Comprendre les enjeux de l'agriculture

Le Chili est le deuxième producteur mondial de saumon après la Norvège. A plusieurs reprises, le virus de l’anémie infectieuse du saumon (AIS) a mis en lumière les dangers pour l’environnement, la santé et l’économie locale de la salmoniculture. En 2009, l’arrêt des fermes aquacoles avait privé les populations d’une source de revenu et provoqué des pertes en millions de dollars pour les compagnies chiliennes mettant fin à l’ascension fulgurante de cette production, évaluée à $2,5 milliards en 2006. Les pêcheurs, touchés par une succession de marées rouges  qui interdit la consommation des fruits de mer, accusent la salmoniculture intensive de polluer les fjords. Le Chili compte plus de 500 fermes d’élevage, la moitié exploitée par des multinationales. Même si les conditions d’exploitation sont discutables, l’activité soutient l’économie chilienne. Les pouvoirs publics sont pris entre leurs obligations environnementales et le désir de soutenir cette filière de l’or rose.

Juan Carlos Cardenas, directeur de l’ONG Ecoceanos dénonce les pollutions engendrées par ces élevages intensifs, principalement implantés dans l’archipel fragile de Chiloé qui comprend des baies, des fjords et des lacs profonds.

Dénommée Salmon Valley l’archipel est victime d’un rejet massif de déchets organiques et d’additifs chimiques issus de ces élevages. En 2007, la filière chilienne a utilisé 385 tonnes d’antibiotiques, soit 600 fois plus que la Norvège à production égale.

Les nuisances ne sont pas uniquement environnementales. Pour tenir ce rythme intensif de production les multinationales imposent aux employés des conditions de travail difficiles, parfois illégales pour une rémunération faible permettant au saumon chilien d’être compétitif sur le marché. Les employés, à 80% des femmes, travaillent jusqu’à 12 heures par jour dans un environnement humide et froid.

Remplacer l’« or rouge » par l’«or rose »

A la fin des années 70, le Japon avait soutenu le lancement de cette activité au Chili afin de soutenir ses propres besoins. Cette initiative fut encouragée par le dictateur Pinochet qui voyait dans ce nouveau marché potentiel une belle opportunité de réduire la dépendance du pays au cuivre, l’« or rouge »  . D’abord composé de petits éleveurs artisanaux, les exploitations ont rapidement pris une dimension industrielle soutenue par des capitaux étrangers, principalement norvégiens et japonais.

Après des tentatives infructueuses de lâcher l’espèce dans les eaux océaniques pour développer une population sauvage, les efforts ont été concentrés sur l’élevage. Entre 1990 et 2007, les tonnages ont été multipliés par vingt avec peu de considération environnementale à l’époque.

Les différents épisodes d’infection virale des élevages chiliens ont ensuite calmé les espoirs de leader et offert à la Norvège l’opportunité de conquérir un peu plus le marché américain, habituellement réservé aux Chiliens.

Conquête salmonicole vers le sud chilien

Aujourd’hui, l’activité salmonicole continue son expansion vers le sud du pays, en direction du détroit de Magellan. A Los Lagos, une région de lacs, les fermes d’élevage sont partout, des saumons sont engraissés dans des cages submergées dans des enclos positionnés le long de la côte océanique.

Le paysage se prête parfaitement à cette activité, les fjords et estuaires protègent les cages de l’agitation océanique. La basse température et la pureté des eaux océaniques combinées à l’apport en eau douce constituent un environnement très favorable au développement du saumon.

Le marché chilien du saumon a repris des couleurs. Selon le Salmon Chile, une organisation professionnelle qui rassemble les éleveurs et représente 60% de la production, les ventes à l’export ont augmenté de 33% sur les dix dernières années, atteignant un million de tonnes pour une valeur de $5 milliards en 2021.

Les États-Unis, le Japon et le Brésil sont ses principaux acheteurs et lui permettent de conserver sa deuxième place derrière la Norvège et devant l’Ecosse et le Canada.

Les risques écologiques

Dans ses publications, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) rappelle la place essentielle de cette production dans la sécurité alimentaire des populations.

Les ONG en font une autre lecture, ils considèrent que des intérêts étrangers exploitent les côtes chiliennes, éventuellement les polluent pour alimenter d’autres populations ailleurs dans le monde.

Les écologistes alertent aussi les pouvoirs publics sur le danger d’enclos en mer. L’élevage génère des déchets directement rejetés en mer :

  • Aliments non consommés contenant des intrants ;
  • Excréments
  • Poissons morts en putréfaction qui absorbent l’oxygène.

La concentration artificielle des rejets modifie l’écosystème marin et favorise l’apparition d’algues, nuisibles en grande quantité pour les autres espèces, voire pour les saumons eux-mêmes.

Par ailleurs, les ONG indiquent aussi des incidents liés aux filets des enclos qui constituent des pièges pour les baleines ou l’observation de particules de polystyrène en suspension en provenance des bouées.

A long terme, les biologistes craignent que la dispersion lente de substances antibiotiques dans l’écosystème marin induise une résistance des diverses bactéries qui touchent les populations marines. Malgré les précédentes dénonciations alarmantes sur l’importante consommation d’antibiotiques dans les élevages, l’usage reste étendu.

Océana est une ONG qui veille à la sauvegarde des océans et de ses populations sauvages en tant que source alimentaire durable. Ses experts ont établi qu’en 2021 les élevages chiliens ont eu recours à 470 grammes d’antibiotiques par tonne de saumon produite contre 353 grammes l’année précédente. A ces antibiotiques s’ajoutent les pesticides.

L’État chilien n’impose pas un cadre très contraignant en matière de normes environnementales, de plus les actions de prévention et de contrôle sont rares. Dans ce contexte permissif, les multinationales concentrent leur stratégie sur la productivité des élevages.

Le virus de 2007 qui avait causé une perte de $5 milliards ne semble pas questionner les pratiques. En 2016, près de 5000 tonnes de poissons morts avaient été déversées dans l’océan, une marée rouge avait envahi les côtes peu après. Si les scientifiques ne s’accordent pas sur l’existence d’un lien entre ces deux phénomènes, ils admettent que les interventions humaines massives sur un milieu naturel comportent systématiquement des risques pour celui-ci.

Pour les organisations scientifiques, il existe une difficulté à réaliser des travaux de recherche dans ces zones occupées par des entreprises privées. Il en résulte que les autorités chiliennes conduisent leurs politiques avec peu de données.

Des impacts sociaux

Les griefs vont des conflits avec les territoires indigènes aux conditions de travail des ouvriers, notamment les plongeurs travaillant en immersion dans les enclos. Ils sont chargés de nettoyer et de démêler les filets à des profondeurs importantes. Entre 2004 et 2017, une trentaine d’entre eux ont trouvé la mort dans les fermes chiliennes, selon le dernier rapport des institutions des droits de l’homme (INDH). Une situation qui devrait alarmer les autorités chiliennes quand on compare avec l’absence de décès constatés dans le même secteur en Norvège.

A Pargua, dans la région des lacs, Pablo Ralil de la communauté Mapuche, réserve sa pêche journalière à sa consommation familiale. Les ressources ont diminué et ne permettent plus le négoce. Il accuse l’industrie salmonicole de dégrader la ressource marine par ses rejets.

Mariela Lemus, présidente de la communauté Mapuche s’oppose au projet d’implantation d’une nouvelle unité d’élevage dans cette même région. La tâche est difficile car les multinationales offrent de nombreux services aux populations locales en échange de leur implantation :

  • Installation d’un réservoir d’eau collectif ;
  • Amélioration de la connexion Internet pour l’école ;
  • Organisation de formations comme les cours de cuisine.

Selon elle, la population indigène Mapuche glisse vers une perte d’autonomie face à la baisse des ressources marines et à l’unique source d’emplois offerte par l’industrie du saumon. Son époux est lui-même employé par la filière.

La filière saumon assure environ 70.000 emplois, directs ou indirects.

Quelques améliorations dans le secteur

Depuis la marée rouge de 2016, les éleveurs ont concédé du terrain.

La densité de poissons dans les enclos à été réduite et les représentations professionnelles ont reconnu les problématiques liées à l’usage des antibiotiques et autres pollutions, indiquant qu’elles s’engagent à préparer la nécessaire transition des pratiques d’élevage.

Pour les organisations comme Terram, la salmoniculture durable est une utopie. Il s’agit d’une espèce exotique introduite volontairement dans une région distincte de celle d’origine. Pour cette ONG, le gouvernement chilien doit protéger les écosystèmes et les populations fragiles en empêchant les nouvelles implantations, voire en supprimant les exploitations dégradantes. Cette position trouve le soutien du nouveau président, Gabriel Boric même si celui-ci n’a pas été en mesure de traduire ses intentions. Le projet de Constitution contenant un texte contraignant en matière environnementale a été rejeté en septembre dernier.

L’absence de cadre juridique et légal traduit une vision à court terme de l’exploitation des ressources naturelles. L’espoir d’une transition aquacole reste vain pour la Présidente de Terram.

Sur le plan mondial, l’offre reste insuffisante pour satisfaire la demande. Les pressions et les contraintes visant les pays d’élevage (Norvège, Chili, Royaume-Uni, Amérique du Nord, …) limitent les capacités à produire et participent à la hausse des cours du saumon.

En parallèle, de nouveaux modes de production alternatifs comme la culture terrestre ou off-shore et l’édition génétique permettent d’envisager une accélération de la production pour répondre à la demande.

Source : Le Monde