Michel Dron, secrétaire de la section végétale à l’académie d’agriculture de France, apporte sa réflexion sur la nécessité d’opérer une transition agricole réfléchie, en collaboration avec le monde agricole et sans brutalité idéologique. Il rappelle aussi qu’il y a urgence à participer autrement à l’émancipation du continent africain, dans une posture moins dominante.
Titulaire d’une thèse en biologie moléculaire végétale, Michel Dron a enseigné la biologie végétale puis étudié le fonctionnement moléculaire de la photosynthèse avant d’orienter ses recherches sur les déterminants génétiques dans l’interaction entre plantes et parasites. Ses expériences dans le domaine de la protection des cultures l’ont conduit à prendre le poste de directeur scientifique du centre de coopération international en recherche agronomique (CIRAD). Des quatre années passées au CIRAD, il a développé ses connaissances en matière d’agronomie tropicale, de la génétique aux sciences sociales et politiques en région chaude.
Aujourd’hui, il œuvre au sein de l’Académie d’agriculture de France, une académie royale fondée en 1760 qui se préoccupe des questions agricoles : amélioration des plantes, politiques agricoles et modèles économiques… en France et dans les pays francophones. L’académie intervient à plusieurs niveaux :
- Contribuer à la réflexion des gouvernements et des décideurs ;
- Aviser les médias par la communication des avancées scientifiques ;
- Assurer l’information aux populations à travers des colloques.
Il faut s’interroger sur l’avenir de l’agriculture et élaborer les scénarios possibles dans notre ère technologique et face à de nouvelles attentes des consommateurs. Il faut aussi s’inquiéter du devenir des populations africaines et de leur continent. Et enfin, poser la question de la communication envers les médias et des risques de l’agribashing.
Un constat, plusieurs intentions
La question agricole est bouillonnante. Dès la fin de la deuxième guerre mondiale, la quête de sécurité alimentaire s’est engagée. Elle a ouvert la voie, et les financements, à une agriculture efficace dopée aux intrants et à la mécanisation, soutenue par une industrie agrochimique en essor. Les questions environnementales ont surgi plus tard et aboutissent au constat d’une planète en surchauffe, des gaz à effets de serre en hausse, des glaciers en retrait, des algues invasives, des maladies dues aux nanoparticules.
Si l’agriculture ne peut porter seule la responsabilité de cette dégradation, qu’elle partage avec l’industrie et le transport entre autres, elle doit bien sûr intégrer ces aspects dans sa transition. Il ne faut pas voir l’agriculture comme un écosystème figé, réveillé par une pandémie, elle a déjà opéré des mutations depuis l’époque des pulvérisations aveugle de pesticides et poursuit dans cette voie.
Selon Michel Dron, certains « écologues politiques » n’envisagent qu’une réécriture complète de l’agriculture et des itinéraires agro-techniques, une sorte d’éradication complète de l’existant. Au contraire, il avance que les défis actuels ne font que succéder aux précédents et qu’il faut s’appuyer sur l’histoire pour progresser. La rupture n’est pas bénéfique selon lui, elle répond plus à une réaction qu’à une réflexion.
Il ajoute que la projection de 10 milliards d’êtres humains en 2050 est un défi majeur et que la population mondiale ne se contente pas de « quelques salades ». Elle a des attentes de confort et de liberté quant à son choix d’alimentation.
L’objectif est de savoir comment nourrir cette population, comment lui garantir des apports en protéines, en glucides, en acides, lipides etc. Même si certains groupes se nourrissent exclusivement de protéines végétales, comme les indiens, une partie du corps médical s’inquiète des régimes végétaliens et des répercussions sur la santé.
Se pose aussi la question du devenir des territoires si les animaux venaient à disparaître du paysage. L’élevage est complémentaire des cultures. Le mouvement végan prône une rupture là où Michel Dron souhaite une continuité dans la consommation de viande mais avec des évolutions sur le bien-être animal, une limitation de l’élevage hors sol, un apaisement de l’agriculture intensive connue jusqu’à aujourd’hui.
Si les animaux sont essentiels à l’amendement et au recyclage des sols, il est aussi vrai que nos modes de vie plus sédentaires autorisent une modification de nos régimes alimentaires, avec moins de protéines.
L’Afrique prioritaire
Ce questionnement sur l’homme, l’animal, la terre et sa biodiversité, justifient une réflexion plus concertée sur une agriculture « intelligente », c’est-à-dire respectueuse mais aussi productive, pour nourrir la planète, ce qui conduit à la question, plus tabou, de la régulation des naissances. L’insécurité alimentaire menace déjà les pays qui ont des rendements faibles pour une démographie forte, comme l’Afrique.
La question africaine est d’ailleurs prioritaire sur la question européenne de consommation de viande selon Michel Dron. Les dynamiques agro-alimentaire et agro-écologique sont au point mort sur ce continent pourtant diversifié sur le plan animal et végétal. Guerres et migrations s’intensifient, d’autant que le continent est particulièrement touché par les aléas climatiques, le réchauffement, la désertification, la montée des océans
L’augmentation des surfaces agricoles utiles est une option, au prix d’une déforestation, à l’image de celles opérées en Amérique latine ou en Russie. En parallèle, comment obtenir ou maintenir une bonne qualité des sols arables capable d’une production constante malgré les aléas. Dans cet écosystème favorable, il faut aussi compter sur des agriculteurs formés, un approvisionnement en semences adapté et des réseaux efficaces de distribution des denrées.
Il faut aussi savoir préserver un sol fertile :
- En limitant son érosion, les plantes de service assurent cette fonction et apportent de la matière organique ;
- En choisissant les cultures les plus adaptées au sol et au climat ;
- En pratiquant le labour pour l’oxygénation, par exemple d’un sol argileux dans une région humide, la granulométrie, le maintien de la souplesse etc ; et le non-labour pour ne pas biodégrader et diminuer la matière organique.
Les nouveaux outils intelligents permettent l’analyse et la surveillance des productions pour déterminer la nécessité d’une intervention mécanique, biologique, voire chimique.
Quel sera l’agriculteur de demain ? Sans doute un agriculteur plus proche d’un profil agronome, capable de composer avec toutes les données : économique, climatique, biologique, environnementale et digitale, pour mieux exploiter ses parcelles. Il sera lui-même apporteur de solutions sur la biodiversité, la réduction de l’intervention mécanique pour limiter l’émission de GES, le traitement très localisé des cultures. La technologie du drone est déjà utilisée à cet effet.
Cette montée en compétence doit être partagée. Il existe aujourd’hui un gouffre entre les pays occidentaux et les pays africains. Les premiers perçoivent l’opportunité d’exploiter les deuxièmes avec l’appui de dirigeants africains qui ne se préoccupent pas assez des intérêts de leur peuple. Ce dernier n’entrevoit pas d’accès aux richesses et au bien-être.
Les quelques contributions sont occidentalisées ou orientalistes plus récemment, elles ne tiennent pas compte de la culture locale. Les autres continents voient dans l’Afrique un levier de leur propre développement.
Citons le cas de la France, elle est beaucoup intervenue sur le continent africain, a défriché les forêts tropicales pour des plantations de coton, de palmiers à huile, d’ananas ou de bananes pour nourrir et alimenter son économie à des prix défiant toute concurrence. Des actions sont certes menées par le biais d’organisations non gouvernementales et d’établissements comme l’Institut de recherche pour le développement (IRD, ex ORSTOM) ou le CIRAD. Ces instituts ont accompagné le développement d’instituts techniques nationaux pour aider à l’organisation de l’écosystème paysan africain. Mais les résultats ne sont pas satisfaisants à plusieurs niveaux :
- Les réseaux de distribution ;
- Les pertes en bord champ ;
- Les chaînes de froid ;
- Les systèmes de stockage.
La situation est préoccupante dans un pays à la démographie galopante. La baisse de natalité constatée dans les pays d’Afrique est trop peu importante pour infléchir la consommation.
Plusieurs pays africains sont déjà dans l’obligation d’importer massivement des denrées pour assurer l’alimentation des populations : riz, maïs, … Ces importations sont artificiellement soutenues par des organisations internationales (Banque Mondiale, FMI…) et viennent fausser les marchés locaux
Il est temps de construire un modèle inclusif et viable de sécurité alimentaire, en collaborant avec les populations africaines dans leur cadre culturel et en passant par un système de soutien aux produits locaux. C’est le cas, par exemple, au Sénégal où la riziculture avait été abandonnée malgré d’importants travaux d’irrigation en raison d’importation à bas coût de riz thaï ou chinois. Suite à un soutien financier local aux riziculteurs, ceux-ci ont repris l’activité.
Les occidentaux doivent revoir leurs modalités d’accompagnement et recentrer les efforts sur l’éducation des populations à une agronomie africaine, et non française, sur le sol africain. La réussite de cette éducation passe par l’aptitude au self-learning et par un accès libre à la littérature relative aux questions agricoles. Le concept est balbutiant et doit se renforcer.
Michel Dron appelle à une prise de conscience sur les priorités d’offrir au peuple africain les moyens d’affronter leurs enjeux vitaux de sécurité alimentaire dans un contexte climatique peu favorable. Sinon, le risque est d’observer des flux migratoires intensifiés vers l’occident.
Si les volontés politiques évoluent peu, on peut espérer que l’urgence climatique et la « menace « démographique accélèrent l’activation d’initiatives nationales ou internationales.
Cette situation déficitaire de moyens et de connaissance rend les populations très perméables et réceptives aux interventions étrangères alors que certaines le sont par intérêt. Même si les multinationales accompagnent l’agriculture locale par intérêt, ils participent à l’agriculture africaine et proposent des solutions adaptées. Pour le cas des pesticides par exemple, il n’est pas concevable d’anéantir les capacités de nourrir la population sur l’autel de l’idéologie écologique mais il est envisageable d’orienter les agriculteurs sur un usage raisonné de ces intrants chimiques.
Vers une communication éclairée
Cette divergence quant aux méthodes agricoles et aux intrants est aussi le résultat d’une communication produite et diffusée à la hâte « sans digestion » selon Michel Druon.
Il regrette par exemple que l’information sur le glyphosate ne se réfère jamais à sa définition chimique et à la manière dont elle peut nuire à la santé humaine du point de vue biochimique, ou moléculaire… Par contre, celle-ci est accompagnée d’humectants divers sur lesquels l’industrie agrochimique ne communique pas en toute transparence.
Au final, les auditeurs absorbent des informations contradictoires, y compris de la part de scientifiques qui ne s’expriment pas forcément dans leur spécialité. Cette confusion peut aussi pousser la population à rejeter l’information en général et à prendre uniquement celle sujette à risque dans une culture de la peur, entretenue par des secteurs marchands. La culture du risque zéro s’oppose à l’alimentation, toute ingurgitation présentant un risque.
Le développement de tous les outils des médias digitaux a raccourci les temps de communication au détriment de la vérification, avec un auditoire qui sur-réagit, par peur.
Pour reprendre la question du véganisme, des enfants de primaires sont déjà convaincus qu’il ne faut pas manger de viande alors qu’ils consomment des goûters industriels ou des bonbons. L’influence est radicale et ne laisse pas la place au choix individuel. La connaissance parentale est essentielle mais les programmes d’éducation sont aussi l’opportunité d’une éducation civique qui n’explique pas seulement le fonctionnement des institutions publiques mais aussi les principes de l’alimentation et de la santé.
L’homme n’a certes pas toujours été omnivore mais les transitions doivent se faire au rythme des populations. Les légumineuses, par exemple, offrent des protéines végétales mais celles-ci ne présentent pas les mêmes équilibres en acides aminés.
L’agriculteur-producteur industriel est un cliché auquel s’oppose le végan partisan d’une culture urbaine, il est minoritaire mais jeune et éduqué. Au fur et à mesure, dans un mouvement d’agribashing, il envisage l’action violente comme seule alternative pour se faire entendre.
Michel Dron rappelle que ces évolutions de consommation ne peuvent se faire par une pression si radicale d’un groupe minoritaire sur un ensemble et qu’il faut une concertation et du temps, à l’image des avancées relatives à la compréhension des maladies infectieuses et à l’augmentation de l’espérance de vie qui a suivi.
Sur le plan agricole, il existe des groupes aux intérêts convergents qui prennent des décisions locales mais elles ne sont pas forcément prises au bénéfice des sols et des territoires.
L’académie d’agriculture de France mène par exemple des travaux sur les mélanges d’espèces comme la culture conjointe de légumineuses et de céréales sur la même parcelle avec un apport d’azote pour l’une et une protection de l’autre vis-à-vis des spores parasites.
Des syndicats et des coopératives mènent aussi des réflexions sur la fumure organique dans une forme d’agriculture bio. Les agriculteurs sont aussi engagés dans la transition mais ils connaissent des pressions quant aux marges réalisables, aux charges de personnel ou de matériels.
L’incompréhension entre une jeunesse tenue pour responsable de l’avenir et des agriculteurs partagés entre des objectifs collectifs et individuels entraîne un repli communautaire alors que l’innovation attendue par les parties résulte d’un collectif. L’agriculteur ne peut innover que dans son domaine, il est tributaire du monde de l’informatique pour l’apport de solutions digitales.
Toutes les transitions se sont faites dans la douleur et toutes les innovations sont nées de contraintes.
Michel Dron appelle les jeunes générations à discuter avec les plus anciennes pour juger de ce qui doit être « pris en compte et traité de manière intelligente pour leurs décisions futures ».
Source : podcast Agoragro