Comprendre les enjeux de l'agriculture

3. Du Big data au Block chain

Un savoir préventif et prédictif

Si comme nous l’avions vu, au début de ce livre blanc, la mécanisation et la chimie furent les moteurs des deux premières révolutions agricoles, l’agriculture de précision celui de la troisième, le data est certainement le nerf (et le stade ultime, jusqu’à quand ?) de la quatrième révolution agricole. La guerre du big data agricole a commencé. Ses guerriers sont légion. Qu’il suffise de penser aux armées de conseillers technico- commerciaux qui offrent « bénévolement » leurs services aux agriculteurs pour s’approprier leurs données. Le data en agriculture a la même importance que les données personnelles sur Facebook ou Google sur lesquels les services sont réputés gratuits. Google l’a d’ailleurs fort et vite bien compris qui s’est emparé du contrôle de Farmers Business Network.

La revue France Agricole estime que 78% des agriculteurs français sont connectés à titre personnel ou professionnel. 92% des adhérents professionnels des réseaux sociaux disent rechercher des avis d’autres agriculteurs sur des matériels, des produits, des marques…
Viennent ensuite, comme autres principales préoccupations, l’actualité agricole (89 %) et la documentation technique (85 %).

On l’aura compris, les enjeux de l’exploitation de ce big data pour les industriels de l’agriculture numérique sont financièrement gigantesques. Il suffit ici de rappeler que Monsonto a payé la plateforme de conseil météorologique, The Climate Corporation, près d’un milliard de dollars !

Le big data joue, certes un rôle très positif. Prédictif, car basé sur des quantités considérables de données, il introduit quelque certitude dans un secteur dans lequel l’incertitude est reine. Différentes plateformes introduisent progressivement la culture de la prédicitivité, et donc de la rationalité, dans la gestion des fermes.

Les fermiers américains sont conscients de la richesse que représentent leurs données professionnelles. Une enquête de l’American Farm Bureau révèle que 81% d’entre eux croient être «réellement» ou «physiquement» propriétaires de leurs données. 82% d’entre eux ignorent comment des sociétés privées pourraient s’emparer de leurs données et 77,5%, enfin, ont peur d’être spoliés de leurs précieuses données par le gouvernement ou des sociétés privées. A l’image de tous les citoyens.

Prédire et réagir, réduire les risques dans un métier dont la vie est régie par l’impondérable ouvre des perspectives vertigineuses. Telle est la mission communément confiée au big data.

Le document A strategic approach to EU Agricultural Research and Innovation est encore plus audacieux. Il prédit à l’horizon 2020 la chute de tous les murs qui isolaient acteurs, disciplines de l’agriculture, du climat et de la vie et l’émergence d’un impétueux torrent de connaissances qui prendrait sa source dans l’open science et l’open data et bouleverserait la configuration présente de la chaîne agro-alimentaire et de ses relations avec les autres chaînes de valeur. Des scénarios inédits seraient en gestation.

Le big data est l’eldorado des start up, des grands groupes agro-alimentaires et un nouveau point de départ pour une réflexion sur l’avenir de l’agriculture. Nous n’en sommes qu’au début. Les Etats ne peuvent pas rester indifférents à l’enjeu économique que représente la création de plateformes agricoles. Ainsi, en France, le ministère de l’Agriculture vient-il de confier la mission de créer un portail de données agricoles à l’IRSTEA (Institut de recherche en sciences et technologies pour l’Environnement et l’agriculture). Tout le monde sait d’ores et déjà que la tâche sera plus longue et plus ardue que prévu.

Un autre projet français d’envergure a vu le jour le 10 février. Le Instituts techniques agricoles (Acta) ont lancé une plateforme informatique en open data API-Agro. Il s’agit d’une plateforme collaborative destinée à la communauté scientifique dont l’objectif est de créer des services dans les domaines de l’agriculture au profit de l’INRA ou d’instituts de recherche.

Le volume des données – il se mesure en pétaoctets – est telle qu’aucune organisation n’est encore en mesure de commencer ne serait-ce qu’une idée de ce qu’elles recouvrent. 90% des données actuelles du big data ont été produites les deux dernières années. La vélocité de ces données est telle que les algorithmes qui tentent d’en extraire des applications sont encore dans l’enfance de l’art. Et encore doivent-ils abandonner l’illusion d’exploiter des stocks de données, ils doivent faire la course avec les flux. La grande variété, enfin, de ces données recèle des solutions d’avenir lorsqu’on aura trouvé des algorithmes pour les mettre en relation.

Le big data donne naissance, quasiment tous les jours à des plateformes numériques agricoles, pus modestes en taille. Elles sont aujourd’hui une des formes les plus répandues de l’économie collaborative; elles sont des interfaces numériques d’intermédiation ouverte sur lesquelles fournisseurs et utilisateurs se rencontrent.

On voit naître nombre de plateformes collaboratives notamment en matière d’élevage (Valorex en France). Les plateformes de service sont particulièrement en vogue. Nous avons déjà cité The Climate Corporation. La concurrence est acharnée. Les FANG (Facebook, Amazon, Netflix, Google) l’emporteront-elles ? Qui ne rêve d’une plateforme d’applications agricoles identiques à celle d’Apple et son Apple Store ou d’une plateforme Google Play pour Android ? Il existe de nombreuses applications agricoles, mais aucune qui les regrouperait en un gigantesque Google Play ou Apple Store. Le modèle dominant aux Etats-Unis est celui de plateformes vendant leurs services aux fermiers.

En France, SMAG entend occuper une place de leader. Très optimiste, son président, Stéphane Marcel promet que l’agrégation des données du big data et leur exploitation peut procurer, à terme, aux fermiers de 50 à 150 euros de gains par an et un gain de temps de pas moins de 50% !

Pour l’instant, quelques firmes, sûres de leur métier, se lancent dans l’aventure. En partenariat avec l’Université de Hambourg, Bayer est en train de créer une plateforme de données sur les sols, le climat et les terrains qu’il organisera en modèles destinés à aider les fermiers du monde entier à mieux sélectionner, entre autres, les semences. Le même Bayer a signé un partenariat avec la compagnie aérospatiale Planetary Resources pour acquérir des droits d’images satellitaires logés dans une plateforme destinée à favoriser la création de nouveaux produits agricoles.

OCP développe pour l’Afrique une plateforme de services à partir de Geospatial Data Centers utilisés pour collecter les informations et les traiter pour les transformer en outils d’aide à la décision agricoles.

Outre ces plateformes sophistiquées créées à  partir d’algorithmes élaborés, naissent tous les jours des plateformes collaboratives, participatives, commerciales ou communautaires. L’économie agricole se plateformise.

Les plateformes envahissent la vie quotidienne des agriculteurs. Il en est autant que de besoins. Confrontation de l’offre et de la demande, place de marché, économie collaborative (financement, échanges de services…), les plateformes s’essaient à de nouveaux services quand elles ne réinventent pas d’anciennes formes de solidarité.
Les particuliers entrent dans le jeu, en bouleversant les usages et réécrivent de nouveaux modes de consommation. Amazon ne s’y est pas trompé qui investit massivement ces plateformes. En Afrique, les call center joignables par téléphone sont de quasi market places. Quand elles sont collaboratives et (parfois) non marchandes, les plateformes peuvent être conviviales et contribuer à faire découvrir la campagne aux citadins. En bref, l’économie de plateforme apparaît comme un accélérateur et un simplificateur d’échanges dans le domaine agricole et alimentaire.

La Blockchain représente certainement la forme la plus aboutie de cette nouvelle économie relationnelle. Elle n’en est qu’à ses débuts, à l’instar d’internet dans les années 90. Elle peut être définie comme l’historique décentralisé et exhaustif de transactions qui seraient consignées dans un grand livre de compte. La sécurité de chaque transaction est assurée par un réseau d’ordinateurs qui la valident et la certifient. Une fois enregistrée, une transaction devient infalsifiable et facilement vérifiable. La mutualisation des risques en est une autre de ses applications d’avenir. La blockchain est tout à la fois un outil de traçabilité, de certification et de certification infalsifiable des transactions. La création des bitcoins fonctionne sur le même principe.

Le développement du big data ne va pas sans la protection des données personnelles des agriculteurs. Un petit patron de TPE ne pourra certainement pas y parvenir seul. La protection des données est un enjeu collectif. Il s’agit moins de protéger un « stock » de données, ce qui serait antiéconomique, que de réguler un flux incessant de transactions.
L’arsenal juridique traditionnel n’y suffit plus. Il reste à en inventer un nouveau dans lequel la blockchain aura certainement à son mot dire. La civilisation numérique nous fait passer d’une ère « transactionnelle » à une ère « relationnelle ». Nous passons d’une approche « statique » du monde à une approche « systémique » d’un monde en mouvement. Nous ne pouvons pas facilement aborder les protocoles d ‘échange de données avec l’arsenal juridique que nous possédons. De nouvelles règles sont à inventer. La blockchain jouera certainement un rôle important.

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