Comprendre les enjeux de l'agriculture

3.     Des facteurs ambivalents d’évolution

Le monde rural africain est entré depuis deux décennies dans une mutation sans précédent (Hugon, 2016 ; Jacquemot, 2016). De nouveaux processus de développement économiques mettent sous tension les rapports de genre dans les campagnes. Offrent-ils des opportunités d’autonomisation aux paysannes ?

Les conquêtes foncières et leurs limites

Diverses politiques foncières récentes tentent de remédier aux discriminations quant à l’accès à la terre. Elles comprennent des mesures législatives, agissant notamment sur le droit de propriété et les règles d’héritage, des mesures redistributives, notamment dans le cadre de réformes agraires et, dans certains cas, des mesures facilitant l’accès des femmes aux marchés fonciers.

De nombreux obstacles apparaissent dans leur mise en œuvre de ces réformes. En Afrique du Sud, où ils étaient une revendication centrale des populations noires durant la période postapartheid, des changements radicaux ont mis fin aux systèmes des réserves et des bantoustans fondés sur la ségrégation raciale. Mais la politique du Broad-Based Black Economic Empowerment (BBBEE) de discrimination positive s’est heurtée à l’opposition des autorités traditionnelles. La restitution des terres confisquées s’est avérée entériner les discriminations de genre ancrées dans les droits coutumiers, en particulier dans les zones rurales constituées en communautés traditionnelles. De surcroît, circonstance aggravante, la réforme postapartheid est restée peu connectée aux besoins du développement rural. La spoliation historique des terres a conduit la paysannerie bénéficiaire à mener des stratégies multiples fondées sur des va-et-vient entre ville et campagne, si bien que l’agriculture n’occupe qu’une très faible part dans les revenus des foyers : à peine 6 à 16 % des revenus dans les zones les plus profondément rurales.

Zangnanado Bénin © L’intégration

Le cas du Kenya semble plus probant, en raison de l’efficacité de la pression des organisations de femmes. Les normes patriarcales ont longtemps prévalu dans la distribution des terres. Avant la réforme de 2010, un quart des petites exploitations étaient gérées uniquement par des femmes, dont la moitié en l’absence de leur mari. Elles ne possédaient qu’à peine 1 % des terres sous leur propre nom (Farnworth, Fones Sundell, Nzioki, Shivutse et Davis, 2013). Encore aujourd’hui, très souvent, les pères transfèrent la terre uniquement à leurs fils et les biens matrimoniaux sont enregistrés au nom de l’époux. Bien que rendue illégale, le fait de déshériter les veuves reste un phénomène répandu dans tout le pays. Pour remédier à cette situation, des organisations de la société civile, la Kenya Land Alliance, the Centre for Land Economy and Rights of Women (CLEAR), the Women’s Political Caucus, and Federation of Women Lawyers Association (FIDA-Kenya) se sont battues pendant plus de 20 ans pour faire reconnaître les droits fonciers des femmes dans les politiques publiques. Leurs luttes ont été récompensées en 2010, lorsque le Kenya a adopté l’une des constitutions les plus progressistes d’Afrique. Le texte énonce plusieurs principes, notamment l’accès équitable à la terre, la sécurité des droits fonciers et « l’élimination de la discrimination entre les sexes dans la loi, les coutumes et les pratiques relatives à la terre et à la propriété foncière ». En dépit de ces avancées, et après avoir fait des émules en Ouganda et en Tanzanie, le mouvement kenyan des femmes reconnaît que les normes qui légitiment la discrimination à l’égard des femmes ne sont toujours pas fondamentalement affectées par les modifications apportées à la loi. Les pratiques traditionnelles et les institutions foncières patriarcales persistent à discriminer les femmes. Des programmes complémentaires portant sur la sensibilisation des femmes à leurs droits, des programmes d’alphabétisation juridique et diverses stratégies de plaidoyer devront être utilisés pendant longtemps avant que la culture, les attitudes et les perceptions changent.

Le cas malgache est également instructif (Comité Foncier Développement, 2018). Les droits des femmes sont toujours mieux protégés lorsque les droits fonciers sont formalisés par l’attribution de titres ou de certificats. Basée sur la reconnaissance légale des droits fonciers locaux, la réforme foncière  s’attache précisément depuis 2005 à la formalisation des droits. Elle permet, au travers de la certification, l’enregistrement de la propriété privée de confirmer des droits d’ores et déjà socialement reconnus. La politique foncière rompt le monopole de l’administration foncière et confère de nouvelles compétences aux communes (guichet foncier). Le nombre de ménages qui détiennent des certificats est certes encore limité. Mais des premiers résultats positifs ressortent relativement aux questions de genre. Les paysannes ont plus tendance à certifier leurs parcelles que les hommes et les parcelles déclarées comme appartenant au couple (environ un quart des parcelles) sont de plus en plus certifiées au nom des deux conjoints et non uniquement au nom de l’époux.

On pense enfin au Zimbabwe où plus de 150 000 familles ont été réinstallées après la controversée réforme agraire de 2000. Le cadre politique garantit un quota égal pour les femmes dans les systèmes d’attribution de terres. Les comités de district et fonciers disposent de pouvoirs discrétionnaires pour résoudre les litiges fonciers et les questions d’héritage. Les enquêtes montrent que de nombreuses femmes qui ont reçu un titre de propriété, individuellement ou en famille, ont vu leur vie transformée. Elles déclarent être beaucoup plus impliquées dans les opérations agricoles que par le passé et beaucoup affirment qu’elles sont capables de négocier sur un pied d’égalité avec les hommes. Un élément important du processus de réforme agraire fut de soutenir les femmes à qui des terres avaient été allouées, à l’aide du Women Farmers Land and Agriculture Trust (WFLA) créé en 2006 avec pour mandat de faciliter leur accès à des ressources telles que l’équipement, l’irrigation et les intrants. L’expérience du Zimbabwe montre qu’il est essentiel de travailler avec les décideurs pour les aider à comprendre que les politiques de réforme agraire «neutres » servent en fait à ancrer le statu quo.

L’application concrète des nouveaux cadres juridiques dépend en fin de compte partout de la volonté politique des États, donc d’un rapport de forces. Divers constats étayent le constat général de résultats mitigés : il y a eu, d’une part, une forte pression exercée sur les ménages pour l’enregistrement de leurs terres afin de respecter le rythme imposé par les gouvernements et les bailleurs de fonds et d’autre part, un accompagnement insuffisant des groupes de femmes, notamment les plus vulnérables, pour leur permettre de faire valoir leurs objections après par exemple une délimitation cadastrale.

Accès à l’information

Pour s’émanciper réellement de la sclérose du milieu lignager et patriarcal, les femmes ont au moins deux besoins : savoir comment trouver l’information nécessaire à leur prise d’autonomie et entrer dans des réseaux (associations, groupements, coopératives). Une plus grande connectivité, pour celles qui peuvent tirer parti de la révolution numérique associée à l’extension de la couverture téléphonique, permet l’accès à l’information sur les prix, les marchés, les techniques, le crédit… et élargit considérablement leur horizon, au point de susciter chez elles l’envie d’avoir davantage de place dans la décision. L’information est un moyen d’acquérir des compétences et de s’extraire du conservatisme ambiant pour construire un capital social surtout en s’associant à d’autres femmes.

Cette combinaison information/réseau est une des clés de la conquête du pouvoir des paysannes en particulier en matière foncière. La FIDA-Kenya, regroupant des avocates et des magistrates engagées dans la création « d’une société libre de toutes les formes d’injustice et de discriminations faites aux femmes » offre ainsi un service de conseil sur le droit des femmes et en accompagnant devant la barre celles victimes de leur dépendance et de leur ignorance ; en prenant en charge l’accompagnement juridique et psychologique des femmes battues ; en se faisant les avocates inlassables de réformes du droit et des politiques pour tenir compte de l’existence d’une minorité sociale en fait majoritaire démographiquement.

Le cas des boutiques du droit au Sénégal est également intéressant (Kébé Diouf, 2016). Dans ce pays, les paysannes occupent une place prépondérante dans les milieux ruraux puisqu’elles ne fournissent pas moins de 70 % de la main-d’œuvre utilisée dans la production agricole. L’existence de textes juridiques consacrant l’égalité de droit d’accès et de propriété foncière n’empêche pas que leurs droits restent en pratique conçus de façon réductrice, la persistance de coutumes ne leur laissant que peu de prérogatives en matière foncière. Seulement 2 % d’entre elles accèdent à la terre par voie d’achat, moins de 15 % y accèdent par voie d’affectation et seulement 25 % par héritage. L’Association des juristes sénégalaises a donc mis en place un programme visant à la vulgarisation du droit afin de leur assurer un accès aux ressources du droit. Des consultations juridiques gratuites sont dispensées exclusivement par des femmes, avant tout destinées aux femmes les plus démunies issues du monde rural. Plusieurs vecteurs sont utilisés, comme les « boutiques de droit », un numéro vert ainsi que des consultations publiques ponctuelles. Elles portent sur diverses questions juridiques : droit de la famille, droit foncier, droit immobilier, droit pénal, droit social, droit des obligations…

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