Sur les marchés des céréales, l’Ukraine reste un géant de l’export. Cette année, elle a produit 65 Mt de grains et en exportera 33Mt. La guerre avec la Russie n’impacte plus le fonctionnement des marchés mondiaux des céréales. Pour autant, ils ne peuvent pas se passer de l’Ukraine pour fonctionner. Mais dans les fermes, les comptes sont au rouge. Les prix de vente sortie ferme ne couvrent pas leurs coûts de production. Une partie des salariés est mobilisée et la prochaine réforme foncière inquiète.
Un partenaire commercial à part entière de l’UE
« L’Ukraine est candidate à l’Union européenne, se réjouit Oleksandr Pidlubniy. Le processus d’adhésion va être long. Aussi je n’attends rien de particulièrement positif dans un avenir proche ».
Mais depuis 2022, l’Ukraine est déjà un partenaire commercial des Vingt-sept à part entière.
Elle est en tête des pays fournisseurs de grains, le blé dur mis à part puisqu’elle n’en produit pas. Le 04 décembre dernier, 7 Mt ont déjà été exportées.
En Union européenne, premier importateur au monde de maïs (24 Mt), l’Ukraine offre une opportunité pour s’approvisionner à bon compte. Les Vingt-sept ne produisent que 60 Mt dont la France, 12 Mt.
Toutefois, la place de leader de l’Ukraine sur les marchés agricoles ne profite pas aux agriculteurs depuis que leur pays est en conflit avec la Russie. Dans la région d’Uman, Arthur (nom d’emprunt), fondateur d’une exploitation de 3 500 ha répartis sur plusieurs sites, a appris à vivre avec la guerre. Lui et ses salariés ne manquent de rien pour cultiver leurs terres mais les intrants sont chers à l’achat. Aussi, Arthur produit à perte mais ses récoltes se vendent.
Depuis que les cours des céréales se sont effondrés sur le marché ukrainien au début de la guerre – aucune transaction commerciale n’était alors possible – ils ne se sont quasiment pas redressés. Des millions d’Ukrainiens ont quitté leur pays et ceux qui sont restés chez eux ont vu fondre leur pouvoir d’achat comme neige au soleil. Les prix de l’alimentation ont fortement augmenté.
Pendant ce temps, les prix mondiaux des céréales et des oléagineux atteignaient des sommets.
En conséquence, les agriculteurs n’ont pas profité des cours élevés des grains en 2022. Les frais logistiques, d’intermédiation et d’assurance sont supportés par les agriculteurs en leur achetant à vil prix les tonnes de grains en vente.
La réforme foncière, une bombe à retardement
Mais dans leurs fermes, les directeurs ne lâchent rien. Produire est leur combat pour conduire leur pays à la victoire. Les ventes de céréales apportent les devises nécessaires pour financer une partie de l’effort de guerre. Au fil des mois, la réorganisation du marché intérieur ukrainien profite aux céréaliers. Les prix de vente sortie ferme du blé se redressent.
Les productions d’oléagineux (soja, colza, tournesol) se sont toujours vendues beaucoup mieux. Leurs cultures sont très rentables. Par ailleurs, des sucreries approchent les céréaliers pour se lancer ou développer leurs productions de betteraves sucrières très rémunératrices. Comme le marché ukrainien du sucre s’est restreint, l’Ukraine est devenue un exportateur de sucre. Il projette de vendre 700 000 tonnes cette année en Union européenne et un million de tonnes l’an prochain. Les betteraviers français redoutent cette concurrence. La réglementation agricole en Ukraine est très permissive. Les OGM, les néonicotinoïdes (insecticide enrobé sur les semences) et le glyphosate sont autorisés.
Quel agriculteur n’a pas emprunté pour compenser ses pertes ! Les banques accordent aux chefs d’entreprises des prêts à des taux bonifiés pour maintenir à flot les comptes de leurs exploitations. Mais la guerre dure. Aussi, le financement bancaire se tarit !
Dans les exploitations, les chefs d’entreprises entrés en économie de guerre ont gelé l’ensemble de leurs projets d’investissements. Arthur ne renouvelle plus son parc matériel (tracteurs, charrues) et Yvan a renoncé à moderniser les étables de ses 180 vaches édifiées pendant la période soviétique. Il comptait aussi apposer des panneaux solaires sur leur toit.
Avant la guerre, l’agriculture ukrainienne s’était lancée dans une vaste campagne de modernisation. En 2010 et 2011, la flambée des cours des céréales avait alors donné, aux chefs d’entreprises agricoles, les moyens financiers nécessaires pour investir.
Aujourd’hui, leur projet est de ne pas sombrer car ils savent qu’ils ne bénéficieront d’aucune aide publique. Mais la réforme foncières préparée de longue date par le gouvernement pourrait anéantir tous leurs efforts.
En Ukraine, il n’y a pas de marché foncier. Les créateurs d’ entreprises agricoles ne possèdent qu’une dizaine d’hectares. La quasi-totalité des terres sont louées environ 150 € l’hectare, un montant que l’on retrouve en France.
« À Buky, notre société loue des terres à des particuliers et à certains de nos salariés, explique Oleksandr Pidlubniy. Ils les ont reçues lors de la privatisation des Kolkhozes, après l’effondrement de l’URSS, ou les ont héritées de parents ou de proches qui avaient bénéficié de cette redistribution foncière ».
Après deux années de guerre, « les agriculteurs n’ont pas les moyens financiers pour faire face à la réforme foncière que le gouvernement s’apprête à lancer l’an prochain », rappelle l’UAC, l’Ukrain agro Consult, le syndicat agricole. Sa mise en œuvre était initialement prévue en 2022. Des centaines de milliers d’hectares pourraient être mis en vente.
Dans la région de Kiev, Yevhen (nom d’emprunt) déclare : « je suis très préoccupé par la possibilité de mettre des terres agricoles en vente, explique t-il dans une tribune diffusée par l’UAC. Elles ne pourront être achetées que par ceux qui ont de l’argent, à savoir des fonctionnaires corrompus et des citoyens d’autres pays. Ils pourront en détenir chacun 10 000 ha. Et dans le même temps, les agriculteurs sans argent, qui travaillent ces terres, ne pourront pas les acquérir. Aussi, un moratoire s’impose…. pendant toute la durée de la loi martiale ».
Des agriculteurs partis combattre pour défendre leur pays craignent de voir les terres qu’ils louaient avant la guerre, leur échapper et revenir sur leur ferme amputée de plusieurs dizaines d’hectares.
« Mettre des terres en vente, j’y suis totalement opposé ! » Dans la tribune d’UAC, Oleksandr Mohylevtsev, agriculteur et propriétaire d’une exploitation dans la région de Zaporizhzhia , désormais occupée par la Russie, rapporte que sa ferme a été « nationalisée » et pillée. « Et après avoir été prisonnier de guerre de l’armée russe puis libéré, je me suis engagé au début de l’année dernière dans les rangs des forces armées ukrainiennes, explique encore Oleksandr. Aujourd’hui, les agriculteurs tiennent bon parce qu’ils croient en la victoire et en une Ukraine sans corruption. Ils sont nombreux à risquer leur vie en combattant dans les forces armées. Certains sont même morts ».
Selon le chef d’entreprise engagé dans l’armée, Volodymyr Zelensky, le président d’Ukraine, doit écouter les agriculteurs et trouver une solution pour donner les ressources nécessaires pour que le secteur agricole se développe sans recourir au monde de la finance. Mais la guerre coûte cher !