Le groupe Bayer ne cesse de trébucher depuis le rachat, en 2018, de la société américaine Monsanto pour 56 milliards d’euros. Il a d’abord essuyé une série de procès, perdus pour défaut d’informations sur les risques cancérigènes du Roundup, suivis par d’autres sur les contaminations dues à son désherbant dicamba. Aujourd’hui c’est une nouvelle mission qui attend Bayer, mettre en branle ses puissants lobbys pour faire échouer la mise en application d’un décret d’interdiction du glyphosate et du maïs génétiquement modifié au Mexique
Pour ce géant pharmaceutique et agrochimique, né en Allemagne en 1863, chacun des derniers évènements s’accompagne d’une chute de sa valeur boursière. Valorisé à 136 milliards d’euros en 2015, Bayer, a chuté à 52 milliards en 2019.
Ce rachat de Monsanto par Bayer devait asseoir la suprématie de ce dernier. Au lieu de cela il a décuplé la volonté de certains de rappeler l’incompatibilité pour le groupe allemand de concilier ses ambitions financières avec les objectifs de développement durable. Il peut difficilement continuer à poursuivre une politique de « quoi qu’il en coûte » sociétal. Au-delà du marketing, son slogan « science for a better life » doit refléter la stratégie et la philosophie du groupe.
Roundup, la star déchue
Les 80 millions de dollars accordés au titre de dommages et intérêts à Edwin Hardeman, atteint d’un cancer lié à l’usage aveugle du Roundup, est un rappel à l’ordre. Avant lui, Dewayne Johnson atteint d’un lymphome avait obtenu 289 millions de dollars ramenés à 78 millions de dollars en appel. A chaque fois, à la suspicion cancérigène du glyphosate, s’ajoute le défaut d’information du groupe sur les risques à utiliser ce fameux pesticide.
Pour les actionnaires de Bayer, l’investissement devient dangereux. Le groupe allemand ne faillit pas et continue de rappeler que différentes autorités nationales soutiennent depuis plusieurs décennies l’innocuité de son glyphosate. Bayer communique aussi sur les longs délais des jurys à rendre leur verdict, preuve pour l’entreprise d’une divergence dans l’opinion publique.
Mais les plaintes qui s’amoncellent ébranlent un peu plus les investisseurs qui, en plus de craindre un gonflement des versements au titre des dommages, craignent l’amorce d’une nouvelle ère, beaucoup moins agrochimique.
Pour rassurer ses investisseurs, le PDG de Bayer, Werner Baumann, confirme maintenir sa stratégie à long terme et rassure en avançant que l’inquiétude des marchés est disproportionnée dans la mesure où le géant allemand a provisionné pour 660 millions d’euros de prestations de conseil et de défense, les risques liés aux versements de dommages et intérêts étant couverts par les protections habituelles. Des garanties qui n’empêchent pas le monde des affaires de lui décerner le titre du « plus grand et plus rapide destructeur de valeur du DAX ».
Dans les secteur pharmaceutique et phytosanitaire, les entreprises sont rodées aux affaires judiciaires, mais des affaires qui surgissent en général dans un périmètre plus contrôlable ou plus délimité. Dans l’affaire du glyphosate, la remise en question est mondiale et chaque nouvelle affaire pèse sur les comptes et entache ce géant allemand.
Dicamba, le challenger
Début 2020, Bayer comptait pas moins de 50.000 plaintes à son encontre, toutes liées au glyphosate. Depuis, un nouveau produit de la gamme, le dicamba, fait aussi parler de lui. Ce désherbant est un composé organochloré utilisé comme solvant, pesticide, insecticide ou fongicide.
Début 2020, la justice présentait une nouvelle facture à Bayer pour les préjudices subis par un agriculteur du Missouri, Bill Bader, qui accusait les entreprises de pousser les exploitants à un usage immodéré du Dicamba sur les cultures jusqu’à une contamination irréversible des sols, voire une destruction des plantations les moins robustes.
Au total, aux États-Unis, plus d’un million d’hectares de cultures seraient endommagées par ce désherbant. Bayer met en cause le non-respect, par les agriculteurs, des consignes d’usage. Utilisé depuis les années 60, le Dicamba succède au Glyphosate lorsque celui-ci n’est plus efficace. Sa puissance est supérieure mais sa volatilité entraîne fréquemment une destruction des plantations saines.
L’affaire relative au Dicamba a une portée plus limitée. Selon Markus Mayer, analyste chez Baader Bank. Ce désherbant ne représente que 0,5% du chiffre d’affaires de Bayer, même s’il profite de la mise en lumière des pesticides dans le dossier du glyphosate.
Afin d’enrayer l’effet boule de neige des procédures qui s’accumulent, Bayer a finalement choisi une résolution à l’amiable des différends judiciaires par la négociation d’un accord, une issue fréquente qui peut séduire des plaignants dont l’état de santé ne permet pas d’envisager une longue bataille judiciaire.
Mi 2020, Bayer a négocié un accord avec les parties plaignantes, celui-ci comprend le versement de plus de 10 milliards de dollars en échange de l’abandon de 75 % des 125 000 plaintes alors enregistrées aux États-Unis.
Le Mexique sous pression des lobbys
Outre sa stratégie de résolution globale des plaintes dont il est l’objet, le groupe BAYER œuvre aussi en amont des marchés, par une action de lobbying importante.
C’est le cas notamment au Mexique où il lutte contre toute tentative d’interdiction du glyphosate, notamment un décret du 31 décembre 2020, promulgué par le Président, Andrés Manuel López Obrador, qui prévoit le bannissement de l’herbicide et les importations de maïs génétiquement modifié, d’ici 2024.
Depuis, Bayer s’emploie à trouver des appuis au sein du gouvernement mexicain pour enrayer la mise en œuvre du décret.
Une tactique facilitée par un Mexique pas tout à fait prêt à la transition agro-écologique que représente la suppression du glyphosate. De plus, pour ce pays qui importe des millions de tonnes de maïs, notamment des États-Unis, le décret semble trop ambitieux. A certains.
L’ex-ministre de l’environnement au Mexique, Victor Toledo, a démissionné et dénoncé les pressions et actions menées par cette « compagnie puissante ». Selon lui, le principe de précaution doit prévaloir sur toutes autres préoccupations. Cette démission est le signe que la promulgation du texte n’est que le début dans la bataille pour son application.
Des échanges entre lobbyistes Bayer et hauts-fonctionnaires américains ont fuité récemment, faisant état d’emails entre l’administration Trump et des cadres Bayer pour mettre Mexico sous pression. Un lobbying appuyé par l’industriel Croplife. Les producteurs américains pourraient voir leurs exportations de maïs vers le Mexique drastiquement réduites puisque la majorité des 16 millions de tonnes exportées vers le Mexique sont transgéniques.
Les échanges entre Bayer et le gouvernement américain évoquent les interventions de Victor Toledo pour faire obstacle à l’importation de glyphosate. Puis Croplife sollicite le gouvernement américain afin qu’il rappelle à l’ordre son homologue mexicain sur le respect du traité de libre-échange nord-américain (USMCA) signé en 2019.
Victor Toledo regrette que les plus fortes pressions aient été initiées par des membres même du gouvernement mexicain : le Ministre de l’agriculture, le Conseiller juridique du Président et ancien Chef du cabinet présidentiel, tous proches des milieux industriels ou disposant d’investissements dans l’agriculture. Le lobbying a en partie porté ses fruits puisque le texte initial du décret s’est vu amputé d’un alinéa qui prévoyait de réserver les aides publiques aux industriels qui n’utilisaient plus de glyphosate.
Le décret est encore sous la menace de recours de la part du Consejo Nacional Agropecuario (CNA), un puissant lobby mexicain dont Bayer est membre. Ces recours portent sur le risque de violation d’accords internationaux dans le cadre de l’application de décret.
En parallèle Bayer ne cesse de communiquer sur de multitudes études qui prouveraient que le glyphosate est sans danger sauf à en faire un mauvais usage tandis que le Président mexicain rétorque qu’il ne laissera pas empoisonner son peuple, fidèle à ses engagements électoraux de défendre les petits exploitants face au néolibéralisme.
Les ONG qui luttent pour le retour du maïs originaire du Mexique restent vigilantes. Elles savent que les intérêts économiques restent prioritaires dans les politiques publiques et Joe Biden, le nouveau Président n’a pas exprimé de position claire sur le sujet.
En 2013, le Mexique a interdit la culture du maïs transgénique mais pas son importation. Le maïs blanc est en quantité suffisante pour la consommation humaine mais le maïs jaune est importé pour nourrir le bétail. Le pays compte 60 espèces différentes d’un maïs qui constitue la base de son alimentation.
Les limites du décret mexicain
Bayer pourrait trouver un allié dans sa guerre contre le décret : l’incapacité du pays a opéré une telle transition en si peu de temps. De l’aveu même des partisans du décret, le délai est bien trop court pour trouver une alternative au glyphosate. De plus, cet ambitieux projet ne comprend pas un important volet financier alors qu’il vise à une souveraineté alimentaire et une protection du maïs natif et des communautés paysannes.
L’usage du glyphosate est répandu au Mexique, c’est un herbicide efficace et peu cher. Il est couramment utilisé pour les cultures de maïs, de pommes de terre ou du café. Environ 80 références de produits contenant du glyphosate sont mises à la disposition de l’agriculture mexicaine. Sous l’impulsion d’organismes de défenses des populations, le gouvernement a restreint les autorisations de commercialisation et d’importation, sans viser uniquement le glyphosate.
Dans le cadre du décret, les ministères de l’agriculture et de l’environnement ont la responsabilité de promouvoir les alternatives au glyphosate et le Conseil national de la science et de la technologie (CONACYT) la charge de :
- Coordonner les recherches alternatives ;
- Gérer la décroissance des importations de glyphosate.
Tous les acteurs de la filière agroalimentaire craignent une perte de compétitivité :
- Remplacement de l’herbicide par des produits plus chers ou un désherbage manuel ;
- Achat de maïs non OGM plus cher pour l’alimentation du bétail.
Les détracteurs du décret avancent que cette baisse de compétitivité mexicaine vis-à-vis des États-Unis pourrait avoir un effet contre-productif pour le Mexique en augmentant sa dépendance agricole. Par ailleurs, ils reprochent au gouvernement d’avoir été mis devant le fait, sans concertation et doute de la capacité du CONACYT à estimer les besoins en glyphosate.
Ces vives oppositions couplées à une institution publique peu coordonnée laisse présager un déploiement difficile d’une telle politique. De plus, le texte reste perfectible : importation de maïs transgénique et usage dans l’alimentation humaine sont interdits mais quid de l’alimentation du bétail.
Certains craignent de voir surgir dans ce contexte de prohibition des filières clandestines et le renforcement du crime organisé
Le Président mexicain en place laissera la lourde tâche à son successeur de faire appliquer ce décret, s’il survit aux recours, puisque la constitution ne lui permet pas de se présenter pour un second mandat.
Source : Le Monde