Comprendre les enjeux de l'agriculture

Les limites du juridisme foncier

La tendance à la marchandisation foncière et ses effets a mis au-devant de la scène le débat sur les modalités de « fixation » des droits fonciers.

La bonne politique ne serait-elle pas d’accentuer l’évolution des systèmes collectifs et hybrides de gestion du sol vers des formes totalement privatisées et uniformes, autorisant de la sorte la cession individuelle des terres et l’essor des marchés du foncier ? Telle était la position de la Banque mondiale, parfaitement illustrée dans un rapport de 2013 intitulé Securing Africa’s Land for Shared Prosperity. Il a fait date en énonçant que l’évolution des régimes fonciers africains devait se faire en direction de droits « individuels, absolus et exclusifs ». En clair, l’individualisation du foncier, consacrée par l’enregistrement et le titrement, et la transférabilité des droits ainsi rendue possible doivent pouvoir se renforcer avec la mise en place de cadastres, autant d’éléments susceptibles de réduire l’incertitude et ce faisant d’encourager l’investissement. Le crédit pourrait ainsi mieux se mettre en place grâce à la garantie offerte par les droits enregistrés et l’existence d’un acte notarié.

La formalisation des droits par le « titre » (titre de propriété privé, certificat, attestation, etc.) est aujourd’hui présentée par de nombreuses institutions comme la meilleure solution pour sécuriser les droits, promouvoir le développement et garantir la paix sociale. Le Rwanda a été le plus loin dans cette direction, avec une politique interventionniste reposant sur l’enregistrement obligatoire de 10 millions de parcelles (mais, prégnance de la coutume, on estime que 10 % des parcelles concernées retombent chaque année dans l’informalité).

Ces politiques de formalisation standardisée soulèvent en pratique de nombreux problèmes parce qu’elles ne prennent pas en considération la réalité du foncier africain.

Les faisceaux de droits

Dès que l’on quitte l’optique du seul droit formel, la grande diversité des régimes fonciers en Afrique apparaît clairement : ils se caractérisent, dans leur majorité, par une hybridation des normes et des institutions héritées de la colonisation et des droits coutumiers, produisant ainsi un enchâssement des régimes de propriété. Le concept classique de droit de propriété doit être réinterprété à partir du concept de « faisceau de droits » (bundle of rights), assis sur des relations sociales, établi et rendu exécutoire non seulement par le système légal, mais aussi par les conventions sociales et les normes comportementales qui régissent le fonctionnement réel de la société.
Plus précisément, le droit sur la terre est constitué par l’association de trois caractéristiques principales :

1. le droit d’accès et de prélèvement de ses ressources (sol, végétaux, animaux, eaux, sous-sol),

2. le droit de gestion de l’espace concerné (modalité d’exploitation et de mise en valeur),

3. enfin le droit d’en céder ou d’en transférer toute ou partie, sous différentes formes (vente, héritage, métayage, fermage). Ces droits, proches de l’interprétation du droit romain (usus, fructus, abusus) sont indépendants les uns des autres. Ils sont répartis entre deux niveaux hiérarchiques :
– un niveau inférieur qualifié d’opérationnel où se situent les droits d’accès et de prélèvement de la ressource en question. Il s’agit de droit d’usage.
-un niveau supérieur dit de « choix collectif » où se définissent les règles qui seront appliquées au niveau opérationnel. Là se situent les trois autres droits : gestion, exclusion et aliénation.
Sur la base de cette décomposition de la propriété, quatre types de détenteurs sont caractérisés : les utilisateurs autorisés qui se situent au niveau opérationnel et qui ne détiennent que les droits d’usage, les détenteurs de droits d’usage et de gestion, les propriétaires sans droit d’aliéner mais possédant le droit d’exclure. Enfin les propriétaires disposant de tous les droits.

 

 

 

 

Propriétaire

 

 

Propriétaire sans droit d’aliénation Détenteur de droits d’usage et de gestion Utilisateur autorisé

 

Accès et prélèvement X X X X
Gestion X X X
Exclusion X X
Aliénation X

(Source, Schlager & Orstrom, 1992)
Cette typologie a le mérite de rendre compte de la complexité des situations réelles rencontrées en Afrique.

Le foncier a une forte dimension politique. Un accès équitable à la terre, géré selon des normes et procédures légitimes et efficaces, est une condition au développement économique et social, mais aussi au maintien de la paix sociale. D’abord parce qu’il met en jeu les rapports sociaux entre groupes d’acteurs ayant parfois des intérêts divergents. Ensuite parce que les droits fonciers locaux sont « enchâssés » dans les normes sociales entre appartenances sociales et modes d’accès à la terre. Le foncier est un « objet politique » avant d’être une marchandise, un espace social avant d’être une topographie. Des droits fonciers sécurisés sont source de produits agricoles, de poissons, de bois et d’autres ressources économiques, mais aussi de bien-être, de culture, d’identité, de cohésion sociale et de spiritualité des centaines de millions d’Africains.

Le PNSFR en Côte d’Ivoire

L’approche « topographique » et « notariale » en faveur du titrement individualisé repose sur l’ignorance de la complexité des modes de gestion du foncier en Afrique laquelle se retrouve dans l’enchevêtrement de plusieurs systèmes, du régime coutumier au régime de droit moderne occidental, en passant par différentes règles foncières inspirées par exemple dans les zones islamisées du droit musulman. Plus qu’une opposition, ce pluralisme juridique est une superposition de droits non exclusifs qui coexistent sans nécessairement avoir un lien hiérarchique entre eux, qui génère une forme de syncrétisme et qui favorise un jeu d’acteurs où chacun cherche à tirer le parti qui lui est le plus favorable.

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