Comprendre les enjeux de l'agriculture
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Le constat est le même. Que la récolte soit faite à la faucille ou au volant d’une moissonneuse batteuse, l’enjeu des moissons est la sécurité alimentaire des centaines de millions de paysans et de l’ensemble de la population de la planète pour les 365 jours à venir. Mais les pertes survenues à l’occasion de la récolte, du stockage ou de la consommation représentent parfois plus d’un tiers des volumes récoltés.
Le tour du monde des moissons est le rêve réalisé par Christophe Dequidt et Sylvie, sa femme. Ils ont visité en 2015 et 2016, dix- huit pays et rencontré plus de 500 personnes. Leurs témoignages sont relatés dans un livre intitulé « Le tour du monde des moissons » (1). Ils reflètent l’organisation sociétale des pays parcourus pendant la période des moissons.
On trouvera dans ce dossier, un focus sur l’Egypte, la Chine, l’Inde, l’Australie, l’Argentine et le Kazakhstan. Au Québec,  Benoit Intem nous livre son expérience.  En France, André Oiseau, chef d’entreprise de travaux agricoles pendant 55 ans mesure les formidables progrès technologiques réalisés depuis qu’il est à la tête de sa société.

(1)« Le tour du monde des moissons » en vente sur fnac.fr

En Egypte, le Nil est l’assurance récolte des paysans

3,5% de la superficie de l’Egypte sont cultivés et habités, le reste étant un immense désert. Le blé est cultivé sur les bords du fleuve sur les plaines alluvionnaires fertiles. Le pays est peuplé de 93 millions d’habitants et  sa population est jeune. 50% des Egyptiens ont moins de 30 ans. Si leur pays s’enorgueillit d’être le premier pays producteur de blé nord-africain, avec 8.6 Mt, la récolte couvre à peine la moitié des besoins de la population. Car le blé est la base de l’alimentation des Egyptiens. Si bien que l’ancien empire des pharaons se dispute la place de premier importateur mondial de blé avec l’Indonésie en important plus de 12 millions de tonnes.
Les paysans égyptiens récoltent leur blé à la main en sachant à l’avance quel sera le prix de vente des sacs de grains qu’ils vendront au gouvernement. Pour des raisons sociales et pour retenir le plus de paysans en activité, le prix d’achat est bien plus élevé que les cours mondiaux.
Pas de surprise non plus sur les rendements. Sur leurs petites surfaces, les paysans égyptiens ont les moyens d’irriguer leurs parcelles pour les rendre productives. Les rendements à l’hectare sont très élevés, 6,5 tonnes/ha, pour une moyenne mondiale de moins de 3 tonnes/ha.

En Chine, c’est le gouvernement qui décide  la date de la récolte de blé

Les spéculations  vont bon train. Le Conseil international des céréales a évalué, dans son rapport du 26 juillet dernier, la récolte 2018-2019 à 122,5 millions de tonnes (Mt) et les stocks de fin de campagne à 116 Mt. Comme lors des campagnes précédentes, le gouvernement chinois ne confirme aucun de ces chiffres. Ces informations relèvent du secret d’état.
La récole blé débute à la date imposée par les autorités chinoises des mois auparavant, indépendamment de l’état d’avancée des cultures.  Les paysans n’ont aucun moyen de s’y opposer alors que les champs de blé ne sont pas tous arrivés à maturité.
Les paysans escomptent des rendements de plus 5 tonnes par hectare (parmi les plus élevés de la planète) sur les terres allouées ou louées par l’Etat (baux de 89 ans). Mais le défi majeur à relever est le stockage des blés récoltés.
Quoi qu’il en soit, les champs sont moissonnés, parcelle après parcelle, par une cavalerie de moissonneuses batteuses. Leurs chauffeurs sillonnent les campagnes pour proposer leurs  services. Dotée d’une rampe de découpe de 2,3 mètres, leur dimension est tout à fait adaptée à la superficie des parcelles qui excède rarement un hectare. Dans les fermes d’état, les moissonneuses utilisées sont plus importantes puisque les champs mesurent plusieurs dizaines d’hectares. En Chine, la culture de blé s’étend aux dépens du soja et du maïs.
La production de blé couvre la consommation intérieure et alimente un peu plus, chaque année, les stocks publics constitués par le gouvernement pour garantir la souveraineté alimentaire chinoise. Estimés à 109 Mt en juin prochain, ils équivalent aux besoins alimentaires d’une année.
Le gouvernement chinois dirige avec une main de fer tous les stades de la production du blé, des semis à la moisson et à la commercialisation. Ses services fournissent les intrants et les engrais aux paysans. En échange, leurs récoltes sont payées à des prix trois plus élevés que ceux en vigueur sur le marché mondial.
En fait, la politique agricole chinoise est la principale politique de redistribution des revenus et des richesses du gouvernement en faveur des paysans. Il s’appuie sur cette politique pour limiter la migration des populations rurales vers les métropoles engorgées.

En Inde, seules les femmes sont à la tache

Du Radjasthan et du Penjab à l’Utar Pradesh et jusqu’au pied de l’Himalaya, la deuxième plus importante production mondiale de blé (95 Mt estimées pour 2018-2019 selon le Conseil international des céréales) est récoltée aux deux tiers par les femmes, à la faux et à la faucille! Car pendant cette période de l’année, les hommes sont occupés à d’autres taches !
Sinon, le tiers des champs restant est coupé par des faucheuses lieuses puis récolté. Les moissonneuses batteuses sont peu nombreuses en Inde car la faible dimension des parcelles rend leur utilisation impossible. Et avec des exploitations de 0,4 ha de terre en moyenne, les paysans n’ont pas les moyens d’en acquérir une. En Inde, le marché intérieur des céréales est protégé. Une fois récolté, le blé est mis en vente aux enchères avec un prix minimum garanti.
Le gouvernement participe activement à ces enchères. Comme il se fournit sur le marché pour nourrir la population urbaine, il exerce une pression sur les cours, empêchant ainsi les investisseurs privés, avides de bonnes affaires, d’acquérir les grains mis en vente à un vil prix. Premier client des paysans, le gouvernement indien sera toujours, en dernier recours, acheteur.
Mais que de pertes ! Le blé est en général récolté à maturité mais faute de silos, il est stocké dans des sacs de jute alignés, sans bâche, le long des routes. Comme la mousson survient dans les semaines qui suivent la moisson, les sacs sont trempés. Puis les grains de blé germent et moisissent.
Jusqu’à 40 % de la récolte sont ainsi détruits et impropres à la commercialisation. Mais les sacs, alors invendables, ne sont pas perdus pour autant. Leur contenu  servira de base à l’alimentation des sans-abris et des mendiants !
La souveraineté alimentaire à venir de l’Inde est étroitement liée au développement des infrastructures et non pas seulement, à l’essor de sa production. A quand alors « un plan Marshall »  dans le stockage ?

En Argentine, les céréaliers confient leur moisson à des « contractors »

Les producteurs de céréales argentins ne sont pas équipés de moissonneuses. Les champs sont fauchés et battus par des « contractors », des entreprises de travaux agricoles itinérantes. Elles sont dotées de machines très puissantes leur permettant de moissonner en quelques heures des centaines d’hectares.
Pour attirer les clients, ces « contractors » stationnent leurs machines aux croisements d’axes routiers importants. Ils attendent les agriculteurs pour leur présenter leurs prestations et leurs tarifs.
Toutes les grandes cultures (céréales à paille, maïs, soja) sont ainsi récoltées par des « contractors ». En recourant à des prestations de services, les agriculteurs réduisent les coûts de production de leurs céréales et surtout, ils n’ont pas besoin de mobiliser des capitaux importants pour acquérir des machines.
Lorsqu’une entreprise moissonne, les grains sont chargés dans des remorques pour être ensuite transportés et stockés dans des silos à proximité des sièges d’exploitation.
Dans leur ferme, les agriculteurs propriétaires ou locataires  (les exploitations sont parfois détenues par des établissements financiers) sont seulement équipés de matériels de semis direct et, d’épandeurs d’engrais et de produits phytopharmaceutiques.
Les « contractors » sillonnent les campagnes au rythme des moissons de blé, du nord vers le sud, de Buenos Aires vers les régions les plus tempérées. Après le blé, le soja semé en janvier est récolté de la même façon en mars-avril.
L’Argentine produirait 19,6 millions de tonnes de blé cette année. Pour vendre leur récolte, les céréaliers suivent les cours des marchés sur internet et attendent la bonne occasion pour conclure une transaction.
Les blés stockés sont alors livrés, en majorité par camions jusqu’au port d’embarquement de Rosario (le plus grand port du monde pour les productions végétales), pour être exportés. Cependant, si les taxes à l’exportation sont élevées, les agriculteurs argentins refusent de vendre leurs grains et les stockent en attendant des jours meilleurs.

En Australie, les blés sont moissonnés si la rentabilité est assurée

Les exploitations australiennes s’étendent sur des milliers d’hectares. A l’approche des moissons en décembre (été austral), les agriculteurs embauchent des saisonniers. Logés et nourris « à la bière » par leurs employeurs, ils travaillent jusqu’à 15 heures par jour mais ils sont bien payés.
Parmi les milliers de saisonniers recrutés, les élèves ingénieurs et les futurs jeunes agriculteurs français, candidats à l’installation, ont la cote. Les fermiers australiens se les arrachent car ils sont réputés pour être très courageux et bien formés. Pour ces jeunes Français, l’Australie est l’occasion de réaliser un stage, de se perfectionner en anglais et de voyager.
Dans les exploitations, les champs de blé sont moissonnés par des machines géantes, dotées de rampes de coupe de plus de 14 mètres de longueur parfois. Les céréales récoltées sont ensuite stockées sur le siège de l’exploitation dans des silos plats, recouverts de bâches.
Les métiers de l’agrofourniture et du négoce sont séparés. Le blé est vendu à des coopératives ou à des multinationales. Destinés au marché intérieur ou exportés, les grains sont acheminés par trains trucks vers les gares où ils sont  transitoirement stockés dans des silos avant d’être de nouveau chargés dans des trains. Ces céréales sont alors transportées par rail sur des centaines de kilomètres puis livrées à des meuneries ou dans des ports d’embarquement. Plus des trois quarts des récoltes sont exportés vers des pays tiers.
L’Australie produit entre 20 et 32 millions de tonnes (Mt) de blé selon les années et elle en exporte entre 16 et 23 Mt. Les rendements par hectare varient entre une et trois tonnes.

Au Kazakhstan, une organisation quasi-soviétique de la production agricole

Peuplé de 18 millions d’habitants, le Kazakhstan s’étend de la mer Caspienne à la Chine. Si ce pays fait partie des grands pays exportateurs mondiaux de blé, il doit ses performances à l’étendue des surfaces cultivées et non pas à ses rendements. Le climat est rude. Le Kazakhstan est soumis à d’importants aléas climatiques et il a peu de moyens pour intensifier sa production. Il récolte 13 à 14 millions de tonnes de grains selon les années. Les rendements n’excèdent pas 1,5 tonne/ha. Le blé semé en avril est récolté, en temps normal, en août.
Mais en 2015, les premières neiges sont tombées en septembre au Kazakhstan. L’hiver était précoce. 2,7 millions d’hectares n’ont pas pu être récoltés à temps. Les champs restés en l’état n’ont été moissonnés qu’au printemps suivant. Juste avant les semis ! Toutefois, personne n’a su ce qu’est devenue cette moisson ou tout au moins de qu’il en restait.
Les fermes kazakhes sont des conglomérats étendues sur des milliers d’hectares, héritières des anciens kolkhozes soviétiques. Leurs dirigeants sont des personnalités liées au pouvoir. Et les agriculteurs ne sont ni plus ni moins que des salariés. L’agriculture privée familiale est réduite à la portion congrue. Le Kazakhstan exporte une partie de sa production de céréales sous forme de farine vers voisins en « stan » (Turkménistan, Ouzbékistan etc.) et en Iran. Il est devenu le premier pays producteur mondial de farine. A l’avenir, il bénéficiera de la ligne de train chinoise en construction pour transporter des produits industriels vers les pays occidentaux. En retour, les wagons pourront être chargés en blé destiné au marché chinois.

Au Québec, savoir moissonner des milliers d’acres s’apprend en France

Fils d’éleveur breton en France, Benoit Intem a découvert au Canada l’agriculture à grande échelle. Grâce à sa formation et à son expérience professionnelle, il a té opérationnel dès son arrivée. Embauché par Sotragri Canada inc., un des prestataires de services du groupe Bonduelle (conserverie et surgélation de légumes), il a démontré avoir aussi bien des compétences de chauffeur et que de mécanicien. En quelques mois, Benoît est devenu indispensable pour son entreprise. Installée il y a plus de trois ans, celle-ci transforme les légumes, récoltés et livrés, en surgelés et en conserves. Des jeunes hommes comme Benoît sont très recherchés au Québec car le machinisme agricole est une filière qui manque d’attractivité. Lorsque les légumes arrivent à maturité, Sotagri lance ses machines sur les 2 500 acres de pois et les 2 000 acres d’haricots à récolter.
Pendant trois mois, le rythme des récoltes de pois et d’haricots est donné par la conserverie. Elle fonctionne 24/24 selon l’état de maturité des pois et des haricots à ramasser. Tout se joue à la journée près. Les pois doivent être tendres à point et les haricots, suffisamment longs et croquants pour être récoltés. Sinon, les pois ne résisteront pas à leur mise en conserve et les haricots pourraient devenir des chewing-gums, une fois dégelés.
Deux équipes se relaient. Benoît conduit et révise les machines dès qu’elles sont à l’arrêt, lorsqu’il est possible de prendre une pause. Quasiment toutes les réparations sont effectuées au champ grâce à un atelier mobile bien équipé.
Comme la vingtaine de ses collègues, il fait plus de 80 heures de travail par semaine pendant les trois mois de récolte. Au-delà de la quarantième heure, les heures supplémentaires sont payées 1,5 fois. Les 15 jours de congés payés se prennent en hiver.
Sotragri supervise toutes les étapes des cultures contractualisées avec les propriétaires des champs, ces derniers  effectuant les travaux de préparation du sol jusqu’à la récolte. Les champs de pois sont semés chaque année au plus tôt fin avril, lorsque la terre se réchauffe et les haricots, les semaines suivantes. Aucune autre culture ne les précédera ni ne leur succèdera. Le retour à des températures plus clémentes, combiné à des sols gorgés d’eau, facilitent la croissance des plantes.
Pendant les mois d’automne et puis d’hiver très rigoureux (avec des températures parfois inférieures à – 30°C), Benoit ne quitte pas l’atelier de réparation. Il démonte, révise et change les pièces défaillantes des récolteuses de pois et d’haricots. Les machines doivent être en excellent état pour fonctionner sans discontinuité pendant les trois mois de la prochaine saison de récolte.

En France, le tarif de l’heure moisson est passé de 51 euros/heure en 1969 à 135 € en 2018

L’an passé, Alexandre Dubreuil a repris l’entreprise familiale de travaux agricoles et il a fait sa première moisson avec la New Holland  TX 65 Plus de 2000. A Tourtoirac, en Dordogne, il succède à André Oiseau, son grand-père maternel, fondateur de la société. Dans sept ans, Alexandre reprendra 47 hectares supplémentaires, actuellement en location, lorsque le bail en cours de 9 ans sera échu. Chef d’entreprise pendant 55 ans, André mesure les formidables progrès technologiques réalisés depuis son installation mais aussi, son coût croissant par rapport à l’évolution du prix du blé.
En 1962, l’exploitation familiale de son père n’était pas assez importante pour amortir seule l’acquisition d’une moissonneuse. Aussi, André lui suggérât d’acheter une machine et de proposer des prestations de services à leurs voisins. Ceux-ci employaient essentiellement des faucheuses lieuses tractées par des chevaux et battaient le grain à la ferme. Le succès a tout de suite été au rendez-vous. Avec sa moissonneuse, André a même accéléré la mécanisation de l’agriculture cantonale.
Il fallait alors trois heures à l’époque pour moissonner un hectare avec la  lieuse et la période des moissons durait 1,5 mois. Aujourd’hui, la même parcelle d’un hectare est récoltée en trois quarts d’heure avec le New Holland  TX 65 Plus de l’an 2000.
En 1969, l’heure de moisson était facturée 45 francs soit l’équivalent de 51 euros en monnaie constante. Or l’été prochain, elle le sera à 135 €. Ramené à la tonne de blé, la prestation équivalait alors à 0,3 tonne il y a cinquante ans. Cette année, elle vaut plus du double en volume (entre 0,7 et 0,8 tonne).
Certes les rendements ont crû (2 t/ha dans les années 1960, 5,5 t/ha aujourd’hui) et un hectare de blé est récolté quatre fois plus vite. Mais les agriculteurs n’ont pas bénéficié des gains de productivité réalisés. Ils ont été absorbés par le prix plus élevé des machines à amortir et à entretenir. Tandis que cours des céréales ont diminué en monnaie constante: la tonne de blé équivalait à 170 € en 1969 (un euro = 1.156 F), soit un prix supérieur auquel était payé le producteur de Dordogne  ces trois dernières années (145 -155 €/t), avant la remontée des prix mondiaux ces dernières semaines.
En cinquante ans, le retour sur investissement d’une machine neuve, demandait 2 ans en 1969 contre  6-10 ans aujourd’hui. Si bien que les banques sont réticentes à vous prêter les 350.000 € minimum nécessaires pour en acquérir une neuve.
Toutefois, le recours à la location permet de disposer d’un bon matériel de récolte sans contraintes financières. Aussi, Alexandre a loué en juin dernier une seconde machine pour étoffer ses activités. Son banquier ne pourra pas s’opposer à cette décision.