Comprendre les enjeux de l'agriculture

Sur les marchés des céréales, l’Ukraine reste un géant de l’export. Cette année, elle a produit 65 Mt de grains et en exportera 33Mt. La guerre avec la Russie n’impacte plus le fonctionnement des marchés mondiaux des céréales. Pour autant, ils ne peuvent pas se passer de l’Ukraine pour fonctionner. Mais dans les fermes, les comptes sont au rouge. Les prix de vente sortie ferme ne couvrent pas leurs coûts de production. Une partie des salariés est mobilisée et la prochaine réforme foncière inquiète.

A Buky, dans la région d’Uman, au sud–ouest de l’Ukraine, le front est à plusieurs centaines de kilomètres. « Pour autant, de nombreux missiles survolent le village à 30-40 mètres au dessus des toits de nos maisons et de nos têtes », se souvient Angélika déjeunant dans un restaurant parisien quelques jours après Noël. Agée de 16 ans, elle est la fille d’Oleksandr Pidlubniy, le directeur d’une exploitation de cultures de 4 500 hectares (ha) et d’élevage (180 vaches laitières) rencontrée deux mois plus tôt au siège de l’entreprise à Buky. Mais à Paris, il a rejoint Angélika et sa mère, pour passer quelques jours de vacances ensemble après plusieurs mois de séparation.

Angélika vit depuis plus d’un an à Édimbourg en Ecosse avec sa mère où elle poursuit ses études. Elles font partie des millions d’Ukrainiens qui ont tout quitté leur pays dès que la Russie a entrepris d’envahir leur pays.

Oleksandr les a envoyées se réfugier en Pologne quelques mois puis en Ecosse pour s’y installer en attendant des jours meilleurs. Il leur a épargné la souffrance et les risques d’être assassinées. Mais lui est resté à Buky avec Yvan Melnyk, le fondateur de l’exploitation agricole qu’ils dirigent ensemble pour prendre part, à leur façon, au combat auquel se livre leur pays contre l’agresseur russe. En effet, l’Ukraine compte sur son agriculture et sur ses exportations de produits agricoles pour financer sa guerre.

Parc de tracteurs d’une exploitation betteravière située à proximité de Buky

Gérer en temps de guerre

L’exploitation de cultures et d’élevage d’Yvan  équivaut, en taille, à 35 à 40 exploitations françaises. Au début du mois de novembre, la récolte de maïs était à peine achevée. Nazar Khomenko (photo) est l’un des 123 salariés employés pour faire fonctionner l’entreprise. Il vient de reprendre son poste de mécanicien après avoir été mobilisé pendant plusieurs mois. Il travaille avec Lyubov Kovalska, la responsable de l’entrepôt (cf photo).Depuis que la Russie a entrepris d’annexer l’Ukraine, 20 % des hommes de 18 à 60 ans sont mobilisés. Ils perçoivent une solde payée par l’État avec la garantie de retrouver leur emploi à leur retour.  Or la main d’œuvre qualifiée fait défaut et les métiers de l’agriculture manquent d’attrait.Aussi Oleksandr s’est démené à la fin de l’année passée pour que les nouveaux salariés appelés à combattre puissent rester travailler sur l’exploitation car il sait qu’il ne parviendra pas à les remplacer. Il entreprend des démarches administratives nécessaires pour qu’ils soient réformés pour des raisons médicales et par conséquent inaptes au combat.

Son bureau est l’ancien siège social d’un ancien kolkhoze démembré au début des années 1990. Il a été construit durant la période soviétique, lorsque l’Ukraine faisait partie intégrante de l’Union soviétique.

Quand on entre dans la cour de l’entreprise, on est à la fois projeté 50 ans en arrière et propulsé dans l’ère de l’internet et du multimédia. Des tracteurs et des remorques datant de l’ère soviétique sont garés à proximité de machines agricoles gigantesques dernier cri, équipées d’outils d’aide à la décision et de GPS. Elles ont été importées d’Union européenne ou des Etats-Unis.

Outre leur fonction économique, les entreprises agricoles de plusieurs milliers d’hectares remplissent un rôle social très important en Ukraine. Dans les petits villages tel que Buky, ce sont les seuls employeurs. Des dizaines de salariés y travaillent. Et rapportée aux nombres d’actifs, la superficie des terres des exploitations n’est pas très élevée: environ 40 ha/actif à Buky sur l’exploitation d’Yvan. En France, un céréalier cultive allègrement 150 ha de céréales tout seul!

Or en Ukraine, la vie est chère ! Les salariés agricoles gagnent entre 350 € et 500 € par mois. A Buky, pendant les périodes de travaux, Yvan leur offre le repas du midi. Mais les prix d’achats des produits alimentaires sont ceux observés dans les supermarchés en France. Au mois de novembre, les dix œufs valaient 2 € dans un supermarché situé au centre d’Uman et la poche de lait de 900 ml, 1 €.

« Les prix des œufs sont élevés car le marché est détenu par quelques oligarques, déplore Oleksandr Pidlubniy. L’Ukraine est en guerre avec la Russie mais le pays doit aussi se défendre sur son propre sol contre la corruption. De nombreux oligarques tentent de faire fortune coûte que coûte, parfois même contre l’intérêt de leur pays! Surtout lorsque leur fortune est placée en Russie ! ».

Pour compléter leurs revenus, les ouvriers agricoles comptent sur leur lopin de terre, qu’ils cultivent pour y récolter fruits et légumes de saison, mais aussi sur leur petit élevage (volailles, lapins).

Parfois, ils vendent une partie de leur production à des voisins ou en ville. A Uman, un  marché couvert est réservé aux petits producteurs et sur les trottoirs de la ville, des Babouchka vendent des pommes, des cornichons en bocaux et des haricots secs.

Souvent, ces mêmes ouvriers élèvent et traient quelques chèvres voire une ou deux vaches laitières. Mais depuis le début de la guerre, on dénombre de moins en moins de détenteurs de gros ruminants. Des milliers de vaches laitières ont été massacrées par l’armée russe.

Dorénavant, l’Ukraine dénombrerait moins d’un million de vaches laitières! Toutefois la production de lait (6 millions de tonnes par an) reste équivalente à celle d’il y a trente ans ; lorsque les effectifs de vaches étaient six fois plus importants. A titre de comparaison en France, 3,4 millions de bêtes produisent entre 23 et 24 millions de tonnes de lait par an!

Oleksandr Pidlubniy, le directeur de l’exploitation de Buky et Yvan Melnyk, le fondateur de l’exploitation de 4 500 hectares (ha) et d’élevage (180 vaches laitières).

La production céréalière ukrainienne est vitale pour l’équilibre des marchés mondiaux

Même après deux ans de guerre, les marchés de céréales ne peuvent pas se passer de l’Ukraine pour fonctionner sereinement. Hormis le maïs, les productions mondiales de grains sont déficitaires de plusieurs millions de tonnes, y compris celle du riz. Et sans l’Ukraine, le grenier à maïs de l’Europe (21 Mt exportables), le marché mondial du maïs serait à son tour déficitaire. Pourtant 1,22 milliard de tonnes ont été récoltées durant la campagne 2023-2024, soit 65 Mt de plus que la précédente.

Après deux ans de guerre, le pays étonne par sa capacité de résistance et par sa réactivité.  Toutes céréales confondues, l’Ukraine commercialise 33 millions de tonnes (Mt) de céréales, soit 10 % des grains échangés dans le monde par les huit principaux pays exportateurs de céréales de la planète (340 Mt au total).

Depuis l’été 2022, pas un mois ne se passait sans que l’on apprenne l’ouverture d’un nouveau corridor ou d’une nouvelle voie pour exporter des produits agricoles ukrainiens. L’Ukraine est parvenue à tisser un réseau commercial très dense. Elle a aussi accès au marché européen. Sur le Danube, des céréales sont chargées dans les ports ukrainiens et croates. Et une nouvelle route maritime longeant les côtes roumaine et bulgare permet à des cargos de transporter des grains jusqu’en Afrique en passant par le détroit du Bosphore. Selon l’ONU, environ 7 Mt de marchandises ont transité par ces corridors, dont environ 70 % sont des céréales et des produits alimentaires.

Depuis un an, la sérénité retrouvée en Mer Noire profite aussi à la Russie et à la Turquie. Si la zone maritime y était risquée, aucun cargo n’accepterait de naviguer sur la Mer d’Azov et aucune compagnie d’assurance ne couvrirait leur chargement. Or l’ancien empire des tsars doit écouler ses 50 Mt de blé exportables, engrangées l’été dernier.

La très bonne récolte russe de 2023 (91 Mt) est même devenue un boulet. Elle pèse sur les cours mondiaux dorénavant inférieurs à leurs niveaux de 2021. Et sur le marché intérieur russe, la tonne de blé ne valait sortie ferme que 126 € à la fin du mois de novembre, selon le site Sovecon.ru. A ce prix, aucun agriculteur  ne couvre ses frais. Les cours mondiaux du blé sont si bas que la Russie a tenté un temps d’imposer elle-même son prix de vente à l’export, autour de 250 dollars la tonne. Mais l’objectif est difficile à tenir.

 

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