Comprendre les enjeux de l'agriculture

3. Les modèles économiques en question

Trop souvent les initiatives et projets pilotes dans le domaine des NTIC pour l’agriculture échouent à s’inscrire dans la durée par absence de modèle économique viable, comme Google Ouganda par exemple qui a perdu la majorité de ses utilisateurs en rendant payant un service lancé au départ gratuitement pour faciliter son adoption. Il est donc essentiel de concevoir tout programme avec dès le départ un modèle économique viable à même d’assurer sa pérennité. Cela implique une vision claire de qui paye pour le service – pouvoirs publics, coopératives, utilisateurs finaux ? – et de combien ils sont prêts à payer pour ce service. Ainsi l’innovation technologique peut être moins essentielle que l’innovation en termes de modèle économique.

Cette troisième partie est donc l’occasion d’examiner les différents modes de financement des outils décrits précédemment, en s’efforçant de dégager les forces et les faiblesses de ces modèles.

3.1 Le financement par l’aval

Un modèle économique possible, dont un exemple a été donné avec l’étude de cas sur l’adoption de mAgri par Kenya Nut, est le financement des outils numériques par un acteur aval – transformateur ou négociant – qui cherche à structurer et solidifier sa relation avec ses producteurs fournisseurs de matières premières agricoles.

Le premier avantage d’un tel schéma est qu’il fait reposer le coût sur l’acteur a priori le plus à même de le supporter financièrement et qui a le plus facilement de la visibilité sur le bénéfice réellement apporté par ces technologies ; ce qui peut contribuer à un déploiement plus rapide. L’adhésion de tous les utilisateurs concernés reste néanmoins nécessaire, comme le montrent clairement les conclusions de l’étude de cas sur CFA et Kenya Nut.

L’implication d’un tel modèle économique est qu’un outil ainsi financé sera naturellement conçu en premier lieu pour répondre aux besoins du financeur, c’est-à-dire du transformateur ou du négociant, avec le risque théorique que les producteurs impliqués n’en retirent que peu d’avantage, voire subissent des conséquences négatives à l’adoption de cet outil. Néanmoins, l’intérêt partagé du maillon production et de son aval à construire des relations de confiance pérennes doit conduire à la conception de services « gagnant-gagnant », quelle que soit l’origine du financement. Et en effet, dans l’exemple de Kenya Nut, l’une des conclusions importantes de l’étude est que les outils numériques déployés ont eu un impact positif pour tous les acteurs impliqués, en particulier pour les producteurs qui ne participent pas au financement.

3.2 Le paiement par l’utilisateur final (exemple de NovaTech)

Novatech est une start-up, créée en 2015 au Niger par Daouda Hamadou, qui offre des services numériques dans les domaines de l’agriculture, de la santé et de l’éducation.

Sa plateforme de services agricoles, E-Kokari, apporte depuis 2017 du conseil, des alertes, des prévisions météo et des informations de marché via des serveurs vocaux interactifs (IVR – Interactive Voice Response) aux agriculteurs et les met en relation avec des acheteurs.

Le choix de se reposer sur l’IVR permet d’offrir un service utilisable par la partie importante de la population cible qui est analphabète (70% de la population adulte au Niger d’après l’UNICEF). Le service est disponible dans les trois principales langues du pays : français, hausa et zarma.

Des producteurs et des éleveurs ont été impliqués dans la phase de construction du service pour s’assurer que l’offre répondrait bien à leurs besoins réels.

Des partenariats ont été mis en place avec le ministère de l’agriculture et le RECA (Réseau National des Chambres d’Agriculture du Niger) pour apporter l’information et le conseil agronomique, ce qui permet d’assurer que l’information reçue par les utilisateurs finaux est de qualité.

Son modèle économique est double :

  • La mise en relation des producteurs avec des acheteurs : la plateforme propose aux producteurs de leur trouver des débouchés et aux acheteurs de leur trouver des approvisionnements en prenant une commission de 5 à 10% sur les transactions ainsi réalisées.
  • Le paiement du service par les utilisateurs finaux agriculteurs ou par des organisations diverses (ONGs, entreprises, institutions publiques, etc.) dans le cadre de programmes spécifiques.

Ce dernier élément – le financement par des ONGs ou les pouvoirs publics – montre que les modèles peuvent être mixtes : le service peut être partiellement subventionné dans une phase pilote, par exemple, avant d’être entièrement autofinancé et autonomisé par la suite. On imagine mal néanmoins un modèle économique entièrement fondé sur la subvention : si la valeur créée par un service est réelle, ses bénéficiaires doivent être logiquement prêts à le payer, et un financement purement subventionné serait précisément l’absence de modèle économique qu’il faut éviter afin que les projets ne restent pas à l’état de pilotes.

Conclusion

Ce rapide panorama de l’usage des NTIC pour l’agriculture africaine et les cas étudiés permettent de mettre en évidence un potentiel d’amélioration des pratiques, des rendements et des revenus à l’aide de ces outils. Il apparaît également que ces outils sont généralement dépendants d’autres services ou d’autres formes d’innovation, et que leur adoption réussie repose également sur une infrastructure sociale (cf. exemple de FERT)

La diffusion de ces outils à une plus grande échelle que de simples projets pilotes implique des modèles économiques durables. Cela sous-entend d’en identifier les bénéficiaires effectifs : ceux-ci doivent être prêts à payer pour ces services une partie de la valeur ajoutée marginale qu’ils permettent de dégager. Comme le montrent les exemples étudiés, il n’y a pas une réponse unique à cette question : le bénéficiaire premier, et donc le financeur principal, peut être le transformateur comme dans le cas de Kenya Nut, même si on a vu dans cet exemple que les agriculteurs avaient également gagné à l’adoption de mAgri. Mais le bénéficiaire peut aussi être l’agriculteur directement (exemple de Reuters Market Light). Enfin, un financement subventionné (par les pouvoirs publics ou des ONGs) peut s’avérer nécessaire pour permettre le démarrage d’un service, d’où des modèles mixtes comme l’exemple donné avec NovaTech. Si un service ne parvient pas à s’autofinancer à moyen/long terme, on peut toutefois s’interroger sur la valeur réellement créée par celui-ci pour ses bénéficiaires.

Enfin, on peut s’interroger aussi sur le fait que ces expériences concernent essentiellement les productions végétales et peu les productions animales, mêmes si les puces RFID peuvent être utilisées en élevage et que la blockchain appliquée à la sécurisation foncière peut aussi concerner les éleveurs, en particulier les sédentaires. Cela mériterait des analyses complémentaires.

 

Conseil scientifique Fondation Avril

[1] De nombreux agriculteurs n’ont pas de compte en banque.

[2] Néanmoins, il convient de rappeler que l’assurance agricole a été historiquement subventionnée par l’Etat dans tous les grands pays agricoles et qu’il semble peu probable que l’Afrique parvienne à échapper entièrement à cette règle.

 

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