L’expression « polycrise alimentaire » de l’économiste américain Chris Barrett se répand et fait débat dans les milieux agricoles mondiaux. En effet, elle bat en brèche un certain optimisme sur l’avenir de la sécurité alimentaire mondiale reposant notamment sur les thèses de l’agroécologie et la foi dans les progrès technologiques (robotisation, surveillance satellitaire des plantes, capteurs, etc.). Le grand public occidental, lui, ne manifeste aucune inquiétude au vu de la disponibilité et la diversité d’aliments de qualité en quantités pléthoriques. Mais les guerres, les épidémies ou le changement climatique font douter de la pérennité de cette abondance. La polycrise désigne une série de crises indépendantes qui s’aggravent mutuellement et relativise la portée des différentes solutions. Alors que certains pensent que la technologie et l’agroécologie pourraient nous sauver, la réalité est plus sombre : la faim augmente, et notre système alimentaire est mis à rude épreuve.
Différents facteurs interagissent pour expliquer la formation de la crise polyalimenyaire . Les changements climatiques, la perte de biodiversité, la pollution des sols, et la hausse de la population mondiale sont autant d’éléments qui contribuent à ce phénomène.
La polycrise alimentaire fait référence à une série de crises qui s’aggravent mutuellement. Ces crises, indépendantes à la base, s’entrelacent et créent une situation particulièrement complexe et instable pour la sécurité alimentaire mondiale. Le monde est plus instable et plus imprévisible. La notion de polycrise invite à ne plus penser en silo mais à mettre en relation des phénomènes complexes et d’origines diverses.
Le concept de polycrise décrit aussi l’anxiété, parfois le désarroi des acteurs de l’agriculture. Il renvoie aussi à l’urgence de trouver des solutions qui ne peuvent être que radicales. Alors que certains pensent que la technologie et l’agroécologie pourraient nous sauver, la réalité est plus sombre : la faim augmente, et notre système alimentaire est mis à rude épreuve.
Un choc alimentaire n’est pas à exclure
En l’état actuel de la science, la stabilité ou la faible progression des rendements exigerait une extension des surfaces cultivées, c’est-à-dire une politique de déforestation et donc…une augmentation des émissions de carbone. Nous sommes confrontés à un cercle vicieux. Selon Chris Barrett professeur à Cornell et inventeur de ce concept de « polycrise alimentaire. Les symptômes et manifestations de cette polycrise sont nombreux.
Le premier symptôme est intrinsèque à l’agriculture elle-même. Il y a encore quelques années on se félicitait du recul constant de la sous-alimentation dans le monde. Malheureusement, ce n’est plus le cas. Aujourd’hui la faim dans le monde progresse de 20% par an. Selon le PAM (Programme alimentaire mondial) 282 millions de personnes dans 59 pays ont souffert de la faim en 2023, soit 24 millions de plus que l’année précédente.
L’accroissement des rendements ne suit plus la courbe de la demande. Sans compter que les fruits et légumes contiennent de moins en moins de nutriments essentiels à la santé humaine et animale.
Le deuxième symptôme concerne les marchés. L’inflation s’est mise de la partie. Les cours mondiaux des produits alimentaires, ajustés de l’inflation, ont grimpé de 50% depuis 1999 sans compter une volatilité extrême qui réduit l’efficacité des politiques publiques.
De 8 milliards actuellement, la population mondiale pourrait atteindre 10 milliards en 2050. En Afrique, dont la population a largement dépassé le milliard, la population croît de 2,7% par an contre 1% pour le reste du monde. Or, trois quarts des habitants du continent sub-saharien n’ont pas accès à une alimentation saine. Les pics de prix y provoquent des cataclysmes, des famines et des émeutes. La productivité agricole ne fait aucun progrès dans ce continent, comme c’est d’ailleurs le cas aux États-Unis. Selon un modèle économétrique exposé dans la revue Nature le changement climatique anthropique a réduit la productivité totale des facteurs (PTF) mondiale de 21% depuis 1961. La réduction est plus grave concernant les pays chauds : une perte de productivité est de 26 à 34%. Ces chiffres équivalent à la perte des gains en productivité des sept dernières années.
Faut-il s’attendre à des « chocs alimentaires » sous forme de famines de masse et de hausses vertigineuses des prix ? Les partisans de la « polycrise » ne l’excluent pas. Ils l’estiment même probable si les progrès technologiques n’arrivaient pas à compenser les effets dévastateurs du changement climatique.
Un rapport de 2023 de l’assureur Lloyd’s, exploitant les données météorologiques des 40 dernières années, conforte cette vision apocalyptique. Il estime que dans les 30 années à venir le scénario de conditions climatiques graves – qui coûteraient au monde $ 3 000 milliards sur cinq ans – a 50% de chances de survenir en supposant que les dommages climatiques n’augmentent pas d’année en année, ce qui est malheureusement le cas.
Crise alimentaire, crise énergétique et crise climatique
L’autre effet du réchauffement climatique peut-être la disparition de certains produits. Ainsi d’après In These Times le café, le chocolat ou les avocats sont des espèces menacées de disparition par le changement climatique. En tout état de cause, les régimes alimentaires changeront ainsi que le mode de production des aliments de base.
Y aurait-il des solutions qui permettent d’échapper à ces scénarios pour le mois pessimistes ? L’agriculture pourrait-elle s’engager dans une transition de la même ampleur que celle, par exemple, de la transition énergétique ?
Le système alimentaire consomme un tiers de la production mondiale d’énergies fossiles alors que la production agro-alimentaire est un des secteurs qui utilise le moins les énergies renouvelables.
La sur-consommation d’énergies fossiles par le secteur agricole est due aux énormes quantités de gaz nécessaires à la production d’engrais azotés sans compter l’appétit énergivore de l’ensemble de la filière.
Les exploitations du nord, en particulier celles des États-Unis, consomment trente fois plus d’énergies fossiles que les exploitations du sud. Selon l’Association suisse le Courrier l’agriculture américaine consomme autant d’énergie que celle de l’Inde ou de l’Afrique.
Nul ne voit comment réduire cette consommation d’énergie insensée par l’agriculture. Le même Courrier écrit à juste titre : « Nous ne pouvons pas résoudre la crise énergétique ou la crise alimentaire avec des mesures qui aggravent la crise climatique; les trois crises sont profondément liées et se superposent. »
Le défi d’une génération
L’agriculture a-t-elle les moyens de se préserver d’une faillite à long terme ? Un tiers de la superficie du globe est consacré à l’agriculture qui utilise, par ailleurs, 70% des ressources hydriques mondiales. Aucune activité humaine n’a une empreinte équivalente à celle de l’agriculture. D’après le site Project Drawdown l’équivalent d’une superficie totale de l’Amérique latine est consacré à la production de nourriture humaine et animale. Une plus grande superficie encore, équivalente à celle de l’Afrique, est consacrée à l’élevage.
Les surfaces cumulées de ces deux continents couvrent 37% de la terre, soit plus que l’Asie et l’Europe réunies. Elles sont supérieures à celles occupées par les forêts (31%). 75% des terres agricoles mondiales sont consacrées à l’élevage et aux cultures pour la nourriture des animaux. La consommation de viande figure au premier rang des préoccupations.
L’agriculture s’est historiquement développée au détriment de tous les milieux naturels. Mais son expansion pourrait ne pas s’arrêter là si on veut nourrir l’humanité dans la seconde moitié de ce siècle. D’après le rapport de la Banque mondiale Creating a sustainable Food ,il faudrait y consacrer deux fois la superficie de l’Inde ! Un tel bouleversement ne pourrait se faire qu’au détriment des forêts qui, justement, stockent… le carbone produit par l’agriculture ( un tiers des émissions mondiales). C’est ce qu’on pourrait appeler un cercle vicieux.
Certes beaucoup de pratiques ingénieuses ont été adoptées pour réduire les émissions de CO2 par l’agriculture. Citons, entre autres, une pratique-phare de l’agriculture régénérative qui séquestre. le carbone dans les sols. Bien que bénéfique, cette pratique ne produirait que des effets limités selon Through Institute. De même l’agriculture verticale ne suscite beaucoup plus d’espoir à cause de sa consommation astronomique d’énergie fossile.
L’agriculture est à ce point tributaire de l’énergie fossile qu’on ne voit pas comment elle pourrait s’en libérer. Au contraire, pour ne parler que de l’Europe, ce continent a investi 50 milliards d’euros en infrastructures énergétiques (gaz, pétrole, exploration et terminaux) depuis le début de la guerre russo-ukrainienne. Ainsi l’accroissement de la production énergétique aggrave la crise climatique qui menace la sécurité alimentaire…Il faudra beaucoup d’imagination pour trouver les moyens de s’extirper de ce cercle vicieux.
Côté habitudes alimentaires, le véganisme n’a pas réussi à réduire de façon significative la consommation de produits animaux alors que la viande de laboratoire peine à opérer une percée. La situation est d’autant plus frustrante que l’industrie a réussi à révolutionner ses procédés de fabrication et à entamer une véritable transition verte. La décarbonisation de l’agriculture reste, elle, un défi majeur.
Le pessimiste Chris Barrett cite des progrès prometteurs parmi lesquelles : des cultures biofortifiées, la fixation de l’azote dans l’air qui limite la consommation de fertilisants minéraux, les OGM et l’invention de variétés résistantes…
L’humanité a su par le passé trouver des solutions comme ce fut le cas pour la Révolution verte. De même, une réduction du gaspillage alimentaire qui représente 8% des émissions mondiales de CO2 est une voie intéressante à explorer.
Mais aujourd’hui, l’agriculture a besoin d’une véritable révolution globale et d’ampleur dont le rythme de progression se mesure en décennies.
Or, dans les seuls États-Unis, les budgets de recherche agricole ont chuté d’un tiers depuis le début du siècle alors qu’ils devraient tripler pour faire face à la demande.