Comprendre les enjeux de l'agriculture

L’Organisation des Nations-Unies a publié son rapport sur la mise en valeur des ressources en eau pour l’année 2021. C’est l’occasion de dresser un état des lieux d’une ressource essentielle de plus en plus rare et source de nombreux conflits.

Les Nations-Unies se sont fixé une feuille de route ambitieuse dans le cadre des objectifs de développement durable (ODD) :  un accès à l’eau potable pour tous d’ici 2030, un chantier considérable qui nécessite une approche quantitative (préservation) et qualitative (sanitaire).

La gestion de la ressource eau ne doit pas être traitée uniquement sous un angle sanitaire, c’est aussi un facteur de développement partout dans le monde avec une valeur variable selon la place qu’elle occupe dans l’écosystème du territoire. Elle peut permettre à un village de 20 personnes de subsister comme assurer une saison estivale dans une station balnéaire.

A l’occasion de la rédaction de son rapport 2021, l’Unesco a noté que, quelle que soit la place de l’eau sur un territoire, les acteurs locaux ne disposent pas de méthodologies avancées pour exploiter des données, établir des stratégies ou en mesurer les résultats. Résultat, les différentes politiques d’aménagement des territoires ignorent la préoccupation d’un accès équitable à l’eau.

Comme d’autres infrastructures, routières par exemple, l’absence de réseaux de distribution d’eau sur un territoire ne permet pas à celui-ci de se conformer aux autres ODD, notamment ceux liés à la santé et à l’alimentation. Le déficit hydrique impacte l’ensemble de l’écosystème naturel, baisse globale des rendements agricoles, dégradation du climat dû à l’affaiblissement des couverts végétaux, frein aux initiatives de transition, … tandis que son déficit de qualité impacte les sociétés au quotidien. L’Unesco estime que l’absentéisme scolaire dans les pays pauvres est dû en partie à des maladies liées à l’eau.

L’enveloppe nécessaire à la réalisation de l’ODD n°6, un accès à l’eau salubre et à l’assainissement, serait d’environ 1.700 milliards de dollars. Une somme colossale à lever en plus d’un nécessaire rééquilibrage des investissements, généralement orientés selon des critères de développement industriel plus que sociétal.

L’agriculture, acteur majeur

De son côté, l’agriculture doit aussi considérer différemment la ressource hydrique et lui accorder une valeur plus grande que son simple rôle irrigant. La filière agricole consomme presque 70% de la ressource mondiale pour un coût moyen extrêmement bas en ce qui concerne l’irrigation, de l’ordre de $0,05 le m3. La valeur de l’eau ne se limite pas à son apport à l’homme.

Parallèlement, la gestion de l’eau en agriculture n’est pas optimisée et participe à l’épuisement des nappes phréatiques avec des conséquences sur les débits des cours d’eau et par extension un déséquilibre de l’écosystème.

Selon les exploitations (agriculture, élevage, pisciculture), la production est irriguée, pluviale ou mixte. L’agriculture pluviale permet d’exploiter 80% des terres cultivées à travers le monde et génère 60% de la production alimentaire. L’agriculture irriguée, avec ses 20% de terres cultivées, puisent 70% des eaux de surface et souterraines et jusqu’à 90% pour les pays les plus secs.

Dans l’élevage, la principale consommation d’eau se concentre sur la préparation de la viande, la consommation directe par l’animal ne pèse qu’1 ou 2%, mais la qualité de cette petite part d’eau est essentielle.

Enfin, la pisciculture repose essentiellement sur les nappes d’eau.

Évaluation de la valeur de l’eau

Il existe plusieurs modes de calcul de la valeur de l’eau lorsqu’elle est utilisée pour la production alimentaire, chacun choisit la méthode en fonction de ses intérêts.

Malgré une ponction de 70% de la ressource, l’agriculture ne représente que 4 % du PIB mondial et une contribution nationale allant de 0,03% (Singapour) à 57,39% (Sierra Leone). La part de l’agriculture dans le PIB mondial baisse et la valeur ajoutée de l’eau qu’elle consomme pour produire décroît.

Au Rwanda par exemple, l’agriculture prélève 96% de l’eau pour irriguer des cultures à faible valeur. Le gouvernement rwandais a dressé une liste des secteurs avec la valeur ajoutée produite par m3 d’eau utilisé (PIB/m3) :

  • Agriculture 118,4 ;
  • Exploitation minière 6.236,1 ;
  • Hébergement 6.297,8 ;
  • Education 699,3 ;
  • Santé humaine 33.876.

Il faut toutefois nuancer parce ce que certains secteurs comme celui de la gestion des déchets n’utilisent pas l’eau pour produire économiquement mais pour servir d’autres secteurs, la contribution au PIB est donc plus faible.

La valeur peut aussi être calculée en termes de contribution à l’emploi, dans ce cas l’agriculture ou les services, même s’ils sont gros consommateurs d’eau, remontent dans le classement.

Il est aussi possible de prendre en compte le revenu agricole résiduel (plutôt que brut) pour mesurer la valorisation de l’usage de l’eau. En Namibie, par exemple, les exploitations agricoles produisent un revenu agricole brut de 3,88 dollars par m3 réduit à un revenu agricole résiduel entre 0,14 à 0,51 dollars par m3 une fois le coût des intrants déduits.

Finalement, en plus des différentes méthodes, les éléments pris en compte varient et influencent les calculs :

  • Négativement : coût des infrastructures de distribution, consommation par évaporation, réduction donc « consommation » des eaux de surface dans certaines agricultures pluviales… ;
  • Positivement : rendement des cultures, sécurité alimentaire, amélioration de la nutrition, création d’emplois, autonomie, atténuation des effets climatiques, …

L’eau, un impact social croissant

Une étude de la FAO (2015) démontre qu’en générale, l’accès à l’eau protège de la sous-alimentation et particulièrement en période pandémique où elle offre la possibilité d’une agriculture locale et autonome, indépendante des échanges. Ce levier de résilience n’est pas valorisé.

Tous les indicateurs laisse présager une importance croissante de l’accès à l’eau :

  • Augmentation des risques épidémiques
  • Augmentation de la population mondiale ;
  • Augmentation de l’extrême pauvreté et du développement de production autonome ;
  • Augmentation de la demande en viande, sucre… des productions qui consomment plus d’eau.

Le manque d’eau aboutit à une baisse des salaires selon une étude de la Banque Mondiale qui a mesuré le phénomène sur 30 ans, en Inde. La sécheresse empêche de sortir de la pauvreté, augmente le chômage, provoque un exode vers les villes… Un phénomène qui impacte particulièrement les femmes qui représentent presque la moitié de la main d’œuvre agricole dans le monde. De plus, cette instabilité salariale favorise la déscolarisation, freine l’acquisition de compétences et la capacité d’initiatives face aux défis de la santé, du climat, de l’énergie…

Les usages multiples de l’eau

L’agriculture est une locomotive dans la distribution d’eau. Les infrastructures de distribution permettent aussi d’alimenter les locaux pour l’hygiène ou la consommation et protègent l’environnement immédiat en alimentant la végétation et les nappes phréatiques.

Si l’agriculture est très consommatrice d’eau, elle est aussi un modèle d’activité inclusive qui doit désormais composer volontairement avec tous les éléments environnants : productivité, moyen de subsistance, efficacité environnementale, contribution large aux ODD.

Sa consommation, notamment en irrigation, est déjà largement détournée : au plan mondial, 40 à 50% du volume est réellement affecté aux cultures, 30% en Afrique subsaharienne et 26% en Amérique centrale. Ce partage d’usage valorise la ressource.

Dans le cadre d’actions préventives des pandémies, les organismes en faveur des populations mettent en place des projets centrés sur la distribution d’eau multi-usage. Ainsi la Division Terres et Eaux de la FAO a initié Smart Irrigation – Smart Wash, un programme unique d’approvisionnement simultané pour l’irrigation, l’assainissement et l’hygiène aux populations vulnérables.

La pénurie menace la qualité de l’eau

Le fait de se préoccuper de la disponibilité de l’eau plutôt que sa valorisation à l’usage, favorise l’épuisement et la dégradation de la ressource pour un bénéfice limité aux populations et territoires.

Le stress hydrique est maximum dans les régions où le taux de précipitation est faible combiné à un fort pourcentage d’évaporation avec une production alimentaire soutenue. Les exploitants puisent alors dans les eaux souterraines. Selon l’article scientifique Groundwater use for irrigation – a global inventory (Siebert, 2010), 40% des zones irriguées dans le monde le sont par puisement dans les eaux souterraines.

La FAO a confirmé l’importante ponction réalisée sur les eaux profondes : en Inde, l’infrastructure de pompage des eaux profondes occupe plus de surface que le réseau de distribution de surface. De plus, ces investissements sont assurés par le privé à des fins de productions alimentaires industrialisées, loin des objectifs durables.

Entre le besoin agricole et le changement climatique, les pénuries d’eau pourraient passer de saisonnières à permanentes. Selon la Banque mondiale, la privation d’eau provoquera une chute de 6% du PIB d’ici 2050 pour les pays concernés, du fait des pertes agricoles, sanitaires, foncières…

La rareté physique de la ressource provoque aussi une baisse de sa qualité, à laquelle s’ajoute une pollution agrochimique. Le phosphore et l’azote sont les principales causes de la dégradation de la qualité de l’eau, une pollution estimée à plusieurs milliards de dollars par an pour les États membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

La dégradation s’amplifie avec la baisse de débit causée par les captages intensifs d’origine agricole, notamment lorsque l’exploitant fait le choix de cultures inadaptées : elles surconsomment et souffrent plus rapidement des sécheresses.

Les préoccupations liées à l’irrigation prennent le pas sur la préservation des écosystèmes humides malgré leur grande utilité :

  • Habitat d’espèces rares ;
  • Contrôle des crues ;
  • Séquestration du carbone…

Revoir le système agricole

Si les investissements en faveur des infrastructures hydrauliques font craindre une intensification des consommations, ils permettent aussi d’optimiser la distribution réservée à la production alimentaire, même si les pratiques agricoles doivent aussi évoluer vers un usage intelligent de la ressource :

  • Des espèces adaptées à la température
  • Des cultures accoutumées aux sécheresses
  • Des procédés de slow-consumption pour un même rendement

Il existe aussi un fort potentiel d’amélioration des rendements sur l’agriculture pluviale, aujourd’hui considérée « par défaut », mal exploitée et sous-étudiée. Selon la FAO, dans certains pays d’Afrique, l’agriculture pluviale n’est qu’à 20% de sa capacité, une marge de progression qui permet aux experts d’avancer que cette agriculture pourrait devenir la principale source de production alimentaire pour les prochaines décennies.

Les pistes d’augmentation des rendements de l’agriculture pluviale s’appuie sur deux stratégies :

  1. Capter davantage d’eau par des micro-barrages de surface, des réservoirs souterrains, des plantations d’arbre, des bandes de ruissellement et les terrasses ;
  2. Utiliser l’eau captée plus efficacement en améliorant la capacité d’absorption des plants et en limitant l’évaporation par une agriculture de conservation.

La perspective de meilleurs rendements pourrait susciter un regain d’intérêt pour la filière agricole, de la part des jeunes générations, des chercheurs et des gouvernements. Ils pourraient y voir une piste vers une productivité durable.

Plusieurs pratiques complémentaires convergent vers la préservation d’un écosystème humide favorable aux cultures et à l’environnement : l’agroforesterie ou l’aquaponie par exemple.

Toutes ces hypothèses pour une agriculture plus adaptée à son milieu ou plus clémente envers ses ressources n’ont du sens que si les politiques publiques se donnent les moyens de leur déploiement, c’est-à-dire valorisent les actions des exploitants dans ce sens, par des subventions, des incitations ou l’instauration de garanties.

En attendant la transition vers une agriculture qui consomme mieux, il est possible de se tourner vers une autre ressource : les eaux usées municipales traitées. La ville de Valencia, en Espagne, utilise ce procédé depuis une centaine d’années pour fournir en continu de l’eau aux agriculteurs locaux, et particulièrement en été lorsque la sécheresse sévit. Ce choix présente deux avantages, éviter le rejet en mer et proposer une eau dont le traitement est déjà pris en charge par les taxes d’assainissement.

La tarification, un levier incitatif

La tarification (tarification volumétrique, permis négociables) est un outil politique en matière de gestion de l’eau, qui permet soit de couvrir les frais de traitement et de distribution ou d’inciter à une meilleure utilisation.

Ces stratégies peuvent être entachées de pressions politiques, de lobbys industriels, voire d’opposition culturelle, là où l’eau est considérée comme un bien gratuit et un droit fondamental. Des prix bas conduisent à un gaspillage et des prix élevés à la mise en jachère de terres agricoles au péril de la sécurité alimentaire.

Une prime à l’efficacité peut aussi être une mesure incitative en récompensant l’exploitant économe et acteur dans la préservation de la qualité de l’eau.

Lutter contre la surconsommation, les pertes et le gaspillage

La surconsommation mondiale est la cause de nombreuses dégradations : climat, pandémie, inégalité…

L’eau n’y échappe pas, elle soutient la production intensive qui nourrit les appétits insatiables de populations industrialisées qui souhaitent consommer, à leur convenance et toute l’année.

Modifier ces habitudes alimentaires pourraient soulager la mise sous tension de l’appareil de production et autoriser l’engagement vers une transition plus globale de la chaîne agroalimentaire : foncier, production, transport, distribution.

L’adoption d’un régime alimentaire durable pourrait réduire de 20% l’utilisation d’eau dans la production alimentaire. Les efforts ne portent pas seulement sur la consommation finale. La FAO estime qu’au plan mondial, 14% des denrées sont perdues entre la récolte et la vente. Selon une publication de recherche Lost food, wasted resources: Global food supply chain losses and their impacts on freshwater, cropland, and fertiliser use (Kummu, 2012), ¼ de l’eau consommée dans la culture vivrière est destinée à des denrées perdues.

Toutes les étapes de la chaîne agroalimentaire doivent être réformées pour aboutir à une gestion plus raisonnée, qui ne soit pas guidée uniquement par l’attente du consommateur en bout de chaîne.

Selon la FAO, un régime alimentaire durable est

  • Sain ;
  • A faible impact environnemental ;
  • Accessible financièrement ;
  • Acceptable culturellement.

Ils comportent plus d’aliments d’origine végétal et moins de viandes, de sucres ou d’aliments transformés. Les surcoûts de ce régime alimentaire durable pourraient être révisés à la baisse avec une production plus importante des denrées concernées, à condition que les politiques publiques incitent les agriculteurs à se reconvertir, et les consommateurs à adopter ce nouveau régime (éducation, étiquetage…).

Une approche plus globale de la ressource

Jusqu’à présent, les données et la modélisation concernant l’eau et son usage se concentrent principalement sur les finalités humaines.

Pour une gestion durable des ressources, une évaluation des données ainsi que des travaux de simulation et de modélisation sont nécessaires, à l’instar de FAOSTAT et AQUASTAT, des banques de données en provenance de 200 pays sur l’eau et l’agriculture.

Collecter des données en nombre, établir de nouvelles stratégies, mesurer l’efficacité des politiques, les outils sont là, il ne manque « que » des politiques nationales convergentes.

Sources : Les Echos et le Rapport La Valeur de l’eau (Nations-Unis)