ou de Malaisie récemment défrichées.
- A l’inverse, la pression démographique ne faiblit guère dans de nombreuses autres régions d’Asie du Sud ou d’Afrique subsaharienne. Car malgré un exode massif vers les villes, le taux de natalité y reste élevé, voire très élevé. Dans ces conditions, la division des exploitations devient parfois dramatique, comme en Inde où la taille moyenne des exploitations est passée en 40 ans de 2,2 à 1,1 hectare. Ces exploitations sont dans l’incapacité de faire vivre décemment une famille. Au total, ce sont des centaines de millions de micro-exploitations dont l’avenir est de plus en plus compromis.
S’opposer à ces évolutions périlleuses passe par de très hypothétiques réformes agraires dans les premiers cas, par des actions énergiques en faveur du contrôle des naissances dans les seconds.
La dégradation des sols
C’est un phénomène général qui résulte de pratiques agricoles inappropriées à la préservation de la fertilité des sols cultivés ou pâturés. Ainsi d’après la FAO, 300 millions d’hectares cultivés (sur un total d’environ 1550) sont déjà gravement dégradés. Les raisons sont très diverses : érosion, lessivage, salinisation, pollution par des métaux lourds…
Il s’y ajoute les effets de l’urbanisation qui prélève, année après année, d’importantes surfaces sur les terres cultivées, souvent parmi les plus fertiles.
Dans l’ensemble du monde, ce sont 10 millions d’hectares qui disparaissent chaque année, soit 0,60 % du total des terres cultivées. Il est évident que les changements climatiques ne peuvent qu’accroître ce chiffre dans les prochaines années.
Toutefois, il convient de rappeler que des techniques appropriées permettent de préserver les sols cultivés et que leur dégradation n’est pas toujours irréversible.
La demande des consommateurs
Sur le marché mondial, il s’agit pour l’essentiel d’une demande de produits standardisés et disponibles en grandes quantités. Ces produits sont de plus en plus souvent issus des très grandes exploitations, transportés au moindre coût sur d’énormes bateaux, transformés dans des industries agroalimentaires modernes, et commercialisés par l’intermédiaire de la grande distribution. Ils apportent aux consommateurs solvables une alimentation, certes bon marché, mais malheureusement souvent critiquable car trop riche en sucre, en gras et en sel.
Même s’ils semblent peu onéreux, ces produits ne sont pourtant pas accessibles aux populations les plus déshéritées. Celles-ci doivent consommer leur propre et modeste production ou s’approvisionner sur les marchés locaux avec des produits non transformés et donc encore moins chers. Et pourtant, plus de 800 millions d’habitants dans le monde souffrent toujours de la faim tandis que plus d’un milliard d’autres ont une alimentation insuffisante ou très déséquilibrée, au moins une partie de l’année. On peut y ajouter les 650 millions de personnes souffrant d’obésité, en raison d’un régime alimentaire trop riche et le plus souvent composé à base de produits transformés industriellement.
A l’inverse, une fraction des consommateurs, parmi les plus aisés, sont soucieux de leur santé. Ils cherchent à réagir contre ce mode d’alimentation et se tournent vers les produits issus de l’agriculture biologique, si possible d’origine locale. C’est une alimentation beaucoup plus onéreuse que l’alimentation « ordinaire ». Car son mode de production ne permet pas d’atteindre les rendements élevés que les techniques modernes peuvent permettre d’obtenir. Elle n’est donc pas généralisable à l’ensemble du monde.
Dans ces différents domaines, une amélioration significative passe selon les cas par une lutte contre la grande pauvreté, par une réelle formation des consommateurs et, pour certains, par la prise de conscience de la nécessité de changer de régime alimentaire.
L’accès au capital
Il n’y a pas de production agricole sans capitaux, aussi faibles soient-ils. Mais là encore, tout le monde n’est pas traité à la même enseigne.
Partout dans le monde, les très grandes exploitations capitalistes sont souvent financées par des fonds d’investissements nationaux ou internationaux. Le capital ne manque pas, ce qui ne veut pas dire qu’il est utilisé généreusement, et jamais pour payer les salariés au-delà du salaire local habituel. Ces capitaux sont également prêts à prendre la fuite si la conjoncture s’annonce mauvaise pour les prochaines années. Il en est ainsi des fonds investis dans les « pools de semis » argentins qui louent terres et matériels dans le cadre de contrats annuels ou bisannuels. A la moindre alerte, ils peuvent partir sans grande perte pour eux.
Dans les exploitations de taille moyenne, les capitaux se partagent entre portage du capital foncier par un propriétaire non exploitant, capitaux propres et recours au crédit. La location des terres permet aux agriculteurs d’éviter d’immobiliser des sommes importantes, à condition que la durée des baux soit assez longue et que les loyers restent modérés. Les capitaux propres sont stables, sauf au moment du changement de génération des exploitants car les successions sont souvent à l’origine de difficultés. Au 20ème siècle, on a beaucoup espéré de la création de banques coopératives pour faciliter la marche des exploitations et leur modernisation. Les résultats furent variables et parfois très décevants. Car bien des banques furent mal gérées et que le recours au crédit bancaire a parfois conduit au surendettement, source de risques graves pour l’entreprise.
Pour les centaines de millions de micro-exploitations, l’insuffisance de capitaux est flagrante, ce qui limite leur modernisation. Bien plus, en cas de difficulté de trésorerie, le recours au crédit auprès des usuriers ou du propriétaire fragilise durablement l’exploitation, mettant en péril l’exploitant et sa famille. Le micro-crédit cherche à réduire ce risque. Mais tous n’y ont pas accès et il n’intervient guère pour les investissements un peu conséquents.
La nécessaire et forte augmentation de la production agricole au cours des prochaines années implique un gros effort d’investissements dans ce secteur. Cet effort doit concerner toutes les catégories d’exploitations car on ne peut espérer nourrir le monde avec les seules grandes exploitations. Il reste à trouver les ressources financières nécessaires et, ce qui peut paraître encore plus difficile, le moyen de les utiliser au profit de toutes les exploitations.
Les politiques agricoles
L’objet d’une politique agricole est très variable mais il vise toujours à corriger une situation présente que l’on juge peu satisfaisante. Les mesures envisageables sont nombreuses : subventions de diverses natures, droits de douane, quotas de production ou d’importation… Ces politiques peuvent être coûteuses pour le budget de l’Etat, agressive vis-à-vis des concurrents étrangers ou simplement inefficaces, et parfois les trois à fois.
Il est évident que les pays riches peuvent disposer de plus de moyens financiers que les pays pauvres lorsqu’il s’agit de conduire une politique agricole. Ainsi depuis des décennies, les Etats-Unis, l’Union européenne, le Japon et quelques autres, n’ont pas ménagé pas leur soutien aux agriculteurs.
Depuis les années 1980, la tendance est à ouvrir toujours plus largement les marchés agricoles (et non agricoles) au commerce mondial. L’ensemble des organisations internationales, le FMI en tête, ont milité dans cette direction. Or près de 30 ans plus tard, les résultats sont plutôt décevants. Certes, les volumes échangés sont en constante augmentation. Ces politiques ont aussi permis de baisser les prix pour les consommateurs. Mais la concurrence fragilise les producteurs qui en outre doivent faire face à une volatilité des prix de vente beaucoup plus marquées que par le passé. Et dans de nombreux pays, on observe une paupérisation croissante des petits paysans.
Dans ces conditions, il faut s’interroger sur la pertinence de cette doctrine ultra-libérale dont les effets, même atténuée par des aides substantielles ou une réglementation tatillonne, sont souvent contre-productifs.
Quelques propositions
La définition et l’application de nouvelles politiques agricoles vont s’imposer, même si toutes les menaces qui pèsent sur ce secteur ne se concrétisent pas en même temps ou se révèlent moins sérieuses que prévu. Car si l’on veut éviter de graves difficultés, voire des catastrophes, il convient d’anticiper sur des évènements qui se produiront tôt ou tard. Parmi les actions à conduire dans la plupart des pays, deux grands volets pourraient être privilégiés :
L‘acceptation du principe de « souveraineté alimentaire »
Dans la mesure du possible, il est souhaitable que les pays les plus défavorisés aient la capacité et le droit de produire sur leur sol l’essentiel de leur alimentation de base. Ils seront ainsi en mesure d’éviter d’être trop soumis aux aléas des marchés mondiaux. Chaque pays doit donc être autorisé à aider ses propres agriculteurs afin d’augmenter son taux d’autosuffisance alimentaire (mais seulement jusqu’à un certain niveau afin de ne pas perturber les marchés internationaux avec des excédents vendus à vil prix). Il convient donc que les organisations internationales modifient à nouveau leur position et acceptent le principe de la « souveraineté alimentaire ».
Dans ce cadre, d’importantes mesures devront être mises en œuvre, telles que,
- La constitution de stocks de report pour les produits de base, ou prendre toutes autres mesures destinées à réguler les marchés et à éviter la spéculation,
- Le moment venu, l’abandon de l’utilisation des produits agricoles pour fabriquer des carburants afin de consacre tout l’espace agricole disponible aux produits alimentaires,
- La lutte contre la déforestation à grande échelle et contre le retournement des prairies, car forêts et prairies permanentes constituent des sources de stockage du CO2 très importantes pour la planète,
- Dans l’hypothèse d’une forte hausse des prix des céréales[1], des huiles ou du sucre, des aides en faveur des populations les plus défavorisés devront être créées.
Le retour des biens communs
Par ailleurs, il va s’avérer indispensable de repenser le domaine des « biens communs ». Au-delà des petites collectivités d’autrefois, ce domaine devrait s’élargir, à des collectivités beaucoup plus importantes et à de nouveaux biens. En effet l’espace cultivé, ou non cultivé, les sols et les ressources en eau, sont trop précieux pour être abandonnés aux conséquences de décisions individuelles inadaptées.
L’utilisation du territoire doit être organisée par les gouvernements afin d’assurer un équilibre entre forêts, cultures et prairies. Certaines pratiques culturales sont à proscrire, d’autres à encourager. Le surpâturage doit être prohibé, le reboisement et la lutte contre les feux de forêts organisés à grande échelle… En conséquence, c’est en fait, à une révision complète du droit de propriété qu’il faut procéder.
Il faut aussi beaucoup mieux protéger les sols cultivés afin de conserver leur fertilité et notamment améliorer leur taux de matières organiques. A cet effet, les techniques de l’agroécologie doivent s’imposer partout.
De même, les ressources en eau sont des biens précieux entre tous. Ce sont aussi des biens collectifs qu’il convient de gérer avec parcimonie, tout en s’efforçant d’en protéger la qualité. Il faut aussi satisfaire au mieux l’ensemble des utilisateurs. Seul l’Etat, ou par délégation toute autre collectivité, doit en assumer la charge en veillant aux intérêts des différentes parties prenantes. Grosse consommatrice d’eau, l’agriculture devra recevoir sa part, mais aussi participer à l’effort commun d’économies.
En 2050, l’agriculture sera assurément très différente de celle que des générations de paysans ont laborieusement édifiée au fil des siècles. Cette inévitable transformation devra être rapide et de grande ampleur. Il faut donc la préparer au plus vite, sous peine de multiplier les causes de tension et de créer des situations socialement intenables.
André Neveu
[1] En 2018, une baisse de seulement 2,5% de la production mondiale de blé a entraîné une hausse des cours de 20%. Quelles seraient les conséquences d’une forte baisse des rendements en blé que pourraient entraîner les changements climatiques à venir ? On n’ose l’imaginer.