Comprendre les enjeux de l'agriculture

L’institut de prospective économique du monde méditerranéen (IPEMAD) est un think tank dont la vocation est d’étudier les opportunités de convergence des économies qui occupent le pourtour méditerranéen.

Il diffuse ses informations et le fruit de ses recherches à travers différentes publications dont les cahiers IPEMED.

La 38e édition des cahiers offre une analyse des échanges agroalimentaires entre l’Europe et l’Afrique et les répercussions sur la souveraineté agricole et alimentaire.

En 2018, le président de la Commission européenne annonçait une alliance Afrique-Europe pour des investissements et des emplois durables dans une relation plus équilibrée au-delà de l’archaïque concept « donateur-bénéficiaire », avec pour objectifs :

  • De renforcer l’impact du secteur privé sur la création d’emplois ;
  • D’investir dans l’éducation et les compétences ;
  • D’offrir un environnement plus favorable à l’investissement des entreprises ;
  • D’exploiter le potentiel des échanges.

Ursula Von der Leyen réitère la volonté de l’Europe (28 pays) de travailler avec l’Afrique (54 pays) et poursuit l’ambition de son prédécesseur de construire une zone de libre-échange.

Faisabilité du projet d’Alliance

Flé DOUMBIA, ingénieur et économiste franco-ivoirien, a voulu savoir si ce projet de libre-échange est possible pour le secteur agroalimentaire. Ce cahier n°38 rend compte de cette réflexion.

Ces deux continents peuvent-ils échanger préférentiellement leurs produits respectifs, tropicaux et de zones tempérées ? En clair, l’Europe peut-elle fournir 54 États africains et ses 2,5 milliards d’habitants ? Peut-elle coproduire localement des produits tropicaux et leur garantir un approvisionnement suffisant en produits européens habituellement importés (huiles, céréales, sucre, vin…)

Pour y répondre Flé DOUMBIA a mené l’enquête sur un échantillon de 20 produits agroalimentaires :

  • 14 filières de produits tropicaux (cacao, café, agrumes…) : qui pèsent 60% des exportations africaines vers l’Europe pour 28% en valeur du total dépensé. L’Afrique se positionne en fournisseur leader sur 3 filières, cacao, agrumes et gomme arabique ;
  • 6 filières de l’hémisphère nord (blé, sucre, alcool, conserves…), qui pèsent 33% des importations africaines depuis l’Europe pour 52% en valeur du total dépensé. L’Europe se positionne en fournisseur leader sur les 6 filières, blé, lait, préparations de légumes, de fruits ou de poissons, viandes en conserve, sucre, alcools.

L’Afrique privilégie donc plus l’Europe dans ses importations que réciproquement. De plus, l’Europe exporte vers l’Afrique des produits plus élaborés et plus coûteux alors que l’Afrique exporte des matières premières à faible valeur ajoutée.

Ainsi l’Afrique se trouve privée d’activités de transformation alors qu’elle dispose d’un fort potentiel et que ces activités généreraient des millions d’emplois. Pour rappel, le secteur agroalimentaire africain représente 25% de son PIB et occupe déjà 60% des actifs.

Des actions peuvent d’ores et déjà être envisagées :

  1. Accroître la valorisation locale des produits tropicaux en développant des filières de recherche, production, transformation et commercialisation ;
  2. Inciter à la préférence communautaire de l’Europe envers les produits tropicaux.

Ces actions pourraient être les bases d’une politique agricole africaine et européenne commune à venir.

Les échanges Europe-Afrique ne sont plus une évidence. Le Brexit, les crises migratoires, le poids de l’Asie et de l’Amérique du Sud dans les échanges… Toutes ces données interfèrent avec le projet d’une nouvelle alliance.

Une coopération entre l’Europe et l’Afrique doit être clairement réécrite et favoriser un développement durable des pays les moins avancés, ils représentent une part importante du continent africain, les 3/5e.

La pertinence de cette alliance potentielle est discutable si l’on regarde les échanges concernant les trois filières suivantes :

  • Cacao ;
  • Coton ;
  • Banane.

L’agriculture africaine, un pilier à valoriser

L’agriculture apparaît comme un moyen de lutter contre la pauvreté, d’assurer la sécurité alimentaire, de créer de l’emploi et surtout de redonner un pouvoir d’achat aux ruraux, abandonnés au profit des zones urbanisées.

Les prévisions démographiques africaines de 2,5 milliards d’habitants en 2050 augmentent considérablement la pression sur la question de la sécurité alimentaire et donne un poids encore plus essentiel à l’agriculture et aux de besoins de transformation vers des produits finis consommables.

Malgré cette exploitation agricole africaine qui emploie 175 millions de personnes, selon l’Alliance for Green Revolution in Africa (AGRA), l’absence d’activités de valorisation des matières premières oblige l’Afrique à importer des produits finis coûteux avec une balance commerciale déficitaire.

Mais la question de la valorisation n’est pas la seule problématique africaine, l’Afrique doit aussi mobiliser les financements de son ambition et s’adapter à une dégradation climatique continentale importante qu’elle subit sans en être la principale instigatrice.

Ces obstacles sont particulièrement handicapants pour les pays les moins avancés, particulièrement fragiles, dont plus de la moitié de la population vit avec moins de 1,25 dollar par jour. Cette pauvreté réduit drastiquement la capacité de ces pays à engager des réformes sans aides extérieures.

A ce jour, ils bénéficient déjà de dispositifs particuliers, comme le Système de préférences généralisées (SPG), une mesure commerciale qui donne un accès détaxé au marché européen. Leur faiblesse de production et la maigre valeur des matières exportées empêchent les pays les moins avancés de profiter réellement de ce dispositif.

A chaque accord de coopération entre l’Europe et l’Afrique (Accords de Lomé, Accords de Cotonou), les pays les moins avancés ne tirent pas leur épingle du jeu. Ils ne représentent que 9% des échanges (export & import) alors qu’ils représentent 60% des pays africains.

Et le nouvel Accord post-Cotonou, négocié le 3 décembre 2020 mais non ratifié n’a pas encore pu démontrer son efficacité. Il prévoit toutefois un tronc commun prioritaire, objet d’actions stratégiques à engager :

  • Les droits de l’homme, la démocratie et la gouvernance ;
  • La paix et la sécurité ;
  • Le développement humain et social ;
  • La viabilité environnementale et le changement climatique ;
  • La croissance et le développement économiques durables et inclusifs ;
  • La migration et la mobilité.

La perspective de développer la capacité des pays les moins avancés à transformer et exporter est une piste engageante parce qu’elle aurait des effets bénéfiques sur l’évolution de l’agroalimentaire, sur les recettes publiques mais aussi sur le pouvoir d’achat des populations et par extension sur la pauvreté, socle d’un terrorisme plus opportuniste qu’idéologique.

Les trois filières africaines d’exportation

Les filières retenues du cacao, de la banane et du coton sont représentatives parce qu’elles pèsent 36% des exportations du continent. Elles appartiennent au groupe des 14 filières qui couvrent 60% des exportations vers l’Europe pour 8% en valeur dont 51% pour les pays les moins avancés, un faible revenu au final.

L’Afrique du Nord fournit le coton et l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) le cacao et la banane. C’est au sein de la CEDEAO que réside un fort taux de pays les moins avancés. On peut donc imaginer porter les efforts pour faire évoluer les compétences, le savoir-faire et la maîtrise dans ces filières pour ensuite les reproduire sur d’autres filières de cette même zone, ou encore sur d’autres régions.

Cacao

Le cacao fait vivre des millions de personnes en Afrique, notamment en Côte d’Ivoire où 6 millions de personnes dépendent de cette filière qui assure quasiment la moitié des recettes à l’exportation du pays. L’Afrique exporte pour un peu plus de 12 milliards de dollars dont 7 milliards à destination de l’Europe. Une exportation vers l’Europe qui pèse donc 58% en valeur pour 78% des volumes importés par l’Europe. Les principaux pays exportateurs sont la Côte-d’Ivoire, le Ghana, le Nigeria.

Banane

La banane est aussi une importante source d’emploi en Afrique. En Côte d’Ivoire, 40.000 emplois sont concernés et 100.000 ménages en vivent. L’Afrique exporte pour 991 millions de dollars dont 664 millions à destination de l’Europe. Une exportation vers l’Europe qui pèse donc 67 % en valeur mais pour seulement 13% des volumes importées par l’Europe. Pas de préférence africaine pour cette filière aux mains des sud-américains. Les principaux fournisseurs africains de l’UE sont la Côte-d’Ivoire, le Cameroun et le Ghana.

Coton

Alors que l’Afrique exporte 2,4 milliards de dollars de coton, seuls 298,5 millions sont achetés par l’Europe. Une exportation vers l’Europe qui représente 12% en valeur pour seulement 7% des volumes importées par l’Europe. Pas de préférence africaine non plus pour ce secteur aux mains de l’Asie. Les principaux fournisseurs africains de l’UE sont l’Égypte et le Maroc.

Et l’Europe exportatrice ?

En face, rappelons que l’Europe présente un bilan exportateur vers l’Afrique beaucoup plus favorable puisqu’elle est leader sur les 6 filières analysées :

  • Le blé: l’Afrique est le premier client de l’Europe avec 63% des parts de marché, Algérie, Egypte et Maroc en tête ;
  • L’alcool : l’Afrique est un petit marché mais achète 52% de son alcool à l’Europe, Afrique du Sud, Cameroun et Ghana sont les principaux acheteurs ;
  • Le lait: L’Afrique dépense presque la moitié de son budget d’importation laitière à l’Europe, Algérie, Nigéria et Egypte principalement ;
  • Les préparations fruits & légumes: 33% de la dépense africaine en préparation de fruits & légumes est au profit de l’Europe, Maroc, Afrique du Sud et Libye en tête ;
  • Les préparations poissons & viandes : pour les préparations de poissons et viandes, l’Afrique dépense 21% auprès de l’Europe, Angola, Algérie et Libye en tête ;
  • Le sucre: l’Afrique représente 33% des parts de marché pour l’Europe, les principaux importateurs sont l’Egypte, la Mauritanie et l’Algérie.

L’annonce d’une Europe désireuse de rééquilibrer un partenariat qui seraient en sa défaveur est donc discutable.

Et La mise en route, cette année, de la zone de libre-échange du continent africain (ZLECAF) lui donne une densité économique qui le rend attractif et lui confère un certain poids dans la négociation avec l’Europe, à l’image du marché commun agricole européen à ses débuts.

Avant de fixer les termes de cette nouvelle alliance, il est impératif de réaffirmer la capacité de chacun à satisfaire l’autre :

  • L’Europe est-elle en capacité de donner satisfaction à l’Afrique sur le blé ou le sucre face aux autres fournisseurs de l’hémisphère nord ;
  • L’Afrique bénéficiera-t-elle d’une productivité améliorée pour s’assurer de fournir l’Europe face à la concurrence asiatique ou sud-américaine.

Ce n’est qu’à ces conditions que l’alliance produira un effet positif sur les continents signataires de ce marché commun

Revoir les objectifs d’un marché commun

Même si les deux continents sont à fort potentiel, la concurrence extérieure se renforce et seul une préférence entérinée par un accord peut permettre d’y faire face.

L’Afrique n’est pas le fournisseur privilégié de l’Europe alors qu’elle peut pourtant prendre des parts de marché sur ce continent.

La nature des échanges entre matières premières et produits finis doit être rééquilibrée entre les deux protagonistes afin que les flux financiers correspondants soient plus favorables au continent africain.

Sur ce dernier point, il est clair que s’affranchir des taxes et barrières douanières dans un marché libéralisé n’est pas suffisant du point de vue de l’Afrique.

Le projet d’Alliance Europe-Afrique ne peut se faire sans l’apport d’une valeur ajoutée à l’écosystème agroalimentaire africain en lui permettant d’assurer lui-même sa propre sécurité alimentaire, de la production de matières premières à la transformation puis la distribution de produits selon des procédés équitables et durables pour le continent.

La France qui dispose d’une bonne expertise agricole et agroalimentaire pourrait jouer un rôle dans la progression des pays africains en termes de gestion autonome et maîtrisée de l’ensemble de leurs filières.

L’Afrique doit d’abord passer par cette révolution intérieure avant de nouer une alliance avec son partenaire, la libéralisation des échanges n’est qu’une étape finale et logistique.

L’Europe serait mal inspirée de reproduire sa précipitation à libérer des échanges sans saisir les intérêts et les fondements de la souveraineté de chacun.

Source : IPEMED