Comprendre les enjeux de l'agriculture
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Pays maasaï, Kenya © Jacquemot

Les femmes occupent sur le continent une place centrale dans l’agriculture de subsistance. Elles sont incontournables dans les activités de transformation, de conservation et de commercialisation des produits agroalimentaires. Elles sont au cœur de l’économie domestique et du bien-être des communautés rurales et jouent un rôle social essentiel en leur sein. Pourtant, elles disposent de moins de droits, elles ont un accès plus limité aux informations et aux services ruraux et elles sont moins mobiles en raison des charges de famille. Plusieurs études récentes éclairent d’un jour nouveau la réalité de la place des femmes dans le monde rural de l’Afrique, avec d’utiles informations sur les disparités liées au genre dans l’accès aux ressources productives et le contrôle sur ces ressources et les opportunités d’autonomisation qui leur sont offertes.

La situation peut paraître paradoxale. D’un côté, à quelques exceptions près, tous les indicateurs de développement révèlent que les femmes vivant en milieu rural africain sont plus vulnérables que les hommes face à des situations critiques associées à une crise ou au changement climatique et qu’elles sont affectées de façon disproportionnée par la pauvreté. De l’autre, en situation de grande fragilité ou pire d’insécurité chronique, comme au Sahel, au nord du Nigeria, en Centrafrique, dans les Grands Lacs ou à Madagascar, ce sont elles qui sont le plus amenées à consacrer leur travail à l’alimentation, à la santé, à l’éducation contribuant de la sorte à l’atténuation de la gravité de la situation et à la recherche de solutions.

On le sait depuis les travaux pionniers d’Ester Boserup (1970) sur les inégalités de genre en milieu rural, prolongés par d’autres vingt ans après (I. Droy, 1990) : les changements interviennent quand les paysannes en viennent à occuper un rôle croissant dans des activités génératrices de revenus monétaires qui leur confèrent une certaine autonomie. Autrefois très structurantes, les relations lignagères sont de plus en plus minorées, voire disqualifiées, par l’avènement du droit foncier individualisé, par l’ouverture des marchés et par les modes de communication (radio, téléphone) ouvert sur l’extérieur.

L’importance du rôle des paysannes dans le développement socio-économique est désormais – enfin – mieux reconnue que dans le passé par les États et les organisations continentales et régionales. Une conquête à mettre au crédit des femmes, associée aux mutations structurelles qui bouleversent le monde rural africain. Il est à présent de plus en plus admis que les obstacles à l’émancipation des femmes, tenant aux mentalités ou aux structures familiales et sociales, nécessitent la mise en œuvre de politiques publiques de discrimination positive.

1.     Une division inégale des tâches

L’absurde préjugé selon lequel les caractéristiques biologiques distinguant les femmes des hommes expliqueraient les divisions du travail relativement immuables est dénoncé par les études de genre conduites depuis une vingtaine d’années portant sur des systèmes agraires très divers[1]. L’examen de la pluralité des situations existantes attire l’attention sur leur caractère socialement construit au sein de logiques d’ensemble du fonctionnement des sociétés rurales.

Les hommes la production, les femmes la reproduction

Les responsabilités restent strictement réparties au sein des foyers. Elles prennent appui sur des institutions coutumières (système lignager de la répartition des tâches, du mariage, de la résidence, de l’héritage, du foncier), établissant une hiérarchie des rôles qui confortent la place prééminente des hommes dans la sphère de la production et celle des femmes plutôt dans celle de la reproduction (cultures vivrières de case, cultures médicinales, agrocarburants à usage local comme le jatropha, élevage sédentaire, soin du bétail, petite pisciculture villageoise, collecte de fourrage, de bois et d’eau, préparation des repas, soins aux enfants et aux autres personnes dépendantes). Les frontières entre activités agricoles masculines et féminines ne sont certes pas hermétiques, mais force est de constater que les activités féminines sont plutôt attachées au foyer et à l’alimentation – des tâches faiblement ou pas valorisées -, alors que le marché et la création de revenus constituent l’espace de déploiement des activités plutôt masculines (Verschuur, 2011).

Comment expliquer cette « distribution genrée » des tâches et des rôles ? Deux explications sont en général mises en avant, l’une se concentre sur des éléments anthropologiques (mythes, normes, stéréotypes, valeurs) sociale ; l’autre privilégie les facteurs économiques.

Les rites agraires associent très souvent la fécondité des femmes et la fertilité des sols. Ce rapport est une justification de la place qu’elles occupent dans l’espace domestique, du foyer ou de la communauté lignagère. Il est un marqueur de leur identité sociale (Guétat-Bernard, 2015). Le domestique, les soins sont des activités féminines, dont le savoir-faire fait partie des attentes sociales envers elles. Les choix individuels, les ambitions, les rêves, les parcours sont presque toujours inféodés à cette logique collective. Le partage des tâches est associé au processus de socialisation, intériorisant comportements et stéréotypes, fixant les rôles appris depuis le plus jeune âge[2].

Une seconde catégorie d’explications de la répartition des tâches passe par le recours à la microéconomie. Le lignage décide comment satisfaire ses besoins : affectation des terres, répartition du travail par sexes et classes d’âge, circulation de la dot, couverture des besoins de subsistance, gestion des stocks et des intrants, redistribution au sein du lignage, échanges avec les autres lignages voisins, notamment par les mariages, la circulation de la dot et les échanges de cadeaux. Au sein du foyer, les questions sont : qui obtiendra un revenu permettant d’acquérir certains biens ou services ? Qui prendra sa part au travail domestique ? Plusieurs combinaisons sont possibles, mais la plus fréquente repose sur la spécialisation des tâches. Les membres du couple négocient le partage des rôles, et le pouvoir de négociation de chacun est déterminé par les ressources qu’il apporte au foyer, ce qui pénalise les femmes quand elles gagnent peu et moins. L’issue recherchée dans cette transaction est toujours personnalisée, jamais anonyme. La logique de cette « économie affective » peut évoluer, comme nous le verrons, sous l’effet de la marchandisation de la vie sociale et de l’autonomisation croissante des femmes.

Les deux approches débouchent sur le même constat. La femme – force de travail et force potentielle de reproduction de nouvelles forces de travail – n’est que très partiellement libre. « Il n’est de richesse que de femmes » dit-on. Mais si le système est supposé la valoriser, la femme elle ne possède rien, sinon quelques effets et objets ménagers, ni les champs, ni le capital et elles n’héritent de rien. Veuve, elle sera parfois soumise au lévirat.

Le poids des corvées domestiques

Nord-Kivu (RDC) © Jacquemot

Les paysannes ont des contraintes de temps entravant les possibilités de développement d’activités productives et rémunératrices. Elles consacrent entre 15 et 22 % de leur temps aux travaux domestiques, 3 à 7 fois plus que les hommes, soit entre 8 et 10 heures de travail supplémentaire par semaine par rapport aux hommes (Base de données sur le genre de la Banque mondiale). Ces heures de travail harassantes représentent le temps consacré aux corvées d’eau et de bois de chauffage et à la préparation des repas. Les femmes et les filles sont chargées de la collecte de l’eau dans 80 % des cas. Chaque semaine, les paysannes de Guinée passent 5,7 heures à collecter de l’eau ; au Sierra Leone, elles passent 7,3 heures à cette tâche et au Malawi, ce chiffre s’élève à 9,1 heures contre 1,1 heure seulement pour les hommes (FAO, 2018). Autres chiffres significatifs : en Afrique les femmes portent en moyenne en une année plus de 80 tonnes de combustibles, d’eau et de produits agricoles sur une distance de plus d’un kilomètre ; les hommes 10 tonnes seulement (IFAD, 2019). Les corvées sont toujours dévolues aux paysannes (et aux enfants) pliées sous de lourds fardeaux.
Le changement climatique est plus intensément vécu par les femmes dans les zones rurales.

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