Comprendre les enjeux de l'agriculture

Le cas de l’Europe

En matière d’accaparement les entreprises européennes jouent sur deux tableaux, à l’extérieur et au sein de l’Union avec un appui plus ou moins direct des États et de l’Union.

 

À l’extérieur de l’UE

À l’extérieur, l’UE représente un des trois grands marchés (80% de la consommation mondiale avec les USA et le Brésil) pour les agrocarburants. Mais elle est la seule à dépendre très largement des importations, tant pour les matières premières (les cultures utilisées) que pour l’alimentation, pour remplacer les oléagineux européens détournés pour produire des biocarburants. Ainsi l’UE contribue au renforcement de la pression sur le foncier, à la réduction des disponibilités alimentaires et à une hausse des prix au détriment des couches les plus défavorisés.
A noter que les entreprises françaises sont bien impliquées dans l’acquisition et la gestion de grands domaines agricoles et plantations à l’international (source AVSF, 20144) : avec 22 entreprises et fonds d’investissements recensés, on arrive, en 2014, à 1,3 million d’hectares, sans prendre en compte les projets de nouvelles implantations de ces entreprises.

 

Au sein de l’UE

Au sein de l’UE, l’accaparement des terres s’est fortement développé dans les pays anciennement membres du bloc de l’est (PECO) : concurrence des importations sur les petits producteurs exclus des aides au début, accroissement de la disponibilité des terres accessibles aux acheteurs extérieurs au-delà de ce que permettait la privatisation des grands domaines. Aux importantes acquisitions par des sociétés de l’Europe de l’ouest ou nationales, en Roumanie, Bulgarie et Hongrie, se sont ajoutées, depuis peu, celles des entreprises chinoises ou moyennes orientales. Hors Union, “En Serbie, quatre propriétaires contrôlent chacun plus de 100 000 ha ; en Ukraine, les dix plus grandes unités contrôlent plus de 2,8 millions d’ha, à côté d’oligarques qui contrôlent chacun de grandes surfaces”5. Ces entreprises bénéficient des aides de la PAC, de main d’œuvre sous payée pour exporter à bon compte dans le reste de l’UE.

 

En France et en Europe : concentration, industrialisation

En plus du mouvement d’accaparement direct et indirect et plus ou moins en lien avec lui, les structures de production et le fonctionnement du système productif agricole de chaque pays et à l’échelle globale sont concernés par quatre évolutions :

  • accélération du processus habituel de concentration ;
  • multiplication des très grandes unités ;
  • entrée de capitaux d’origine extérieure dans les structures familiales ;
  • « industrialisation ».

Accélération du processus de concentration (exemple de la France)6

On note les baisses rapides, continues et au même rythme du nombre d’exploitations et d’emplois : le volume d’emploi a été divisé par 2 entre 1900 et 1950 où on comptait encore six millions d’emplois et divisé par 6 depuis, avec maintien d’un nombre moyen proche de 1,50 UTA par exploitation. De 1970 à 2010, on note une très forte baisse des petites et moyennes exploitations (respectivement – 36 % et – 31 %), seul celui des très grandes exploitations augmentant (+ 16 %). Si en 2010 le travail agricole reste encore principalement familial avec 70,9 % des UTA7, mais avec une diminution de cette part, le développement des formes sociétaires (31,6 % des exploitations et 56 % de la SAU8 en 2010) entraîne la mise en place de collectifs de travail de plus en plus complexes, regroupant des actifs aux statuts divers, le recours à des entreprises, … avec des stratégies favorables à la substitution capital/travail.

 

Cette évolution du nombre d’exploitations s’accompagne d’une accélération depuis 40 ans de la concentration des terres et de la substitution capital/travail : le nombre d’emplois pour 100 ha est passé de 5,06 à 2,79 entre 1988 et 2010 (divisé par 1,8) alors que le potentiel de production par UTA augmentait dans les mêmes proportions et que le montant de l’actif immobilisé par UTA (foncier compris), indépendant de la taille pour la moyenne des exploitations, augmentait, entre les moyennes et les très grandes, de 68 % en grandes cultures et de 40 % en élevage laitier. Pour cette production, en 2010, plus de 2 000 exploitations produisaient plus d’1 million de litres de lait.

 

Ces évolutions sont défavorables à l’installation, à l’emploi et au maintien de systèmes diversifiés en termes de techniques et de productions, tout en renforçant la tendance à la dualisation au sein de l’agriculture.

 

Multiplication du nombre de très grandes unités ou “usines”

Désormais, aux formes “terriennes”, s’ajoutent de plus en plus des formes directement industrielles en productions animales avec des unités de plusieurs milliers de vaches, jusqu’à 40 000 aux USA, en Chine, mais aussi en Europe du Nord pour des tailles moindres. Ces unités, présentes aussi avec des tailles variées, en viandes bovine et porcine, en aviculture et en maraîchage, détruisent des pans entiers du potentiel de production des agricultures familiales en se rajoutant aux importations. Elles sont souvent intégrées aux firmes d’amont et d’aval qui cherchent ainsi à maîtriser l’essentiel de la filière, par exemple sur le plan de la qualité du lait en Chine. Ces raisons, extérieures à la stricte partie “agricole” du processus, constituent souvent une source de rentabilité de ces grandes unités.
En France, où ce phénomène est de moindre ampleur, à côté de l’emblématique “ferme des mille vaches”, la Confédération paysanne a “recensé une trentaine de ces usines, principalement dans l’élevage mais aussi dans la production de fruits et légumes”. (Politis, 11 juin 2015)

 

L’arrivée de capitaux extérieurs dans la production agricole

Par ailleurs, on peut noter l’émergence, à côté du classique endettement bancaire, de nouvelles trajectoires de financement du capital d’exploitation qui conduisent à une dissociation entre propriété et gestion des actifs, avec développement d’un pouvoir des financeurs. On peut alors établir l’hypothèse suivante : avec l’effacement des formes familiales au profit des formes sociétaires dans la dynamique de concentration, les facteurs exogènes (nouvelles technologie, évolution des rapports de prix …) favorisent une telle entrée de capitaux externes. Parallèlement, du côté du foncier, des sociétés et des fonds de pension deviennent acquéreurs de terres, comme valeur de placement, (source FNSAFER).

 

Industrialisation

Ce terme polysémique désigne notamment l’articulation/domination de plus en plus forte de l’agriculture avec les industries d’amont et d’aval et la simplification/artificialisation des processus de production agricole. Mais, sauf dans les cas d’élevage hors sol sans aucun approvisionnement autonome, on n’a pas exactement affaire à un processus de type industriel : achat par l’unité de production de la totalité de ses matières premières et intrants pour les transformer, dans un processus industriel, en de nouveaux produits.
Cette évolution, sans relever d’une stricte industrialisation, renforce le poids des capitaux d’amont et d’aval dans le fonctionnement du système productif, capitaux qui prennent de ce fait de plus en plus de poids dans la gestion du foncier et du processus de production agricole.

 

En conclusion, vers de nouvelles « enclosures » ?

Certains évoquent un processus d’enclosures à l’échelle mondiale du fait des similitudes avec celles de la révolution industrielle en Angleterre : dépossession des populations rurales, développement d’un prolétariat rural, nouvelles modalités de “gestion” des pauvres. De même que les “enclosures” anglaises s’inscrivaient dans un processus de changement radical à l’échelle nationale et internationale, il nous faut caractériser à la fois les changements internes “du” foncier et les forces internes et externes aux agricultures qui provoquent ces changements.

 

4 https://www.avsf.org/public/posts/1642/course_acquisition_terres_avsf_2014.pdf

5 Coordination Européenne Via Campesina, Hands-Off The Land Alliance. La concentration foncière, l’accaparement de terres et les luttes des peuples en Europe. 17 avril 2013.

6 Terre d’Europe Scafr, FNSAFER. La concentration à marche forcée des exploitations agricoles (France et Europe). Revue des SAFER. http://www.agter.org/bdf/fr/corpus_chemin/fiche-chemin-590.html

7 UTA : Unité de Travail Annuel ou travail d’une personne à plein temps pendant une année

8 SAU : Surface Agricole Utile  ou surface utilisée pour la production agricole

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