Comprendre les enjeux de l'agriculture

La vigilance des ONG et le plaidoyer

Le premier plaidoyer d’envergure au niveau international contre la marchandisation des terres est venu de l’ONG Grain, avec la publication en 2008 du rapport “Main basse sur les terres agricoles en pleine crise alimentaire et financière”.

Diverses organisations sont fortement engagées dans la lutte contre les accaparements de terre. Les détracteurs, parmi lesquels les plus incisifs sont Via Campesina, l’Oakland Institute, Grain, Oxfam, et en France Agter, Alimenterre et le CCFD-Terres solidaires, insistent tous particulièrement sur les risques induits avec le bouleversement des conditions de vie et de travail des petits producteurs ruraux. Les stratégies de communication utilisées sont efficaces : mobilisation au travers des médias et les réseaux sociaux, opérations de plaidoyer et stratégie du blame and shame. Contre les investissements privés à grande échelle, la plupart promeuvent l’idée de souveraineté alimentaire et un retour à un modèle d’agriculture paysanne, préservant le mieux les écosystèmes et assurant la sécurité alimentaire.

À la suite du Forum international de Nyeleni (novembre 2011), puis du forum social africain (octobre 2014), les organisations paysannes africaines sont à l’origine de la Déclaration de Dakar contre l’accaparement de l’eau et des terres qui a mis au grand jour les réalités vécues par les populations victimes d’accaparement de terres. Dans plusieurs pays des coalitions nationales regroupant les organisations de producteurs et de la société civile se sont mises en place afin d’instaurer un rapport de force avec les pouvoirs publics et de mieux défendre les intérêts des exploitations familiales. Tel fut le cas du Syndicat Synpa au Bénin qui est parvenu à mettre en question de la nouvelle loi foncière, pour y inclure des éléments de droits coutumiers et des provisions garantissant les droits des migrants, des femmes, et des communautés sur la terre. La loi de sécurisation foncière de 2009 du Burkina Faso porte aussi l’empreinte des propositions paysannes. Les organisations paysannes ont également été associées à la définition des politiques foncières au Mali et au Sénégal. Certains pays ont commencé développer des initiatives comportant des processus favorisant tout particulièrement les relations entre les investisseurs et les communautés. L’un des pays les plus avancés dans ce domaine est aujourd’hui le Mozambique, qui, sous la pression de ses échecs passés, a élaboré avec son projet Pro-Parcerias des procédures d’investissements fonciers reposant sur un partenariat multipartite (administration centrale, administration locale, communautés, société civile et investisseurs) initié au niveau du village.

Des pratiques foncières locales en mutation

La période récente laisse entrevoir un ralentissement des grandes transactions foncières en Afrique. Il s’explique par la baisse des prix des produits agricoles à partir de 2014, par certains « ratages » d’importants projets productifs mais aussi par la montée des contentieux associés à la prise de conscience des risques que présentent les acquisitions de terres sur la souveraineté alimentaire des communautés et des États concernés. Dans le même temps, de profonds bouleversements allant vers la marchandisation des terres affectent le cadre foncier à l’échelle des paysanneries, une évolution fondamentale plus ou moins bien encadrée par les État. Les changements dans la situation foncière en Afrique ne concernent en effet pas que les domaines à grande échelle. En fait, hormis dans les zones très reculées du Sahel ou du bassin du Congo, tous les espaces dédiés à l’agriculture et au pâturage sont affectés par des bouleversements d’ampleur variable mais selon une logiquement quasiment uniforme, celle de la marchandisation.

Les réalités foncières sont d’une grande complexité. Bien que les Etats possèdent légalement l’essentiel des terres (et l’eau, les forêts et toutes les richesses souterraines), de nombreux paysans possèdent des droits coutumiers sur ces terres. On estime que seulement moins de 5 % des terres sont immatriculées, y compris les terres du domaine de l’État.

Reconnaissance des droits autochtones et communautaires

Cette carte représente la surface estimée de terres détenues ou utilisées par les communautés locales mais non reconnues formellement par l’État, exprimée en % de la superficie totale des terres du pays.

Le caractère inaliénable de la terre, souvent associé aux liens mystiques terre-ancêtres-génies-fécondité, est encore considéré comme la caractéristique centrale de la communauté villageoise africaine. Cette perception pour le moins passéiste est sérieusement ébranlée comme le montre remarquablement J-Ph. Colin (2017b). A part dans les zones les plus reculées, la tendance vers une individualisation des droits et une marchandisation de l’accès à la terre est devenue de plus en plus évidente, avec l’accroissement de la pression foncière et de la valeur économique du sol, du fait, en particulier, de la pression démographique, en partie induite par l’arrivée de migrants, de l’urbanisation et de l’expression d’une demande de terres rurales provenant des élites locales.

Les formes lignagères de contrôle par les aînés de l’accès à la terre et aux produits qu’elle porte sont donc remises en question. Autrefois très structurantes, elles sont minorées, voire disqualifiées, par l’ouverture des marchés, les migrations internes et par les modes de communication (pistes rurales, radio, téléphone, voire internet) ouverts sur l’extérieur. Même là où les normes traditionnelles liées au foncier restent prégnantes, ces divers facteurs ont enclenché une rupture dans les modes de reproduction sociale originels.

Diverses enquêtes montrent comment s’organisent les transactions foncières à l’échelle des villages. Au Rwanda, déjà en 1993, près de 40 % des superficies travaillées dans la commune de Kanami avaient été achetées. En 1994, au Kenya, en moyenne 18 % des superficies possédées par les producteurs avaient été acquises sur le marché. Plus récemment, en 2015, à Madagascar, environ la moitié des parcelles possédées dans une commune enquêtée avait été achetée. Ce type d’opérations portent en général sur des surfaces inférieures à 10 ha. Les statistiques sur les acquisitions les plus récentes de terre par les acteurs urbains donnent des indications souvent plus importantes, d’une dizaine à plusieurs centaines d’hectares.

Force est de constater que les filières d’accès à la terre et à ses ressources entrent de plus en plus dans l’économie marchande, échappant par ce biais aux relations lignagères qui furent jadis le substrat d’identités, d’équilibres, de croyances… La terre est en quelque sorte désocialisée.

La marchandisation du foncier rural est identifiable dans plusieurs tendances observables dans de nombreuses régions africaines :

  • Un lent mais irréversible morcellement de la tenure coutumière ;
  • Une mainmise en diminution de l’État dans son rôle d’affectataire ou de régulateur qui doit composer avec d’autres acteurs (collectivités locales, sociétés civiles, entreprises, groupements paysans) ;
  • Une concentration accrue par l’accélération des acquisitions de terres par des exploitations d’agrobusiness bénéficiant d’investissements conséquents ;
  • Une confiscation parallèle de la rente foncière hors de la sphère lignagère, de la communauté ou de la chefferie ;
  • Enfin, une hausse tendancielle du prix du sol tant en zone rurale que dans les villes.
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