Comprendre les enjeux de l'agriculture

Aujourd’hui, l’agriculture exploite 50% des terres mondiales, une part croissante depuis les années 60. L’évolution des habitudes alimentaires et l’augmentation de la demande due à la croissance démographique en sont les principales causes. L’agriculture transforme le paysage agricole dont les surfaces occupées s’étendent au détriment des forêts tropicales et de leur biodiversité. Dans la quête de terres et d’eau, l’agriculture se retrouve au cœur des enjeux géopolitiques, notamment sur la question de la sécurité alimentaire, pilier de souveraineté et de puissance, malmenée par la crise pandémique.

Sébastien Abis, directeur du Club Demeter, chercheur à l’IRIS et spécialiste de la sécurité alimentaire a traité la question dans la rédaction d’un ouvrage « Géopolitique de l’agriculture », écrit en collaboration avec Pierre Blanc, enseignant à Bordeaux Sciences Agro, Sciences Po Bordeaux et membre de l’unité de recherche Les Afriques dans le monde (LAM)

Le sujet de l’agriculture est principalement abordé sous un angle sociologique ou économique alors qu’elle a une forte influence géopolitique. La géographie, qu’elle modèle et exploite, vient influencer la politique et les relations internationales dans un monde de plus en plus globalisé. Elle est aussi un élément essentiel de la sécurité alimentaire et intervient indirectement dans les questions de conflits et de puissance.

Le monde paysan façonne une partie des territoires et de leur population, ce sont des composantes de la géopolitique. Aujourd’hui, par exemple, ces terres sont très disputées en Amérique latine, en Asie et surtout en Afrique où les terres sont accaparées par des investisseurs étrangers ou de riches citadins. L’eau est aussi un enjeu important qui ne concerne pas seulement les régions arides du Moyen-Orient. Cette guerre de l’eau n’est pas nouvelle. Citons l’exemple des conflits entre les pasteurs, dont l’activité implique une mobilité des troupeaux sur les territoires, et les agriculteurs attachés à leur périmètre foncier, source de revenus.

L’agriculture constitue un vecteur de puissance parce qu’elle est un levier de l’indépendance des États, un soft power. La puissance des États est en partie indexée sur l’agriculture et l’alimentation :

  • La Russie, par exemple, fait de l’agriculture une opportunité de reconquête de pouvoir, en parallèle du hard power militaire ;
  • Le Brésil, puissance agricole, impose une pression sur le monde paysan avec des violences sociales à l’intérieur du pays ;
  • La Chine, dont la volonté de conquête est forte, place l’agriculture et l’alimentaire au centre de sa stratégie, particulièrement en réponse au conflit qui l’oppose aux États-Unis.

Territoire, puissance, rivalité, conflit … ces problématiques concernent toutes les nations parce que la question agricole fait écho à la question alimentaire. L’alimentation est un enjeu crucial et quotidien pour les populations. Elle donne du sens à une politique intérieure favorable à une agriculture suffisante en termes de consommation et, le cas échéant, à une politique extérieure qui organise les échanges internationaux pour satisfaire les importations.

Dans ces enjeux alimentaires, l’agriculture a l’avantage de son histoire, ancienne et éprouvée. La culture et l’élevage sont le fondement d’une alimentation qui nourrit individuellement mais assure aussi une stabilité collective avec une nation capable d’avancer et de participer à l’appareil productif.

La crise Covid a remis en évidence l’importance de disposer de denrées alimentaires, et de la « panique » des populations et des États face aux risques de rupture. Dans ce contexte, l’aspect géopolitique de l’agriculture a ressurgi au milieu des questions environnementales et économiques.

A l’instar de leur puissance militaire, les États prennent conscience d’une fragilisation à « désarmer » leur agriculture. Pour maintenir leur pouvoir, ils doivent désormais garantir à leur population une agriculture capable de produire quantitativement et qualitativement pour toutes les catégories sociales sur tout le territoire national.

Jusqu’ici, à travers les échanges alimentaires, l’agriculture a tout de même offert l’opportunité de relations internationales pacifiées pour les États, à travers différents accords d’échanges alimentaires mais aussi sur d’autres produits issus de l’agriculture : énergie, vêtements…

« …c’est quand la nourriture et quand l’agriculture viennent à manquer qu’il y a généralement plus d’instabilité et, en tout cas, beaucoup plus de tensions dans le monde » rappelle Sébastien Abis.

L’arme alimentaire

L’arme alimentaire, appelée aussi Food Power, a été beaucoup utilisée, notamment par les États-Unis au moment de la guerre froide. Concernant les céréales, ils avaient quasiment un monopole, permis par une agriculture américaine d’après-guerre en plein essor. Jusque dans les années 90, ce Food Power consistait à soutenir alimentairement les pays entourant l’URSS dans une politique d’endiguement. Aujourd’hui, les États-Unis ne sont plus en monopole, notamment sur les exportations de blé mais restent influents malgré les régulations internationales.

De son côté, la Russie, première exportatrice de céréales au début du 20e siècle avant d’être évincée plusieurs décennies, a reconfiguré son agriculture. Elle a réformé le foncier et investi dans les infrastructures de transport pour retrouver sa puissance et exercer son influence en Afrique et au Moyen-Orient.

La Chine, quant à elle, ne dispose pas de la même capacité mais entend limiter les effets de sa dépendance alimentaire par le déploiement d’une stratégie agricole et alimentaire.

Enjeux agricoles futurs

Depuis une vingtaine d’années, Moscou veut devenir l’une des premières puissances alimentaires mondiales, elle l’est déjà pour le blé depuis 2016. Même si le réarmement agricole de la Russie est particulièrement affirmé, il faut souligner que tous les pays bataillent majoritairement pour leur capacité agricole et le pouvoir acquis. Ceux qui ne le font pas se fragilisent.

L’équation alimentaire comporte plusieurs inconnues : produire plus et mieux dans un contexte contraignant (climat, ressources, …). Avec la pandémie, trois aspects sont apparus comme essentiels :

  • La sécurité par une production suffisante ;
  • La santé par une production qualitative et respectueuse de normes environnementales;
  • La soutenabilité tant environnementale qu’économique.

Ces éléments impliquent une innovation et une transition du modèle agricole afin qu’il se développe et s’intègre à son environnement. Ainsi l’agriculture apportera une réponse adéquate en termes de pérennité et de stabilité géopolitique.

Devenir Indépendant alimentairement

La Chine dispose d’une puissance militaire mais pas d’une puissance agroalimentaire. Sa balance agro commerciale est déficitaire et elle accroît ses importations, une situation défavorable à l’indépendance alimentaire qu’elle vise. Dans le projet des routes de la soie, l’agriculture tient un rôle central.

Historiquement, la capacité de la Chine à peser sur les autres pays ou à ne pas dépendre d’importations n’a pu se déployer qu’à partir des années 70. Avant cela, le pays a connu une famine de 3 ans dans une période de collectivisation des terres qui n’a pas permis le développement espéré. La première réforme engagée par Deng Xiaoping concerne l’agriculture avec le retour des terres aux paysans, sous la forme d’un titre d’usage. L’agriculture chinoise devient alors la locomotive de la reprise économique chinoise avant de passer le relais à l’industrie dans les années 80.

Mais la Chine reste en déficit de terre avec 9% de terres arables dont certaines d’une qualité médiocre ou victimes de l’urbanisme ou encore dégradées par des activités polluantes. D’où la volonté de Pékin d’engager une stratégie visant à réduire la dépendance chinoise, notamment sur la filière céréalière. Pour le soja notamment, très consommé pour l’élevage de viande porcine, elle va :

  • Diversifier ses importations pour limiter sa dépendance vis-à-vis des États-Unis ;
  • Investir en Amérique latine, au Brésil, en Argentine, au Paraguay ;
  • Coopérer techniquement avec l’Afrique pour la pousser à une production croissante et un maintien des prix.

En termes de politique intérieure, la recherche agronomique et l’incitation à cultiver sont deux axes essentiels, dont l’objectif est de ramener les paysans exilés en villes sur des terres exploitables.

Du fait de sa démographie et de ses besoins colossaux, la Chine produit beaucoup et de plus en plus en agroalimentaire. Le recul de la faim dans le monde enregistré depuis 30 ans est d’ailleurs principalement imputable à la Chine. Elle reste la première productrice et importatrice pour toutes les denrées : par exemple, 75% du soja sont achetés par la Chine.

Elle prend des positions dans un certain nombre d’organismes internationaux. Ainsi, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l ‘agriculture (FAO) a nommé Dongyu QU directeur général.

Elle agit aussi pour influencer activement l’établissement des normes dans le monde agricole et alimentaire et s’approprie les discours sur la décarbonation. Des intentions qu’elle déploiera sans doute plus facilement que les Européens compte tenu de son appareil politique.

Géopolitique agricole aux États-Unis

A son investiture en 2016, Trump est arrivé avec l’appui des populations rurales majoritairement républicaines. Il a déçu dans sa guerre commerciale déclarée à la Chine et qui s’est traduite par une baisse des exportations de soja. On peut voir les aides financières consenties au secteur (presque 30 milliards) et la négociation de l’accord sino-américain sur le soja comme preuves de l’importance stratégique de l’agriculture dans la stabilité de l’État américain. L’approche des élections présidentielles 2020 n’y étaient pas étrangères non plus.

Biden, désormais président, avait lui évoqué lors de sa campagne le projet d’un grand plan rural pour les États-Unis, un plan dont le périmètre englobe l’agriculture et qui vise la neutralité carbone. Un projet à soumettre au Sénat.

Les États-Unis ont certes perdu de la puissance par rapport au siècle dernier, à travers l’intensification de la compétition, la perte de marché, la perte d’influence. Mais le pays reste une grosse puissance agricole, notamment à travers son État californien, son « grenier alimentaire » ajoute Sébastien Abis.

La Californie produit donc des fruits, des légumes et des produits laitiers mais elle héberge aussi la Recherche et les GAFAM que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Ces entités sont d’importantes réserves d’innovations et d’initiatives qui peuvent servir une agriculture nouvelle, optimisée et verte. Déjà, ces entreprises expérimentent la technologie et la data au service de l’agroalimentaire.

Cet investissement de la part de ces entreprises, habituées à investir des secteurs grand public, constitue une forme de reconnaissance de l’agriculture et de l’alimentation en tant qu’enjeu stratégique du futur.

Déjà la fondation Bill et Melinda Gates est très engagée sur le sujet de la nutrition et de la santé avec un poste de recherche et développement prioritaire : le microbiote.

L’agriculture est donc « exploitée » différemment selon les pays en tant qu’outil stratégique. Demain, l’agriculteur asiatique ressemblera-t-il à l’agriculteur américain ou africain ?

Cultures illicites et violences

Les cultures de drogue naissent principalement dans les lieux insécurisés, entre des agriculteurs appauvris et des milices en quête d’argent. Faute d’alternatives, ces paysans poursuivent l’activité à long terme, en effet, cette culture alimente une filière ramifiée qui laisse peu de place aux autres secteurs moins rémunérateurs.

La Colombie est un bon exemple : à l’origine, des conflits fonciers qui laissent des paysans sans terre et qui les obligent à fuir dans la forêt amazonienne et à cultiver des drogues. Très rapidement, ils sont aux mains de milices, telles que les FARC, qui les obligent à poursuivre cette production lucrative. Cette activité génère une violence à tous les niveaux de la filière (production, distribution et consommation).

Ressources halieutiques à relocaliser

L’insécurité alimentaire ne repose pas uniquement sur les produits de la terre mais aussi sur les produits de la mer. Ceux-ci sont de plus en plus consommés après les viandes et les fruits. Le poisson occupe la troisième place en termes d’échange avec un volume échangé annuel de 35 milliards de dollars.

La Chine réalise 1/4 des captures et assure 2/3 de l’aquaculture au plan mondial, ce qui lui confère un pouvoir important à l’international. L’Asie a pris le leadership pour un produit dont la consommation croissante est principalement satisfaite par l’élevage, une tendance qui devrait s’amplifier avec la protection de la biodiversité et des réserves marines.

Les ressources halieutiques sont un enjeu important parce qu’elles répondent à la fois aux régimes actuels plus chargés en protéines et plus bénéfiques en termes de santé

Concernant la France, la situation est paradoxale. « Elle est la deuxième puissance maritime au monde, en situation d’impuissance aquatique » selon Sébastien Abis. 90% des protéines aquatique consommées sont importées alors que nous disposons des capacités métropolitaines et ultramarines pour établir notre souveraineté alimentaire

Évidemment, la France fait face à trois obstacles :

  • La privation de zones de pêche importantes due au Brexit ;
  • Surmonter le double défi du développement et de la transition verte des productions aquacoles ;
  • Et faire accepter, dans le cadre de la relocalisation, la présence de fermes aquacoles sur le littoral français.

Forêts ou terres arables

Les surfaces gagnées par l’agriculture le sont au détriment de la forêt et de la biodiversité selon une interaction difficile entre le monde végétal, animal et humain.

La pandémie relance la question de la pratique invasive de l’humain dans ses pratiques agricoles, minières, industrielles, etc…. avec les répercussions que l’on connaît aujourd’hui. A l’image du virus Ébola, le coronavirus 2019 (COVID 19) est une force de rappel à l’intention de l’humanité, à laquelle s’ajoutent la fièvre porcine et la grippe aviaire.

Le mouvement One Health rappelle justement que la santé est une notion commune aux humains, aux animaux, au végétal. Elle ne peut être compartimentée et doit faire l’objet d’une approche holistique.

La FAO a établi que 40% du végétal est perdu chaque année à cause des maladies et des ravageurs, et que ces dégradations s’intensifient du fait de l’évolution climatique et de la mauvaise préservation des espaces verts. L’avenir passera par un savant dosage de l’intervention humaine et de ses solutions agro pharmaceutiques. D’un côté, il faut préserver le végétal, de l’autre innover pour assurer l’alimentation dans les périodes peu productives

Outre tous les produits de la terre et de la mer, il ne faut pas oublier l’eau potable qui constitue la base de la survie et qui aujourd’hui fait défaut à 30% de la population qui n’y a pas accès. Une source d’insécurité alimentaire supplémentaire.

L’agriculture apparaît finalement comme une majorité silencieuse dans la géopolitique, les États ne communiquent pas sur sa dimension stratégique mais lui donnent un poids central dans leurs politiques nationales et internationales.

La difficulté, pour un pays, est de répartir ses forces entre celles investies dans la préservation de son influence hors des frontières et celles déployées sur son propre territoire pour satisfaire une population dont elle craint éventuellement le soulèvement.

Source : Podcast Géopolitique, Le Débat (RFI)