Comprendre les enjeux de l'agriculture

Les conditions de réussite et les « transactions « ratées »

Sur les 685 opérations foncières recensées en Afrique entre 2000 et 2017, 474 – couvrant 27 millions d’hectares – ont été conclues et signées. Il demeure toutefois que près de 22 % de ces opérations n’ont pas débouché sur la signature d’un contrat et que 62 opérations ont échoué, soit au cours de la phase de négociation soit après la signature d’un contrat.

Ce que l’ONG Grain regroupe sous le terme de « transactions ratées » recouvre des réalités différentes. Dans certains cas, les investisseurs ont perdu leur terre parce que le gouvernement a annulé un permis ou une concession. Dans d’autres cas, les investisseurs devaient faire face à des résultats négatifs. Parfois  l’investisseur a tout simplement fait faillite.

Un facteur d’échec réside dans l’incompétence des entreprises. Souvent, les hommes d’affaires qui sont derrière les projets n’ont que peu, voire aucune, expérience en agriculture et ne savent pas grand-chose des réalités agronomiques et sociales des sites où ils ont acquis des terres agricoles. On pense au projet de Karuturi, une firme indienne, en Éthiopie qui après avoir acquis 300 000 ha de terres agricoles dans la région de Gambela s’est vu retirer sa concession faute de l’avoir mise en exploitation, mais aussi sous la pression des communautés qui avaient été déracinées de leurs terres. Plusieurs grands projets financés par des groupes saoudiens ont aussi échoué en raison de conflits entre partenaires, comme le programme Foras 7 x 7 qui était censé convertir 700 000 hectares de terres d’Afrique de l’Ouest en plantations de riz ou encore le projet de canne à sucre d’Arafco au Kenya, projet qui était soutenu par un prince saoudien et qui s’est terminé par un procès retentissant en 2016.

Des environnements institutionnels incertains, la technicité des projets et le coût élevé des mises en œuvre expliquent en partie ces échecs. Un autre facteur qui intervient dans les transactions ratées est l’opposition que rencontrent beaucoup d’opérations foncières de la part des communautés. Les mouvements de résistance locaux ont remis en cause nombre de transactions foncières de la part des communautés à les bloquer, à les faire échouer ou à les modifier complètement. Le cas de la concession foncière accordée en 2009 au Cameroun à Herakles Farms de 73 000 ha de forêts tropicales pour être transformés en plantations de palmier à huile est souvent cité. Elle a été réduite à un quart de sa taille initiale, la suite de l’intense campagne menée par les organisations communautaires appuyées par les ONG du pays.

Les conséquences d’une transaction foncière ratée sont généralement funestes pour les communautés. Même si elles récupèrent une partie de leurs terres, elles ont de grandes chances d’avoir été défrichées ou épuisées et les ressources en eau n’existent probablement plus. Il est donc difficile pour les communautés d’y pratiquer l’agriculture, la chasse et la cueillette comme ils le faisaient auparavant pour assurer leur nourriture et leurs besoins fondamentaux. Il peut également persister des tensions entre les membres de la communauté qui se sont opposés aux projets et ceux qui l’avaient accepté.

Les tensions et les conflits

Les opérations d’acquisitions foncières à grande échelle s’appuient sur une rhétorique de « l’Afrique vide et oisive », bien adaptée pour justifier toutes les convoitises. L’affirmation d’une disponibilité « de ressources dormantes » d’environ un milliard d’hectares en surfaces agricoles utiles est pourtant erronée si l’on prend en considération l’ensemble des contraintes qui pèsent sur le foncier. D’où les difficultés constatées.

Les transactions foncières marchandes sont susceptibles d’induire divers types de tensions. Le conflit le plus connu s’est déroulé à Madagascar, quand, en 2009, le scandale Daewoo a révélé l’existence d’un bail de 99 ans consenti à cette firme coréenne à titre gratuit pour une surface de 1 300 000 ha, contre la promesse d’un investissement dans les infrastructures portuaires de 6 milliards de dollars sur 25 ans et la création de 70 000 emplois. Cette opération a été perçue comme une menace contre la souveraineté du pays et par les paysans comme une spoliation de leur outil de travail. Sans évoquer le fait que la terre a une valeur symbolique puisqu’elle est le lieu où reposent les ancêtres. Elle échoua et précipita la chute du gouvernement de Marc Ravalomana.

Les cas de révoltes des paysans contre les accaparements de terres sont peut-être moins fréquents en Afrique qu’ailleurs, mais ils existent comme en 2014 au Mozambique dans le corridor de Nacala où la résistance des organisations paysannes a réduit le projet ProSavana à sa plus simple expression, ou au Nigeria dans l’État de Taraba à la suite de l’expulsion de paysans après l’installation de Dominions Farms sur 30 000 ha. On pense aussi aux affrontements au Mali dans la communauté de Samana Dougou Bamana dans la zone l’Office du Niger où, en juin 2010, l’armée est venue appuyer les investisseurs. Des paysans, venus protester contre le déploiement de bulldozers et la coupe de plusieurs centaines de leurs arbres, furent mis en prison.

Les sources de conflit sont diverses. Elles peuvent résulter de la contestation des droits du cédant – parfois un homme politique local – à vendre une terre à des entreprises étrangères. Elles peuvent provenir d’une mise en cause des limites d’une parcelle ou de la dénégation, par les autochtones qui avaient accordé un accès à la terre à un allochtone, du droit de celui-ci ou de ses héritiers à vendre la terre. Les titulaires de droits d’usage sont rarement consultés ou indemnisés. Le pire intervient avec les pratiques ouvertement frauduleuses, comme la cession de la même parcelle à différents preneurs, ou d’une parcelle sur lequel le cédant n’a strictement aucun droit, ni juridique, ni d’usage.

Un conflit peut aussi naître de la contestation des termes du contrat de cession, par exemple quand les droits transférés à travers une « vente » restent largement non spécifiés, ouvrant le champ à des interprétations divergentes de la transaction : s’agissait-il d’une vente « complète » ou de la cession du seul droit d’exploitation ? Autre source de contentieux : le non-respect des engagements contractuels pris par l’acquéreur à l’égard des communautés locales en termes de contribution au développement du village.

Dans de telles situations, il n’est pas rare que les investissements réveillent des querelles de propriétés foncières. Les édiles locaux peuvent dans un premier temps accueillir favorablement ces projets d’investissement, avec la promesse de retombées en emplois et en équipements, mais lorsque la mise en œuvre ne répond pas aux attentes des populations locales, des conflits émergent, moins avec les investisseurs qu’entre groupes d’occupants, chacun accusant l’autre d’avoir égoïstement tiré profit de l’opération.

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