Comprendre les enjeux de l'agriculture

La Division du commerce et des marchés de la FAO a édité son rapport 2020 sur la situation des marchés des produits agricoles. Ce rapport est le fruit de travaux de différents professionnels et universitaires sur l’évaluation des politiques commerciales et l’état des chaînes de valeur. Cette publication arrive à un moment opportun.  La crise sanitaire est plus qu’un épisode isolé.  Elle modifie profondément notre point de vue sur les systèmes alimentaires mondiaux. Cet état des lieux fournit des éléments utiles à la construction d’une transition du système agroalimentaire à tous les niveaux de la production, de la distribution et de la consommation.

Le rapport explore des pistes pour améliorer la capacité des marchés à contribuer aux objectifs de développement durable (ODD) d’ici 2030.

Les tendances liées aux échanges internationaux sont analysées, de même que leurs impacts sur la vie économique, environnementale et sociale. Un rapide constat émerge :

  • En 30 ans, les échanges commerciaux ont doublé :
  • Les pays émergents en assurent un tiers ;
  • Les progrès technologiques ont modifié les chaînes de valeur.

Les restrictions sanitaires ont mis en évidence l’importance des échanges mondiaux et des chaînes de valeur qui animent la filière agroalimentaire et profitent à tous les acteurs, ou presque. Les plus petits d’entre eux en sont exclus faute de capacité à monter en compétences et à opérer la transition nécessaire à l’intégration de ces chaînes.

La présence croissante du numérique dans le secteur laisse espérer une démocratisation de l’information et peut grandement contribuer à la transition de la filière agroalimentaire. Par exemple, le numérique permet à certains petits producteurs d’accéder aux consommateurs. Il est possible d’appliquer le numérique à toutes les étapes de la filière agroalimentaire (cultures, transformations, commercialisations et consommations) à condition que cette numérisation n’exclut pas une partie des acteurs et ne concentre pas le pouvoir entre les mains de quelques-uns.

Le rapport de la FAO se veut une ressource pour construire un nouveau système agroalimentaire moins fragile aux sécheresses, inondations, ravageurs ou pandémies… et plus bénéfique collectivement, notamment dans la lutte pour la sécurité alimentaire.

Des échanges au service des ODD

Aux différents endroits de la planète, les échanges agroalimentaires constituent des variables d’ajustement entre l’offre et la demande dans une influence réciproque : les consommateurs élargissent leur consommation selon les denrées proposées et les agriculteurs ou éleveurs adaptent leurs productions aux tendances de consommation. Entre les deux, une multitude d’acteurs sont aussi impactés par cette activité : transport, transformation, emballage, distribution.

La volonté de la FAO est de décrypter comment ces mécanismes qui régissent la filière peuvent être organisés dans une optique plus durable qu’aujourd’hui. Faire en sorte que l’intérêt soit plus collectif et plus en adéquation avec les besoins des prochaines générations conformément aux ODD : élimination de la pauvreté, gestion des ressources naturelles…

A elle-seule, la filière agricole répond à un besoin essentiel, l’alimentation, tout en offrant des opportunités d’emplois accessibles aux moins qualifiés.

En 2018, les échanges agroalimentaires ont représenté $1.500 milliards et l’Afrique, comme d’autres pays émergents, pèse de plus en plus dans ces échanges.

Cette tendance à la hausse, dans les échanges mondiaux, est favorisée par plusieurs contextes :

  • Un coût de fret en baisse ;
  • Des accords commerciaux bilatéraux ;
  • L’Accord de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de 1995 ;
  • La hausse du pouvoir d’achat dans plusieurs pays ;
  • L’évolution démographique ;
  • L’urbanisation et ses nouveaux modes de surconsommation alimentaire.

Avec l’urbanisation, la grande distribution continue d’intervenir sur la majorité des chaînes de valeur et avec la numérisation des échanges, des acteurs internationaux s’invitent dans une même chaîne de valeur. Ainsi, un tiers des échanges concerne des denrées qui vont franchir au moins deux frontières, une pour leur transformation puis une deuxième pour leur distribution. Ce phénomène entraîne aussi un mixage culturel des habitudes alimentaires avec des denrées exotiques pour les uns et les autres.

La pandémie a entraîné une chute de ces échanges mondiaux estimée entre 13 et 32% selon l’OMC. Pour limiter l’impact de ce ralentissement sur les économies, des solutions alternatives ont été mises en place pour assurer la poursuite des chaînes de valeur en adaptant les modalités de négociation et de transit : hygiène, tests, distanciation physique, par exemple.

De la même façon, les États ont facilité les échanges au-delà des quotas pour permettre le cheminement de denrées excédentaires vers des pays en carence.

CHAÎNES DE VALEUR ET CROISSANCE

Les chaînes de valeur découpent le processus en étapes et permettent à des intervenants spécialisés et de plus petites tailles, de s’insérer à un niveau de cette chaîne pour profiter d’une plus-value intermédiaire. Ces intervenants sont parfois issus de pays émergents, ils ont l’opportunité d’entrer dans la filière et peuvent participer à la croissance de leur pays tout en augmentant leur revenu.

Les simulations opérées dans le cadre de ce projet de rapport ont été l’occasion, pour les chercheurs de confirmer qu’une participation croissante d’une population aux chaînes de valeur améliore la productivité de sa main d’œuvre. Ce mécanisme a aussi ses limites, il peut conduire à un développement incontrôlé et s’opposer à une gestion raisonnée des ressources, à l’image des déforestations.

Il faut jongler entre l’intérêt socio-économique et la démarche environnementale.

Dans ce jeu d’équilibre, la politique commerciale (frais de douanes, quotas…) dirige les échanges et la croissance, stimule les importations pour transformation et revente. Le projet de Zone de libre-échange africaine (ZLECAF), relancé récemment par l’Union africaine, ambitionne de multiplier les chaînes de valeur au sein du continent africain en élargissant les opportunités d’échanges et de valorisation.

A l’occasion des échanges, les transferts de technologies se multiplient aussi, rendant les marchés plus visibles avec un phénomène d’harmonisation des normes.

Un nombre d’acteurs important, notamment dans les pays émergents, restent extérieurs à ces évolutions et aux plus-values générées alors que les ODD appellent les dirigeants à protéger les populations de l’exclusion.

Covid, l’invité surprise

Le virus Covid 19 a soudainement freiné les effets des chaînes de valeur et réduit les opportunités d’échanges. Ces moteurs de croissance, basés uniquement sur les échanges internationaux, sont devenus les talons d’Achille des nations, faute d’alternatives.

Les acteurs économiques envisagent de diversifier la nature de ces chaînes en mixant des flux nationaux et internationaux, lorsque la production locale le permet. La multiplication des sources alimentaires est le premier rempart contre l’insécurité alimentaire en limitant les risques de rupture même si cette diversification gonfle les prix intérieurs et réduit la rentabilité des chaînes.

Pour les experts de la FAO, la crise actuelle doit pousser les nations à mieux réguler les échanges internationaux plutôt que basculer sur l’autosuffisance qui remet en perspective les déséquilibres de ressources d’un pays à l’autre. La mutualisation est plus efficace pour construire durablement un équilibre dans les échanges agroalimentaires. D’ailleurs, durant la pandémie, les États ont institué des corridors d’approvisionnement soumis à des règles logistiques allégées pour maintenir l’essentiel des échanges.

Une transition accessible à tous

La révision des systèmes d’échanges commerciaux ne sera adoptée et durable que si elle prend en compte tous les acteurs, du petit producteur à l’industriel.

Aujourd’hui, même dans les pays riches, les écarts de profit entre les intervenants d’une même chaîne de valeur (producteur / distributeur par exemple) nécessite une régulation de la part des autorités. C’est avant tout une question de justice et de reconnaissance avant d’être une question économique.

Aujourd’hui les effets de la croissance favorisent les populations les plus aisés alors que les ruptures de flux impactent les plus fragiles. Dans le contexte de mondialisation actuelle, ce sont les populations qui doivent absorber les variations de flux et non l’inverse. La FAO plaide pour un système d’échange mobilisable en fonction des besoins des populations, loin des critères actuels.

Le traitement est le même pour les professionnels de l’agroalimentaire, les agriculteurs des pays émergents n’accèdent qu’à des marchés locaux mais accessoires et peu profitables, limitant leur chance d’intégrer une véritable chaîne de valeur ou de bénéficier de services de confort tels que l’assurance ou le crédit. Ces services sont des amortisseurs sociaux qui les protègeraient des aléas politiques, économiques ou climatiques.

Les chaînes de valeur restent d’autant plus inaccessibles qu’elles s’enrichissent d’exigences sanitaires et qualitatives que les petits producteurs ne sont pas en mesure de proposer faute de connaissances ou de formations.

Les politiques et les privés du secteur doivent organiser un maillage porteur pour ces agriculteurs, à l’image de l’agriculture contractuelle, un partenariat public-privé à plusieurs facettes qui apporte des solutions à différents niveaux :

  • Commercial ;
  • Technologique ;

La productivité est préservée, voire améliorée, le producteur est plus en capacité de réagir face aux fluctuations, il peut accéder au crédit si nécessaire, il monte en compétences par l’acquisition d’un nouveau savoir-faire. La FAO relève que même dans ce dispositif d’agriculture contractuelle, elle constate que certains producteurs se retrouvent exclus, parce que trop petits, pas assez experts ou trop fragiles financièrement. La capacité inclusive d’un dispositif est tout aussi importante que son mécanisme.

L’agriculture contractuelle reste un bon tremplin vers l’intégration dans une chaîne de valeur si elle s’organise en douceur et requiert des prérequis accessibles aux producteurs qui vont devoir investir dans une vision à long terme. La transition comprend souvent une réorganisation de la main d’œuvre, des investissements en matériel et la mise en place de procédures internes pour atteindre les spécifications attendues.

L’intérêt des parties doit aussi cohabiter avec l’intérêt environnemental. L’intégration de quelques producteurs régionaux à une chaîne de valeurs augmente les gains et la productivité mais elle peut aussi mener à une pollution environnementale ou une destruction des habitats. Le cahier des charges de l’agriculture contractuelle ne décrit pas seulement l’activité et ses exigences, mais aussi les garanties de préservation des espaces naturels. Il ne s’agit pas seulement de soutenir un nouveau producteur économiquement attractif pour alimenter et enrichir la chaîne de valeur plus loin.

Toute cela a un coût et les États sont appelés à mener des politiques incitatives afin que ces considérations sociales et environnementales soient prises en compte naturellement tout au long de la chaîne :

  • Taxes et autres instruments de prise en compte de la charge environnementale ;
  • Certifications de durabilité valorisantes pour les denrées…

A l’autre bout de la chaîne, il y a des consommateurs de plus en plus friands de labels et de normes liés au volet durable des produits qu’ils achètent. Pour les acteurs de la chaîne, ce critère est de mieux en mieux accepté car valorisable sur un plan commercial.

Par exemple, dans la filière café ou cacao, un quart des surfaces exploitées produisent des denrées labellisées par des ONG ou des entreprises privées. Le consommateur accepte qu’une partie du prix finance l’amélioration des conditions de vie des producteurs.

L’adhésion est donc aussi une question d’information et les échanges de denrées sont des occasions de faire circuler l’information sur les qualités, les origines, les modes de production…une forme de storytelling ou de personal branding des denrées qui permet de concilier les objectifs économiques avec les ODD.

Mettre le numérique au service des marchés

A différents niveaux de la chaîne, le numérique est déjà présent ou très attendu.

Ces dernières années, de nombreuses startups proposent des solutions pour améliorer la production en début de chaîne : détection, modélisation, customisation dans le suivi des cultures. De la même façon, au niveau de la logistique et de la distribution au consommateur, les outils numériques ont déjà envahi la place.

Cette maîtrise du numérique au sein de la chaîne doit être popularisée, les cultures vivrières sont encore peu optimisées et enregistrent un taux de perte important faute de prévention face aux dégâts (climat, ravageurs), de stockages adéquats ou de connaissance d’opportunités d’écoulement.

La technologie numérique peut les assister dans l’exploitation de leurs surfaces et leur faciliter l’accès aux acheteurs. L’information numérique permet de porter à la connaissance d’un producteur l’existence d’un besoin quelque part avant même qu’il n’engage de dépenses de transport vers un marché local par exemple. Les denrées trouvent preneur plus rapidement du producteur au consommateur, en passant éventuellement par un négociant.

Cet apport du numérique à la filière agroalimentaire a particulièrement fonctionné en période pandémique. Face aux pénuries, les consommateurs ont bousculé leurs rituels et cherché de nouvelles voies d’approvisionnement : vente directe, vente en ligne… En Chine par exemple, les achats alimentaires en ligne sont passés de 11% à 38% pour la vente au détail.

Il reste aujourd’hui un fossé entre le potentiel de la technologique numérique et la capacité des acteurs du secteur à l’utiliser. Un pan entier de la profession n’a aucun accès à cette technologie et ne peut espérer intégrer une chaîne. Dans l’Afrique rural, les zones ne sont pas couvertes… seulement 10% des ménages disposent d’un accès internet. Les politiques de croissance économique doivent aussi tenir compte de ces freins au développement.

L’information sur la disponibilité des denrées, par sms ou par plateformes web, est un prérequis pour la sécurité alimentaire et la garantie d’un revenu agricole minimum.

A l’occasion de la réalisation de ce rapport, la FAO a mesuré les effets bénéfiques des plateformes de mise en relation sur la vie des échanges agroalimentaires :

L’usage du numérique dans d’autres secteurs contribue aussi à l’amélioration de la production alimentaire dans le monde :

  • Des programmes spatiaux collectent des données sur les sols et l’atmosphère et participent à la constitution de datas et de modélisations qui facilite la prévision, y compris dans des zones isolées où des petits producteurs pourraient enfin bénéficier d’informations sur les risques climatiques ou environnementaux, voire être couverts en cas d’avaries sur les cultures ;
  • Les flux financiers sont gérables par voie numérique et permettent de sécuriser les échanges, y compris entre pays ;
  • Le monde de l’emploi devient plus accessible à une jeunesse particulièrement apte aux outils numériques, même en zone rurale lorsque le réseau le permet.

Ces pistes prometteuses impliquent des investissements politiques et publiques à vocation durable, des fonds collectifs pour un bénéfice collectif.