Nulle part ne peut-on mieux sentir la vie trépidante des villes ouest-africaines que dans leurs grands marchés alimentaires. Quiconque a déjà fait ses courses dans un tel marché ne peut oublier son effervescence commerciale, ses étalages chargés en denrées de toutes sortes. Les marchés de la région, constamment approvisionnés non seulement par des véhicules mais aussi par d’innombrables personnes à pied (surtout des femmes), sont les épicentres économiques des villes.
L’économie alimentaire est intimement liée à la croissance urbaine qui, en Afrique de l’Ouest, s’effectue à un rythme effréné. L’approvisionnement des villes en nourriture demeure l’une des principales fonctions de l’économie régionale et génère une valeur considérable. Près de 50% du budget des ménages ouest-africains continue à être alloué à l’alimentation. Rien que dans les zones urbaines, l’économie alimentaire emploie 32 millions de personnes et représente 143 milliards de dollars, ce qui équivaut à 22% du PIB régional.
Mais l’urbanisation ne se contente pas seulement de dynamiser les systèmes alimentaires qui nourrissent les villes – elle transforme aussi leurs structures en profondeur. Comment ces transformations s’opèrent-elles ? Et comment les prendre en compte dans les politiques publiques et la gouvernance ?
Quand l’urbanisation rapproche campagnes et villes
Pour comprendre comment l’urbanisation modifie le secteur alimentaire en Afrique de l’Ouest, il faut d’abord observer la forme spécifique que celle-ci prend dans cette région du monde. On constate que l’urbanisation n’est pas causée exclusivement par un exode rural. En effet, elle procède plutôt d’une densification graduelle de la population qui finit par transformer certaines zones rurales en zones urbaines. De petites villes bourgeonnent partout : le nombre d’agglomérations en Afrique de l’Ouest est passé de 746 à 2402 entre 1980 et 2015 (Figure 1).
Le tissu urbain ne cesse de se densifier : au Bénin et au Niger, la distance moyenne entre deux agglomérations est respectivement passée de 25 à 57 kilomètres en 2000 à 14 et 38 kilomètres en 2015. Un des effets les plus marquants de ce type d’urbanisation est que les villes se rapprochent des campagnes, et que les liens entre milieux urbains et ruraux s’intensifient.
Chaînes de valeur et exploitations agricoles reconfigurées par les consommateurs
L’urbanisation et l’intensification des liens urbains-ruraux ont pour conséquence directe de modifier aussi bien la demande que l’offre alimentaire. En termes de demande, le changement n’est pas dû à des différences de préférences alimentaires entre consommateurs urbains et ruraux – celles-ci sont très semblables, comme le montre plusieurs études (voir ici, ici et là) – mais plutôt à la croissance des revenus et aux changements de modes de vie en milieu urbain. Les consommateurs urbains sont en moyenne plus riches et achètent donc plus de produits plus chers (comme la viande et le poisson), consomment une part plus faible de féculents, sont plus attentifs à la qualité, et ont plus fréquemment recours à la restauration (y compris rapide et de rue). La simple concentration spatiale des consommateurs dans les villes provoque la nécessité de développer les infrastructures de transport, de stockage et de distribution alimentaire. L’approvisionnement en nourriture est un des principaux facteurs d’engorgement des villes dans les pays en développement.
Au niveau de l’offre, celle-ci se modifie aussi du fait des opportunités commerciales qu’offrent les marchés urbains et un niveau de prix globalement élevé, qui suscitent aussi une croissance de l’investissement dans l’agroalimentaire. Les nouvelles villes apparaissent dans les zones rurales qui sont déjà plus densément peuplées et ont donc souvent un meilleur potentiel agricole, que la proximité des marchés urbains va pouvoir libérer. Les activités de transport, de stockage et de distribution sont particulièrement dynamiques dans les zones rurales proches de villes en croissance. Le maraîchage connaît une expansion considérable. Au Sénégal, la production de fruits et légumes a crû de 140% entre 2000 et 2018. La région littorale des Niayes, qui fournit Dakar en produits frais, assure la majorité de cette production.
Attirés par les perspectives de profits, une nouvelle catégorie d’investisseurs agricoles apparaît. Ils investissent dans la terre, l’irrigation, les semences, les fertilisants et les technologies digitales. Leur activité mène à l’intensification des cultures et à de meilleurs rendements. Ce phénomène s’accompagne d’un fort développement des marchés fonciers et, dans certains pays, d’une augmentation de la taille moyenne des exploitations. Au Ghana, la part de la superficie cultivée totale occupée par des exploitations de plus de 5ha est passée de 39 à 56% entre 1992 et 2013.
Gouvernance des territoires : l’empreinte géographique des systèmes alimentaires
Les transformations alimentaires causées par l’urbanisation laissent leur marque dans la géographie. Les zones rurales sont de plus en plus orientées vers la production à destination des villes. A mesure que ces zones rurales se développent, certaines d’entre elles deviennent urbaines. La distinction entre rural et urbain se floute.
Ces processus ont des implications importantes pour les politiques publiques et la gouvernance. Les défis abondent pour les systèmes alimentaires : besoin de normes sanitaires, nutritionnelles et commerciales, mise à niveau des infrastructures, besoins spécifiques liés à l’augmentation de la taille des exploitations agricoles, gestion durable des ressources et préservation de l’environnement, etc.
Prendre en charge ces défis nécessite de tenir compte de l’intensification des liens urbains-ruraux, du rapprochement entre villes et campagnes, du floutage de la distinction entre urbain et rural. Les politiques publiques doivent être établies en référence à la bonne échelle territoriale. Les distinctions administratives classiques (district, ville, région, pays) ne permettent pas de capturer la nouvelle réalité spatiale des systèmes alimentaires, qui fait fi des frontières. La longueur des chaînes de valeur augmente à mesure que les villes grandissent. En basse saison, à Tamale (Ghana), 40% de la nourriture consommée par la ville a parcouru plus de 150km avant d’atteindre le consommateur.
Le concept de « ville-région », qui considère un centre urbain ainsi que l’ensemble des territoires périphériques qui y sont connectés par des liens socio-économiques comme une seule entité, peut aider les décideurs à se situer à la bonne échelle. L’estimation des villes-régions (Figure 3) dans les institutions publiques au moyen d’outils de cartographie et de gestion des données spatiales est un moyen concret de prendre en compte les effets des changements dans la géographie du peuplement sur le secteur alimentaire.
L’urbanisation transforme les systèmes alimentaires en modifiant les régimes de consommation, en créant une concentration spatiale de la demande dans les villes, et en stimulant les investissements dans l’agroalimentaire. En Afrique de l’Ouest, le besoin de nourrir les villes a déjà imprimé sa marque dans la géographie. Cette réalité émergente, qui évolue très rapidement, est encore insuffisamment prise en compte dans les politiques publiques. Il est urgent de mettre en place une vraie « gouvernance des systèmes alimentaires » ouest-africaine, fondée sur une capacité à analyser les dynamiques sans cesse changeantes des liens urbains-ruraux.