Comprendre les enjeux de l'agriculture

De nouvelles approches et des réformes

En se focalisant sur les droits de propriété (exclusifs) et en ignorant les différents droits d’usage et les droits délégués (zones pastorales, pâturage des troupeaux sur des terres agricoles à certaines périodes de l’année, cueillette et chasse dans les zones boisées, etc.), les démarches de privatisation/marchandisation des usagers de la terre ont toutes les chances d’évincer nombre d’agriculteurs qui pourtant se croient légitimement « propriétaires » de leurs terres.

Il est prévu que le portefeuille de prêts à l’investissement de la Banque mondiale consacré à l’administration et la sécurisation foncière augmentent de 39 % sur la période 2017-2019. Sous la pression des réalités, l’institution de Washington s’est amendée dans ses nouveaux projets, au Mozambique et en Tanzanie notamment, en reconnaissant l’importance d’étendre la portée des droits légalement reconnus et enregistrés et en prêtant une attention particulière aux femmes et aux communautés autochtones, tout en définissant les limites des forêts domaniales au moyen d’un processus participatif de délimitation et de cartographie foncières.

Les approches alternatives qui tentent de reconnaître la diversité des droits existants et la pluralité des normes d’accès à la terre et à ses ressources, promeuvent de nouvelles règles juridiques, plus proches des formes locales d’appropriation de la terre et des ressources. Plusieurs États ont engagé depuis une vingtaine d’années d’importantes réformes foncières. L’enjeu est de sortir de la dualité pratiques locales/cadre légal, de mettre fin au principe de domanialité (la terre appartient par défaut à l’État), et de construire des approches hybrides de gestion foncière, qui intègrent la diversité des situations et des conceptions des droits fonciers, et créent de nouvelles catégories juridiques alternatives à la propriété privée titrée (certificats fonciers, « petits papiers », etc.) avec une gouvernance foncière au sein de laquelle l’administration, les collectivités locales et les autorités coutumières sont amenées à coopérer.

Des opérations de titrement « simplifié et sécurisé », consistant à enregistrer les droits d’occuper, ont été lancées dans certains pays. Le Bénin a été un précurseur. Dès la fin des années 1980 des Plans fonciers ruraux furent lancés. Il s’agissait d’une démarche de cartographie des droits fonciers coutumiers, individuels ou collectifs, conçue comme devant permettre d’alimenter une réforme à venir – qui fut finalement adoptée en 2007 – octroyant des droits juridiquement reconnus aux paysans. Avec son Code Rural de 1993, le Niger a quant à lui mis en place une réforme foncière novatrice reconnaissant la propriété foncière coutumière au même titre que la propriété résultant de l’immatriculation. On peut aussi citer le Land Village Act de Tanzanie (1999), la loi de Terras de l’Angola (2004) ou la loi sur le domaine foncier rural de Côte d’Ivoire (1998).

Le cadre d’analyse de la gouvernance foncière en Côte d’Ivoire

En Côte d’Ivoire, la loi du 23 décembre 1998 relative au domaine foncier rural est restée largement inappliquée, plus d’une décennie après sa promulgation. De nombreuses localités du pays ne sont pas encore dotées en organes de gestion foncière et moins d’un millier de certificat foncier ont été délivrés depuis l’application de cette loi ; ce qui représente environ 0,10% des terres rurales à immatriculer. Par ailleurs, certaines de ses dispositions présentent des contradictions. la valeur juridique des certificats établis et non transformés en titres à ce jour.
Le cadre d’analyse de la gouvernance foncière (CAG), élaboré par la Banque mondiale, est un outil de diagnostic et d’analyse qui permet d’évaluer, en s’appuyant sur les connaissances locales et sur des données existantes, la gouvernance foncière du pays. Le Cadre se concentre sur l’analyse de neuf grands thèmes : 1/la reconnaissance de la tenure foncière; 2/droits sur les terres forestières et communautaires et réglementation de l’utilisation des terres rurales; 3/ utilisation du sol, planification et développement urbain, 4/ gestion des terres publiques; 5/ transparence des procédures et avantages économiques du transfert des terres publiques à un usage privé; 6/ accès public aux informations foncières : registre et cadastre; 7/ estimation de la valeur de la valeur de la terre et fiscalité foncière ; 8/ résolution des litiges ; 9/ cadre juridique et institutionnel. Le processus LGAF a permis de parvenir à un consensus sur les principales contraintes dans le domaine de la gouvernance foncière et de proposer une soixantaine de recommandations.  Il a été finalisé en Côte d’Ivoire en mars 2016.

Le PNSFR en Côte d’Ivoire

Comme on l’a dit plus haut, la loi de sécurisation foncière de 2009 du Burkina Faso est issue d’un large processus participatif qui a vu l’implication de la Confédération Paysanne du Faso (CPF). Alors qu’auparavant toutes les terres étaient comprises dans le domaine de l’État, le domaine foncier est aujourd’hui divisé en domaine de l’État, domaine des collectivités locales et domaine des particuliers. La politique de sécurisation foncière rurale institue des mécanismes de reconnaissance des droits fonciers paysans à travers les « attestations de possession foncière rurale », met en place des services fonciers au niveau des communes.
À Madagascar, la formalisation des droits fonciers introduite par la loi de 2005 a eu pour but de faciliter le règlement des conflits fonciers mais aussi d’inciter les agriculteurs à investir dans une relative sécurité. Elle marque un tournant dans la gestion des terres dans la Grande île en supprimant le principe de la domanialité, héritage de la colonisation, et en cherchant à valider, par la prescription acquisitive, les droits des agriculteurs. Un certificat foncier, dont la valeur juridique est pratiquement identique à celle du titre foncier, entérine désormais un droit de propriété selon une procédure menée avec les anciens du village et les autorités locales, sans avoir recours à un géomètre ou un inspecteur des domaines, mais simplement grâce à une photo des terrains de la commune qui va permettre à chacun de délimiter ses parcelles. Quatre axes ont guidé la réforme : la création d’un nouveau statut juridique : la propriété privée non titrée (PPNT), la décentralisation de la gestion des terres au niveau des communautés de reconnaissance locale, la rénovation de la législation foncière et la modernisation des services fonciers avec la numérisation des données et la mise en place de guichets uniques à l’échelle communale chargés de la délivrance des certificats fonciers sur les terrains occupés individuellement ou collectivement, mais pas encore titrés. À l’expérience le dispositif malgache est à trois enjeux : la confiance accordée aux certificats, la viabilité financière des guichets, l’actualisation des données. Il n’en demeure pas moins qu’il peut constituer la base d’une gouvernance foncière locale, servir dans l’arbitrage des conflits et d’interface entre la population les investisseurs et les services de l’État.
Prenons un dernier exemple. L’Ouganda travaille avec les autorités locales et la société civile afin de reconnaître les droits coutumiers et afin que le régime foncier forestier intègre les Directives volontaires de la FAO. Les autorités locales du district de Kasese, en collaboration avec les gouvernements centraux et de district et avec une université, délivrent des certificats de propriété coutumière en ciblant plus particulièrement les femmes et les groupes vulnérables. Elles signalent que la sécurité foncière s’est améliorée et que les conflits fonciers ont diminué. Un logiciel libre d’accès, Open tenure, permet d’utiliser l’imagerie satellitaire pour la délivrance de ces certificats, améliorant la transparence et la qualité des données.
Toutes les démarches alternatives ont permis des avancées indéniables. Pourtant, des difficultés de plusieurs ordres demeurent : elles supposent l’existence, au niveau local, de nouvelles compétences, qui ne sont pas toujours disponibles. La demande pour des documents juridiques, même plus adaptés, n’est pas toujours forte et leurs coûts demeurent parfois encore trop élevés. Les actions à mener sont d’une ampleur considérable : délimiter les terroirs, confirmer les droits historiques, valider les acquisitions justifiées par les usages et reconnaître la diversité des formules, renforcer les compétences des collectivités locales, mettre en place des procédures d’arbitrage et de résolution des conflits fonciers. Des innovations technologiques sont possibles. Ainsi au Ghana, une entreprise LandMapp, utilise des smartphones compatibles GPS pour fournir des services de cartographie et d’arpentage fiables sur les contours des parcelles des agriculteurs. Elle vérifie les délimitations obtenues avec les agriculteurs et leurs voisins, puis ils fournissent aux agriculteurs des documents permettant d’identifier leurs propriétés, à un coût relativement faible.
Le titrement et l’immatriculation ne sont qu’une modalité parmi d’autres. Dans certaines situations, pour les petites exploitations, il faut probablement concevoir des options alternatives reposant sur la pluralité des droits fonciers locaux, méritant une égale considération et une protection par la loi. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les dispositifs proposés par les démarches alternatives restent relativement complexes et coûteux pour les populations. Pas moins de 14 étapes sont encore nécessaires pour obtenir une attestation de possession foncière au Burkina Faso, et la délivrance d’un certificat foncier coûte environ 1 000 euros en Côte d’Ivoire. Face à l’absence d’offre de sécurisation adaptée, les agricultures familiales continuent à avoir massivement recours aux modes locaux de gestion du foncier, qui insistent autant sur la formalisation des arrangements agraires (les « petits papiers ») que sur leur reconnaissance sociale.

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