Comprendre les enjeux de l'agriculture

Les auteurs de l’article Measuring Women’s Empowerment in Agriculture : Innovations and evidence ont passé en revue les pratiques d’autonomisation, les innovations qu’elles représentent et les avancées qu’elles procurent aux femmes impliquées dans la production agricole. Les auteurs sont chercheurs au sein d’institutions internationales telles que le Centre international d’agriculture tropicale (CIAT) ou l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI). Ces travaux revêtent une importance particulière, l’autonomisation des femmes est l’un des objectifs fixés des ODD – Objectifs de Développement Durable – notamment l’ODD n°5 qui porte sur l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes. Seule une définition du concept et des indicateurs de mesure de l’autonomisation permettront d’évaluer la progression et ses impacts sociaux. Les observations réalisées lors de cette recherche ont permis d’identifier les pratiques les plus efficientes à l’occasion de la mise en œuvre de programmes de développement agricole et d’en mesurer les effets sur l’amélioration des conditions de vie : production, revenus, nutrition, etc. L’équipe a terminé son étude par une série de recommandations relatives aux politiques d’autonomisation.

 

La question du genre en agriculture est récente, auparavant les femmes étaient considérées comme une main d’œuvre complémentaire capable de contribuer à la production agricole tout en assurant la logistique familiale (santé, nutrition…). De « moyens », elles sont devenues l’objet de programmes de développement. Il n’y a pas d’égalité des sexes possible sans une phase d’autonomisation.

Naila Kabeer définit l’autonomisation comme l’acquisition d’un libre-arbitre dans les choix stratégiques. D’autres comme Jo Rowlands, y intègrent le concept de domination avec l’acquisition d’un pouvoir sur les autres mais aussi sur soi-même à travers l’estime de soi, la conscience de ses droits mais aussi la capacité d’autocritique.

La révision des systèmes alimentaires est l’occasion de promouvoir l’impact de l’autonomisation des femmes sur la résilience de ces systèmes. Dans tous les secteurs économiques et sociaux, l’égalité des sexes et l’autonomisation représentent des leviers efficaces d’amélioration des conditions de vie.

Dans le secteur agricole, le défi reste particulier dans la mesure où :

  • Les ruraux des deux genres ont moins accès aux outils de développement que le reste de la population : digitalisation, prêts, formations… ;
  • Les femmes, malgré leur dépendance, sont essentielles à l’organisation des sociétés rurales.

La FAO a publié un rapport sur la place des femmes dans le système agroalimentaire, leur part dans le secteur agricole diminue (-8 points entre 2005 et 2019) tandis que celle dans les activités de transformation et de commercialisation augmente (+8 points pour la même période).

La promotion de l’autonomisation et la création d’indicateurs de mesure devraient inciter les porteurs de projets à intégrer cet objectif dans les programmes de développement et responsabiliser les exploitants agricoles sur l’exercice du pouvoir au sein de leur exploitation.

Grâce aux indicateurs, il sera possible pour des initiatives locales de démontrer les bénéfices de l’autonomisation et de renforcer la crédibilité des femmes sur de nouvelles responsabilités.

Dès 1995, la Déclaration de Pékin évoquait les répercussions négatives du concept patriarcal dans l’organisation des sociétés. Celui-ci induit les inégalités et éloigne les femmes de l’autonomisation. Les nouvelles politiques introduisent le concept d’autonomisation sans lui donner un cadre propice à sa réalisation

Selon Naila Kabeer, trois éléments définissent la capacité d’autonomisation :

  • Les ressources ;
  • La volonté ou l’engagement à mettre en œuvre sa capacité ;
  • Les réalisations.

Les critères « ressources » et « réalisations » sont habituellement mesurés et ventilés par sexe (pauvreté, revenu, santé, nutrition et éducation).

La mesure de l’engagement est plus difficile à réaliser, certaines études mesurent la participation des femmes aux décisions collectives et familiales, ces mesures devraient aussi prendre en compte les éléments de pouvoir décrits par Jo Rowlands, à savoir la négociation, la manipulation, la subversion et la résistance.

La façon dont les femmes participent à l’agriculture, à la production, aux chaînes de valeur et aux systèmes alimentaires est principalement évaluée au sein du ménage. Quantifier leur autonomisation se réalise à deux niveaux, soit dans les actions entreprises, soit dans les répercussions sur l’exploitation en termes de pouvoir et d’organisation.

Il est possible de mesurer les actions réellement entreprises ou les ressources de l’écosystème qui autorise les femmes à s’autonomiser. On entend par ressources la propriété foncière, le niveau d’éducation ou l’emploi.

Le passage à l’acte est le fruit de l’auto-détermination (Bandura 1997 ; Ryan et Deci 2000) ou le résultat d’une négociation au sein du ménage (Laszlo et al., 2020 ; Doss 2013).

Création des indicateurs d’évaluation

Le Women’s Empowerment in Agriculture Index (WEAI), créé en 2012, permet de mesurer par des interviews l’autonomisation dans cinq domaines : la production, les ressources, les revenus, le leadership et le temps.

Lors des interviews, sont évalués le degré d’autonomisation de la femme, mais aussi la parité dans l’autonomisation de chacun au sein du couple.

Désormais, cet indice est utilisé par une soixantaine de pays et plus de 240 organisations, il permet de fixer deux indices :

  • Indice des cinq domaines (5D) : autonomisation de la femme
  • Indice de parité entre les sexes (IPF) : comparaison autonomisation homme/femme

Depuis le lancement, des indicateurs supplémentaires ont été introduits, qui viennent éclairer l’écosystème d’autonomisation.

Certains viennent enrichir les interviews comme l’indicateur lié aux décisions en matière de santé ou celui sur le harcèlement sexuel sur le lieu de travail, d’autres couvrent des secteurs d’activité spécifiques :

  • L’indice d’autonomisation des femmes dans la pêche (WEFI) ;
  • L’indice d’autonomisation des femmes dans l’élevage (WELI) ;
  • L’indice d’autonomisation des femmes en matière de nutrition (WENI).

Ces indices plus récents ne concernent que la mesure d’autonomisation des femmes mais ne mesure pas la parité dans l’autonomisation homme-femme. Pour certains chercheurs, l’absence de mesure de parité nuit à l’analyse dans la mesure ou le désir d’autonomisation de l’homme constitue un obstacle à celui de la femme.

Globalement, la question du genre est introduite dans toutes les études sociologiques existantes, notamment dans les enquêtes menées au sein des ménages et pour lesquelles « les données sont insuffisantes, voire inexistantes » selon la Banque mondiale.

Une mesure simplifiée de l’autonomisation est en cours d’intégration dans le programme 50X2030, une initiative multipartenaire qui vise à accélérer la collecte de données agricoles dans 50 pays d’ici 2030.

 

Les expériences d’autonomisation

Le programme Genre, Agriculture et Actifs, Phase 2 (GAAP2) englobe une dizaine de projets pour le développement agricole et intègre une analyse de l’autonomisation et de l’égalité des sexes.

Pour évaluer l’autonomisation, les évaluateurs retiennent trois domaines et 12 indicateurs

  • Le « pouvoir de » évalué à partir de six critères : les décisions, les actifs, l’accès au crédit, le contrôle des revenus, la charge de travail, l’accès à l’information ;
  • Le « pouvoir interne » : l’autonomie de décision, l’auto-efficacité, les attitudes face aux violences domestiques éventuelles, le respect ;
  • Le « pouvoir avec » : l’appartenance ou non à des groupes et influence de ceux-ci.

Les projets inspectés avaient pour objectif l’autonomisation de la femme et l’amélioration en termes de nutrition ou de revenus. Les stratégies d’action comprenaient trois volets :

  • Fournir des biens et services : semences, financement, animaux ;
  • Renforcer l’organisation ;
  • Développer les connaissances et les compétences, introduire la préoccupation du genre.

Des effets positifs sont constatés, par exemple, le bénéfice d’un micro-crédit dans le cadre du programme engendre plus de respect au sein du ménage, mais aussi vis-à-vis des prêteurs sur la place.

L’appartenance à un groupe est aussi un levier d’acquisition des connaissances ou de compétences, que ce soit pour le savoir-faire ou un meilleur accès aux aides et aux ressources (intrants).

Les évaluateurs ont noté que la formation donne de meilleurs résultats sur l’autonomisation des femmes lorsqu’elle est dispensée au couple, pas seulement à la femme. L’implication de l’homme du foyer ou du chef de tribu donne un cadre légitime à l’autonomisation de la femme.

Source : Quisumbing A. et al. (2023), Measuring Women’s Empowerment in Agriculture : Innovations and evidence, Global Food Security, vol. 38

 

Les programmes d’intervention impactent aussi le secteur de l’élevage. Les femmes reçoivent plus facilement des animaux que des machines ou des terres. La possession de bétail leur apporte de nombreux bénéfices en faveur de l’autonomisation :

  • Auto-gestion du bétail ;
  • Sécurité alimentaire : les animaux alimentent la famille ;
  • Génération de revenu par la vente de produits : lait, fromage… ;
  • Sécurisation financière : en cas de crise, les femmes peuvent revendre les animaux.

Il reste des effets de l’inégalité des sexes, par exemple les femmes doivent laisser aux hommes la gestion des animaux de grande taille ou de grande valeur, elles n’accèdent pas aux soins pour leurs animaux, elles sont privées de la gestion des revenus dès que l’activité devient lucrative et enfin, par tradition, elles sont remplacées par les hommes lorsqu’il s’agit de négocier avec des acheteurs, principalement des hommes.

Ces différentes observations montrent que les exploitations où la femme est responsabilisée et autonomisées, la productivité est meilleure, la famille est mieux nourrie et les enfants sont plus scolarisés.

L’autonomisation des agricultrices, ou éleveuses, apporte un bien-être global aux populations rurales.

Les auteurs de l’étude estiment que l’analyse de l’autonomisation, et de ses impacts, devrait aussi intégrer l’aspect environnemental, avec le respect de la biodiversité ou la gestion des ressources naturelles. Les femmes ont une approche différente des ressources, elles effectuent d’autres tâches en plus de leurs travaux agricoles (préparation des repas, éducation des enfants…), ce qui leur donne une vision globale des besoins et des ressources essentielles.

La satisfaction des femmes, au sens général, pourrait aussi être intégrée aux études. Elle peut comprendre une analyse de leurs aspirations et faire le lien avec la réussite scolaire des enfants par exemple.

Et enfin, l’autonomisation a été évaluée à un instant T, il serait judicieux de mener les recherches tout au long de la vie des femmes pour mieux comprendre les retombées, à long terme, de l’autonomisation.

Conclusion

L’autonomisation est considérée comme un objectif individuel mais les travaux réalisés par le groupe de chercheurs démontrent qu’elle impacte positivement la communauté dans la mesure où cette dernière la soutient.

L’observation compile des données de diverses zones géographiques (Afrique, Asie…) et les organisations internationales espèrent générer une base de données quantitatives mais l’aspect qualitatif de l’étude est fondamental dans la mesure où l’autonomisation se réalise dans des contextes locaux régis par des traditions.

L’autonomisation est un défi à deux niveaux, il faut créer un écosystème propice et inciter la femme à s’affirmer dans l’organisation. Dans certains cas, les organisations caritatives apportent les moyens de l’action, dans d’autres cas, ce sont les femmes elles-mêmes qui décident de prendre leur autonomie en bousculant l’organisation rurale.

Les politiques publiques ne peuvent traiter l’autonomisation uniquement à travers la question du genre et le déploiement d’actions en faveur des femmes. Elles doivent aussi accompagner les hommes dans cette nouvelle répartition des pouvoirs afin que ceux-ci adhèrent à la transition.

Les questions liées à l’âge, la race et l’appartenance ethnique n’ont pas été traitées dans cette étude mais elles interfèrent aussi avec la capacité d’autonomisation des femmes.

Source : ScienceDirect