L’objet de cet article est de prouver que, face aux menaces posées par une dérégulation débridée et la poursuite d’une performance économique peu soucieuse de la nature et des hommes, nous devons déployer des modèles agricoles résilients générateurs d’externalités multiples pour les territoires. Illustrons notre propos en trois temps.
1/ Un modèle de fermes triplement performantes et ancrées sur le territoire, qui prennent soin de la Nature et des Humains
Fermes d’Avenir, jeune association française, créée en 2014, développe des programmes pour accélérer le déploiement de l’agroécologie, autour d’une agriculture nourricière et résiliente, respectueuse des hommes et de la nature, et économiquement viable. Il s’agit de rendre à l’agriculture sa capacité à générer des emplois, à dynamiser les territoires, à rendre aux écosystèmes leurs rôles indispensables et gratuits (de pollinisation, d’épuration et rétention de l’eau, de stockage de carbone…), et enfin à préserver la santé de tous les producteurs et consommateurs.
Le développement de nombreux programmes dans les 6 dernières années nous a permis de d’agir sur plusieurs axes dont l’organisation de concours nationaux qui ont permis de distribuer près de 1,7 millions d’euros à 180 porteurs de projet.
Qu’est ce qui caractérise une ferme triplement performante?
Nous avons une vision ambitieuse de la transition agro-écologique, à travers différents types de fermes qui se rejoignent sur ces principes :
– une agriculture sur des sols vivants naturellement productifs, avec un objectif d’agriculture biologique et l’introduction de l’arbre dans le système de production,
- une agriculture qui privilégie les associations de cultures végétales et animales, en réduisant les surfaces dédiées aux protéines animales,
- une agriculture qui vise la sobriété énergétique, hydrique et qui s’appuie sur la biodiversité
- une ferme fortement impliquée sur le territoire (qui commercialise en circuits courts, qui recrée le lien entre citadins et ruraux).
- Une ferme qui améliore sa résilience économique avec une meilleure rentabilité pour les agriculteurs et pour le territoire (deux études : INSEE 2017 et Washington State University 2016 démontrent que les exploitations bio sont plus rentables que les fermes conventionnelles).
En prenant soin de la nature et de l’humain, en visant une juste répartition de la valeur, ce modèle porte les principes de la permaculture. Avec une vocation plus large que sa simple profitabilité, une ferme peut elle aussi illustrer le principe de l’entreprise à mission, concept proposé par le rapport Notat Senard et la loi PACTE de mai 2019.
Pourquoi et comment passer des fermes à petite échelle à des grandes fermes largement nourricières
Les fermes agroécologiques se caractérisent souvent par leur petite taille, une commercialisation exclusivement en circuits courts et de promixité à destination de quelques centaines de familles, avec un rejet idéologique fréquent de la grande distribution et de l’industrie agro-alimentaire (conséquence de réelles déconvenues). Cependant, pour un impact réel sur les changements de pratiques agricoles, il est envisageable de reprendre certains principes de ces fermes, pour les étendre aux acteurs traditionnels de la transformation et de la distribution.
Ainsi, la ferme de l’Envol, en cours de déploiement aux portes de Paris, fait le pari de ce changement d’échelle. Exploitée en polyculture-élevage, la ferme de l’Envol rassemblera en un même lieu 6 maraîchers, 2 éleveurs et 1 paysan boulanger. Les agriculteurs sont rassemblés dans une SCOP (société coopérative et participative), qui leur donne un statut d’entrepreneurs salariés et garantit une juste répartition des revenus entre tous, indépendamment des bénéfices de chaque type de production. Les clients s’engagent à acheter les produits par avance au vrai coût de production, qui intègre d’emblée une rémunération décente pour les agriculteurs.
2/ Le changement d’échelle avec un programme complet de transition agricole et alimentaire, à l’échelle du bassin de vie
Comment passer des petites ou grandes fermes triplement performantes à des territoires plus résilients en matière d’alimentation et d’agriculture ? Une réponse avec le programme SESAME.
Cœur d’Essonne Agglomération (21 communes, 200 000 habitants) porte un projet innovant et ambitieux en consortium avec des partenaires publics, privés et associatifs, axé sur deux nouveaux leviers de développement territorial que sont l’agriculture et l’alimentation. Le projet SESAME, plébiscité par les citoyens, constitue une stratégie de développement économique endogène, robuste et durable autour d’une agriculture locale maximisant les impacts positifs sur les plans économiques, sociaux et environnementaux. Résolument holistique – en combinant plusieurs innovations – technologiques, agronomiques, organisationnelles, numériques, comptables, financières – SESAME présente un fort potentiel d’essaimage national et s’inscrit dans la lignée de métropoles européennes qui ont déjà lancé de telles dynamiques avec succès.
En 10 ans, Cœur d’Essonne a pour objectif de produire localement et en agriculture biologique 10% de son alimentation et 50% des besoins de la restauration collective. Pour cela, elle prévoit de créer et d’accompagner la conversion de 100 fermes sur le territoire, et d’engager 18 actions opérationnelles. Il ne s’agit pas seulement d’une stratégie alimentaire sur le papier, mais véritablement d’un programme entrepreneurial, doté de moyens financiers conséquents.
Le programme, proposé dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir (PIA), a été lauréat en septembre 2019, avec 23 autres projets innovation français. Estimé à 75 M€ sur 10 ans, le financement PIA sur le territoire pourra atteindre 26M€, dont 2/3 en investissements et 1/3 en subventions.
La structuration de filières locales favorise un développement économique endogène
Considérant toutes les étapes de la graine à l’assiette, SESAME implémente des filières sur la base d’approvisionnements et de débouchés sécurisés, avec une mise en œuvre progressive sur la production maraîchère en premier lieu, puis sur les céréales et légumineuses locales, la boulangerie et la volaille. Dans une logique de diversification visant à maximiser et conserver localement la valeur ajoutée, à créer des emplois et à répondre aux besoins de consommation du territoire, le projet permettra d’accompagner plusieurs fermes dès 2020 à s’équiper d’ateliers dévolus à la transformation de leurs matières brutes.
La dynamique de territoire rend possible l’émergence d’outils industriels mutualisés, vecteurs de coopérations professionnelles, d’économies d’échelle et d’efficience économique, tels que : unité mobile de fabrication d’aliment, abattoir à la ferme, coopérative de matériel agricole, silos collectifs.
Au regard de ce potentiel, et avec la mise en oeuvre d’un plan d’action adapté et concret, SESAME doit ainsi permettre le passage de 1 700 ha en agriculture biologique pour 40 exploitations agricoles et l’accompagnement de 100 fermes en création, conversion bio, diversification et transmissions d’ici 10 ans.
3/ Pour déployer massivement ces nouveaux modèles, il est nécessaire de rendre compte autrement de la valeur et du profit
Comment rendre compte de la compétitivité des nouveaux modèles en agro-écologie, pour qu’ils bénéficient de moyens financiers importants leur permettant de se dupliquer ?
On pourrait penser que la meilleure performance économique des fermes agroécologiques leur donne accès à des financements aisés, pour se développer ou se dupliquer. Il n’en est rien, nous l’avons constaté en cherchant des financements pour nos propres projets :
- Le financement de l’agriculture est aujourd’hui principalement réalisé sous forme de prêts bancaires qui couvrent volontiers l’investissement foncier, matériel et immobilier, mais pas l’investissement dans des infrastructures écologiques.
- Les investisseurs sont encore rares à cibler la transition agroécologique et demandent une rentabilité rapide, peu compatible avec les processus du vivant.
- Compter sur le consentement à payer des consommateurs (payer plus cher des produits sains) est intellectuellement séduisant, mais peu réaliste.
- Les paiements pour services écosystémiques sont une demande légitime, plébiscités par les agriculteurs, mais rarement mis en œuvre.
Dans ce contexte, comment ouvrir les yeux aux banques et aux fonds d’investissements, aux décideurs publics, aux citoyens, sur la juste valeur des produits ? comment piloter l’avion avec les bons indicateurs pour éviter le crash des limites planétaires ?
Il faut pour cela revenir à ce qui fonde, à l’échelle internationale, la mesure de la performance dans notre système économique capitaliste : la comptabilité.
Les normes comptables sont aujourd’hui limitées aux éléments financiers et ignorent les limites écologiques et les déséquilibres sociaux. Elles ont été élaborées pour représenter les intérêts des actionnaires, des créanciers ou des entrepreneurs. Les intérêts des hommes et de la nature ne sont pas représentés sauf au travers de rapports extra-financiers non normalisés. Ils nourrissent les états comptables lorsque l’utilisation de ces capitaux génère une crise à résoudre, sociale (augmentation de salaires, avantages sociaux) ou environnementale (provisions pour risques avérés). Ainsi ces enjeux ne sont pas naturellement anticipés ou gérés dans les référentiels financiers actuels.
En conséquence, une entreprise peut parfaitement dégage un profit financier de son activité tout en dégradant son environnement. Prenons l’exemple d’une firme productrice de produits phytosanitaires. Elle dégrade la santé des consommateurs et des agriculteurs, (impact des pesticides sur la santé estimés à 157Mds d’€/an.[i]), la qualité de l’eau (500 M€/an pour la dépollution d’origine agricole[ii], -42% d’insectes dans les rivières à cause des pesticides[iii]) , qualité des sols, et génère d‘importantes émissions de CO2 pour la fabrication et le transport des produits. Pour autant elle peut verser des dividendes à ses actionnaires et n’est pas pénalisée pour ses externalités négatives (qui seront prises en charge par les cotisations sociales et impôts des citoyens). Ainsi profitable, elle attire d’autant plus les investisseurs.
La comptabilité ne permet donc pas d’appliquer le principe du pollueur-payeur, elle concourt à une distorsion de concurrence évidente selon les pratiques agricoles retenues, et ne permet pas de piloter la préservation de capitaux d’importance vitale.
La méthode CARE propose de sortir de ces écueils. Elle est mise au point par Jacques Richard (professeur émérite à Paris Dauphine, expert-comptable et commissaire aux comptes), et Alexandre Rambaud (maître de conférence AgroParis Tech et Co-directeur de la Chaire « Comptabilité écologique » lancée en septembre 2019).
Elle propose une alternative structurée pour une intégration normée des capitaux naturels et humains. Elle valorise les actions de maintien nécessaires pour préserver ces deux capitaux. Elle intègre le pilotage de la mise en œuvre de ces actions ainsi que les résultats dans les bilans et comptes de résultat. Les verrous au déploiement de cette méthode sont aujourd’hui de nature politique (volonté de vraiment changer) et opérationnels (temps et investissement pour normer et déployer un nouveau référentiel).
Cette approche constitue bien une révolution comptable, il s’agit de transformer l’ADN de notre système économique et la conceptualisation de la valeur ajoutée et du profit.
Fermes d’Avenir a déployé la méthode sur quelques fermes agro-écologiques pour constituer l’un des premiers cas d’expérimentation.
L’agroécologie, tout comme la comptabilité écologique et humaniste, n’est que bon sens et justice pour affronter les défis écologiques des prochaines années. Les solutions existent, comme ces cas exposés ici, et qui trouvent écho à bien des endroits en France et dans le Monde. Il s’agit maintenant de mobiliser toutes les forces politiques, économiques, citoyennes, pour les adapter à chaque territoire et les dupliquer largement et immédiatement.
[i] Etude Endocrin Society de 2014 sur les pesticides organophosphates et perturbateurs endocriniens, et dossier complet dans La Recherche mars 2016 et etude INSEM « Pesticides : Effets sur la santé », expertise collective de l’Inserm, 12 juin 2013 et autres sources dans le chapitre Santé d u plaidoyer Fermes d’Avenir 2016
[ii] Bourguet, D., & Guillemaud, T., “The Hidden and External Costs of Pesticide Use”, Sustainable Agriculture Reviews, 2016 et M. Bâ, M. Gresset-Bourgeois, P. Quirion, « Combien coûte la pollution agricole en France ? Une synthèse des études existantes », juin 2015 p.1–16
[iii] Mikhail A. Beketov , Ben J. Kefford, Ralf B. Schäfer, Matthias Liess, Pesticides reduce regional biodiversity of stream invertebrates, PNAS, june 2013