Comprendre les enjeux de l'agriculture

Le 14 octobre dernier, l’Université marocaine Mohammed VI Polytechnique et le Consiglio Nazionale delle Ricerche, basé à Rome, ont organisé une table ronde intitulée Science & Innovation for African Agriculture. Cet événement a rassemblé différents experts venus s’exprimer sur l’état de la recherche et de l’innovation en matière de lutte climatique et de traitement des sols en vue d’une intensification durable de l’agriculture africaine. Les travaux menés par ces différents experts constituent un préambule à l’élaboration de futures politiques agricoles africaines censées satisfaire la demande alimentaire croissante, les conditions de vie des producteurs et les objectifs de préservation environnementale. 

Depuis quelques années, l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) conduit des recherches sur ces sujets environnementaux et agricoles afin de proposer des solutions innovantes adaptées au continent africain, notamment sur le volet de l’inclusion des femmes et des jeunes.

Son co-organisateur, le Consiglio Nazionale delle Ricerche (CNR), est le plus important institut de recherche relevant du ministère italien de la Recherche. Fondé en 1923, il a pour vocation la promotion de l’innovation comme levier de compétitivité et le conseil auprès des pouvoirs publics italiens.

Cette rencontre est l’occasion d’aborder toutes les pistes de progression et de transition pour le système de production alimentaire en Afrique :

  • Les pratiques culturales ;
  • L’utilisation des engrais ;
  • L’irrigation ;
  • Le changement climatique.

A ces éléments techniques et scientifiques s’ajoutent des questions liées à la viabilité sociale et économique de ces transitions pour offrir aux populations africaines l’opportunité de subvenir à leurs besoins nutritionnels et financiers.

Le point de vue de UM6P

Mis à l’épreuve du conflit ukrainien, le système alimentaire mondial a montré ses limites et obligé les nations à réviser leurs stratégies d’échanges de denrées et de protection contre l’insécurité alimentaire.

Le continent africain est particulièrement concerné par les effets de ce conflit dans la mesure où les populations sont démunies face aux pénuries d’approvisionnement et à la hausse brutale des coûts provoquée par celles-ci.

Selon Hicham El Habti, président de l’université, la famine qui pèse déjà sur différentes régions du continent impose l’élaboration de solutions adaptables à court terme dans un premier temps et de transitions durables à plus long terme.

Pour accélérer la réussite de ses missions, l’université a construit un écosystème d’apprentissage et de recherche attractif pour les jeunes à haut potentiel ou les experts internationaux. Les infrastructures permettent la conduite de travaux en situation réelle dans des installations expérimentales (fermes, mines, laboratoires…).

La progression des technologies de prospection des sols et des environnements climatiques facilite la collecte de données et la compréhension des mécanismes naturels.

La proximité de l’université avec le monde entrepreneurial accélère le déploiement des innovations en systèmes déployables sur le terrain, par des entreprises en place ou par le biais de startups incubées au sein de l’université.

UM6P engage aussi des partenariats qui offrent une légitimité et une visibilité à ses travaux, citons par exemple son partenariat avec le Consultative Group on International Agricultural Research (CGIAR), un regroupement d’organisations internationales qui œuvrent en faveur de la sécurité alimentaire.

Pour Hicham El Habti, cette table ronde constitue aussi un appel à l’intention d’autres organisations désireuses de collaborer à l’instauration d’une « réglementation verte » de l’agriculture africaine et une étape préalable aux recommandations qui pourraient être présentées lors de la Conférence internationale des Nations unies (COP27) qui se tiendra du 7 au 18 novembre 2022 à Charm el-Cheikh en Égypte.

La FAO attend des innovations inclusives

Zitouni Ould-Dada, directeur adjoint à la Division du climat et de l’environnement à la FAO, rappelle que, si la crise ukrainienne est un fort élément perturbateur de la sécurité alimentaire, la crise climatique reste la problématique centrale dans le développement d’une agriculture durable et d’une production suffisante pour répondre aux attentes de consommation de la population mondiale.

Récemment les membres du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ont alerté les nations sur l’insuffisance des actions correctives menées dans le cadre de la lutte contre le réchauffement. L’innovation peut constituer un facteur de compensation, la mise en œuvre de solutions intelligentes en matière d’organisation, de production ou de transformation alimentaire offre l’opportunité de compenser ce retard.

Selon Zitouni Ould-Dada, l’agriculture doit être considérée comme une solution à la crise climatique et non comme une cause. Pour être durables, les innovations envisagées doivent être déployables à plusieurs échelles, mondiales, régionales, nationales et locales.

La situation climatique est telle que la simple suppression des émissions de GES n’est plus une action suffisante pour enrayer les changements qui s’opèrent. L’agriculture, comme d’autres secteurs, doit apprendre à évoluer dans ce nouvel environnement contraint.

La course à l’innovation doit toutefois garder un caractère inclusif, tous les acteurs africains du monde agricole n’ont pas un accès équivalent à la pratique numérique et aux équipements qu’elle requiert.

La COP27 sera l’occasion, pour les Africains, de poser les conditions et les objectifs des innovations attendues et acceptables par les petits producteurs et communautés vulnérables.

Le sol, un capital à préserver

Après 6 ans d’existence, l’UM6P a déjà une compréhension avancée des sujets sur lesquels elle mène ses recherches, la gestion de l’eau et les pratiques culturales en font partie. Ces thèmes sont traités à travers des travaux sur l’infertilité, l’édition génétique etc.

Leonardus Vergütz, membre scientifique du Global Phosphorus Institute (GPI), décrit cette infime partie de la vie sur terre allant de la cime des arbres aux nappes phréatiques. Ces zones critiques sont séparées par une fine couche, le sol, qui assure la connexion entre l’atmosphère, la biosphère, l’hydrosphère et la lithosphère et héberge nombre de réactions.

Chaque 5 décembre, la Journée mondiale des sols instaurée par l’Assemblée générale des Nations unies est l’occasion de rappeler l’importance de cette composante et de sa préservation, dans notre intérêt.

La nature des sols diffère selon les régions du monde mais leur appauvrissement est une caractéristique commune. Les sols africains présentent un capital en nutriments très faible. Le challenge réside dans la capacité des systèmes agricoles à préserver, voire améliorer ce capital pour espérer produire plus et faire face à la démographie croissante du continent.

La méconnaissance des systèmes de régénération et la surexploitation des sols participent à l’épuisement de zones agricoles, obligeant les agriculteurs à les abandonner pour en exploiter de nouvelles dans un cercle vicieux d’appauvrissement accompagné d’une plus grande dépendance à l’importation.

Pour enrayer le phénomène, il faut accompagner l’innovation sur le terrain, éduquer les agriculteurs à la préservation de leurs sols et à une gestion raisonnée des apports pour aboutir à un modèle agricole générateur de revenus et respectueux du « capital sol ».

Comprend les mécanismes hydriques

Deux axes prioritaires sont privilégiés dans les recherches qui concernent l’usage agricole des ressources hydriques :

  1. La gestion intégrée des ressources ;
  2. La technologie avancée sur la collecte et le traitement de l’eau.

Ces deux questions essentielles sont à aborder sous l’angle scientifique pour une meilleure compréhension des mécanismes puis sous l’angle pratique avec un programme d’éducation et d’information à l’intention des décideurs politiques et des agriculteurs.

L’accompagnement consiste aussi à stimuler l’entrepreneuriat auprès des porteurs d’idées pour leur permettre de mettre leurs innovations à disposition de l’Afrique, notamment dans les zones de grand stress hydrique.

Les travaux de recherche vont se concentrer sur les modèles climatiques et leur impact sur la disponibilité des ressources. Il apparaît par exemple que la brise marine n’est pas bien prise en compte dans la modélisation climatique alors qu’elle joue un rôle essentiel en tant que lien mer-terre.

Grâce aux évolutions technologiques, les scientifiques sont en mesure de préciser les mécanismes et l’impact des modifications atmosphériques sur le cycle de l’eau puis sur les plantes.

Concernant le dessalement, les pays qui sont avancés sur le sujet, à l’image du Maroc, doivent travailler sur des systèmes plus économes en termes de ressources ou de consommation énergétique.

La gestion de l’eau relève aussi de décisions politiques, notamment parce que les décideurs politiques ont le pouvoir de privilégier les cultures moins consommatrices d’eau.

L’importance de l’innovation non technologique

Bruno Gérard, professeur à UM6P, insiste sur la nécessité d’élargir la notion de durabilité au volet social, économique et environnemental dans la construction du nouveau modèle agricole, la productivité ne peut constituer un objectif unique.

Afin de ne pas limiter l’intensification à la seule notion de rendement, la quantité produite doit être rapportée à la quantité d’intrants (terre, eau, engrais, semences, alimentation animale, main d’œuvre…).

Dans ce secteur, l’innovation ne doit pas être perçue uniquement sur le plan technologique, il s’agit aussi d’une optimisation des pratiques.

A titre d’exemple, les analyses sur le terrain démontrent que le manque de planification des plantations ou désherbages et l’indisponibilité de la main-d’œuvre sont en partie responsables de la faiblesse des rendements.

Il faut soutenir l’adoption de nouvelles pratiques et organisations, apprendre aux agriculteurs à gérer la disponibilité des moyens humains et mécaniques, éventuellement par des incitations à la transition. L’innovation devient alors plus sociale ou financière que technologique.

Pour franchir ce gap de progression, il faut plus de scientifiques sur le terrain, capables d’analyser les pratiques et les organisations humaines existantes pour faire de nouvelles propositions acceptables pour les familles d’agriculteurs.

Dans la mission que s’est fixée UM6P en faveur d’une agriculture africaine durablement intensive, le choix des partenariats devra se porter sur des institutions de recherche ou des universités sensibilisées au contexte africain, voire implantées sur le continent.

Source : UM6P