Comprendre les enjeux de l'agriculture

Deux milliards au début du siècle dernier, presque huit milliards aujourd’hui. La croissance démographique de notre planète suit une courbe exponentielle, en apparence incontrôlable et menaçante. La surconsommation impacte une agriculture désorientée sur fond de crise climatique. Il est important de comprendre les mécanismes qui opèrent et d’élaborer des stratégies locales, nationales et internationales. Marion Guillou, ancienne PDG de l’INRAE, nous livre son approche de l’enjeu.   

La question alimentaire a deux visages, elle est à la fois l’élément déclencheur de pratiques nuisibles et la victime de contextes naturels, économiques ou politiques défavorables. La cause est devenue centrale et invite les institutions politiques, les citoyens, la communauté scientifique et le monde économique à porter une réflexion sur leur environnement et leurs actions.

Agrimonde, imaginer le monde d’après

Il y a dix ans, jour pour jour, les éditions Quæ publiaient Agrimonde, Scénarios et Défis pour nourrir le Monde en 2050. A l’origine de cet ouvrage, un partenariat entre l’INRAE (Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) et le CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement).

Les deux institutions ont initié une plateforme prospective traitant des thèmes sensibles à l’époque et toujours d’actualité aujourd’hui : la sécurité alimentaire, la protection de l’environnement et la raréfaction des énergies fossiles.

Après analyse et modélisation des données collectées depuis 1961, deux scénarios sont apparus :

  • Le scénario Agrimonde GO dont l’appellation « GO » vient de Global Orchestration, une première simulation réalisée pour l’ONU et révisée par l’équipe ;
  • Le scénario Agrimonde 1 qui intègre des actions correctives vers un système alimentaire durable capable de nourrir tous les habitants de la planète dans un environnement préservé.

Marion Guillou, PDG de l’INRAE à l’époque, a contribué à ces exercices de projection et revient sur les bénéfices de cette modélisation pour la recherche.

Les variables en jeu

Pour un organisme de recherche important comme l’INRAE, il est difficile d’anticiper très en avance les questions qui lui seront soumises. Et pourtant cet exercice est essentiel pour disposer d’un temps de recherche conséquent entre le moment où la problématique est soumise et le retour des premiers éléments de réponse.

Sur la base des hypothèses Agrimonde, certaines variables de travail ont été retenues, en nombre limité pour permettre d’établir un paysage lisible et compréhensible. Parmi ces variables, il y avait déjà l’interrogation sur les terres, la croissance démographique, les besoins alimentaires, l’obésité, la faim, la malnutrition par le déficit en micronutriments ainsi qu’une réflexion sur la biomasse, les besoins énergétiques et le maintien du milieu naturel.

Aujourd’hui, ces variables restent d’actualité et mais d’autres s’y ajoutent :

  • Le changement climatique en forte interaction avec l’agriculture, une réciprocité dans laquelle la pratique agricole produit les aléas climatiques qui la desservent ;
  • L’implication plus importante de la société dans ces questions. De consommatrice, la population s’est affirmée plus citoyenne et désireuse de s’approprier ces sujets et d’influencer l’avenir.

Globalement, sur 10 ans, les grandes tensions restent identiques, à leur tête la croissance démographique et les régimes alimentaires, facteurs numéro 1 de la demande agricole.

Des acteurs internationaux pour initier un changement global

Marion Guillou a quitté les instances nationales mais s’implique aujourd’hui dans d’autres organismes dont les travaux ont une portée plus internationale. Les échanges agro-alimentaires sont mondiaux et les actions correctives envisageables pour inverser les tendances alimentaires et environnementales doivent l’être aussi.

Parmi les entités de recherche et d’étude dans lesquelles elle s’implique, citons :

  • Le Centre de recherche international Viable City , un programme d’innovations stratégiques centrées sur un objectif de construire des villes intelligentes et durables. Par exemple UBMEM, un service de modélisation de l’énergie et de la mobilité en situation d’expansion urbaine afin de réduire l’émission de gaz à effet de serre. Ou encore Digital Tomatoes, un modèle de recyclage de la chaleur résiduelle des centres data au profit de productions alimentaires urbaines ;
  • Le Centre international de l’agronomie tropicale (CIAT), un initiateur de projets durables sur les systèmes alimentaires durables, la restauration des terres… à des fins de préservation des ressources naturelles des pays en voie de développement ;
  • Le Comité d’experts auprès du Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), une plateforme intergouvernementale hébergée par la FAO, qui rassemble des recherches en faveur de la sécurité alimentaire et de la nutrition ;
  • L’institut agronomique, vétérinaire et forestier de France (Agreenium), qui conduit un collectif français d’entités d’enseignement et de recherche pour stimuler la transition vers un nouveau modèle d’agriculture à l’international.

La considération du scénario « agrimonde 1 » implique des actions sur les variables identifiées dont la majorité sont interconnectées du fait de la mondialisation. Les accords commerciaux intergouvernementaux, par exemple, incitent un pays pauvre à épuiser ses terres pour nourrir un autre pays, jusqu’à tomber dans l’insécurité alimentaire.

 

L’alimentation, point de départ

Alors qu’une ration journalière de 2200 Kcal suffit à une personne en bonne santé, un américain en consomme presque 4000. Le résultat d’une surconsommation et/ou d’un gaspillage. Une préconisation à 3000 Kcal a été indiqué par le groupe d’étude avec une alerte sur les gaspillages constatés.

L’obésité se nourrit de la combinaison entre surconsommation et sédentarité. Elle reste un problème majeur partagé par les pays, riches ou pauvres :  États-Unis, Mexique, Nouvelle-Zélande et Hongrie en tête.

Désormais, les maladies métaboliques causent plus de mortalité que les maladies infectieuses.

En France, les premiers signes de stagnation de la courbe d’obésité laisse croire à un effet positif des actions entreprises il y a plusieurs années, comme l’interdiction des distributeurs de soda dans les écoles, la réduction des taux de sucre dans certains produits transformés, la mise en place du plan national nutrition et santé (PNNS) et du plan national d’alimentation (PNA).

Les actions de lutte contre l’obésité se concentrent autour de 3 axes :

  • L’équité sociale quant à l’accès aux aliments recommandés ;
  • La lutte contre le gaspillage avec une nécessaire progression des efforts ;
  • L’éducation alimentaire, pour faire du consommateur un acteur.

En pratique, comment agir ? Sucre et gras sont partout les calories les moins chères, ils écrasent toutes les autres cultures alimentaires diversifiées.

Une politique internationale unique paraît impossible tant les contextes diffèrent entre les pays. Le comité d’experts auprès du Comité de sécurité alimentaire mondial de la FAO, s’est emparé de la problématique et a préconisé de répertorier les initiatives et de les diffuser pour une prise de conscience personnelle.

Quelle que soit la politique arrêtée, il faut aussi rendre possible les actions recommandées. Aux États-Unis, ce sont des quartiers entiers qui sont privés de commerces de fruits et légumes.

Le degré d’avancement des pays sur le sujet varie : alors que la France a déjà étudié les différents leviers d’action, en Chine, Shanghai constate que 30% de ses enfants sont obèses mais ne réagit pas pour cette population qui a subi une modification trop brutale de son mode alimentaire.

Il faut donc intégrer toutes les données pour construire une politique publique efficace en matière de nutrition en s’appuyant sur le collectif existant. Les écoles sont une opportunité unique d’assurer l’éducation alimentaire des plus jeunes, notamment à travers les repas à la cantine.

Les industriels doivent aussi apporter leur collaboration à l’effort en modifiant les sollicitations publicitaires.

Enfin, les pouvoirs publics peuvent agir sur la diversité de l’offre locale en matière de commerces alimentaires.

Le cas des protéines animales

Concernant l’augmentation de la demande en protéine animale, Marion Guillou invite les consommateurs et politiques à favoriser une modération des quantités dans les régimes alimentaires plutôt qu’une substitution par des protéines végétales. L’objectif est fondamentalement de modifier le réflexe alimentaire de surconsommation.

La simulation Agrimonde est parvenue à des modèles de développement durables en cumulant l’hypothèse d’une modération de la consommation journalière à 500 Kcal/jour (sur les 3000 Kcal au total) et la limitation des pertes et gaspillage.

Les échanges mondiaux

Les échanges entre continents sont une forme de garantie pour la sécurité alimentaire, ils assurent l’approvisionnement en cas de pénurie sur une denrée.

Pourtant, certains pays souhaitent une réduction des échanges, notamment des importations lorsqu’elles ne sont pas soumises à des conditions normatives dans le cadre d’un libre-échange. Mais cette question relève d’une négociation inter États.

Par exemple, l’Europe intervient pour interdire des viandes canadiennes élevées aux antibiotiques mais accepte un taux de résidus supérieur dans les pommes de terre de ce même pays. Les accords commerciaux comprennent donc des critères de volumes et de taxations douanières mais aussi de normes sanitaires.

Les accords relatifs aux denrées alimentaires font l’objet d’un traitement particulier du fait des répercussions directes sur :

  • Les filières de production plus ou moins compensées selon les pays ;
  • La santé des consommateurs selon les niveaux sanitaires tolérés ;
  • Les normes éthiques comme le bien-être animal dont le contrôle est difficile.

En Europe, les conditions d’importation sont encadrées par l’Union européenne dans la mesure où l’entrée sur un État membre autorise la circulation dans tous les États. Par contre, les exportations sont encadrées par chaque pays membre, en l’absence d’une norme sanitaire unique. Un frein à la conduite de politiques communes en matière agricole et alimentaire.

Les échanges provoquent aussi des déséquilibres sociétaux dans la population, à l’image de l’aide alimentaire, objet de controverses. La fourniture de lait en poudre pour bébé affecte les fournisseurs locaux mais surtout pénalise l’allaitement. Une expérience qui a nécessité des campagnes ultérieures en faveur de l’allaitement et l’intervention d’ONG sur le terrain. De plus, il faut s’assurer que la nature des dons est fonction du besoin et non du surplus en stock.

 

Les bienfaits de la diversité

La demande extérieure, si elle est massive, bouleverse les outils productifs en place, concentre les efforts et incite au délaissement d’une culture vivrière locale.

Le riz en est un bon exemple, il ne fait pas partie de l’alimentation traditionnelle en Afrique mais il a remplacé les produits locaux et perturbé les régimes alimentaires, entraînant une diminution des variétés cultivées. La perte de diversité affaiblit la résilience.

L’institut Biodiversity initie des solutions en faveur de la biodiversité agricole pour garantir les nutriments indispensables et sécuriser les modèles de production.

Malgré sa faible teneur en nutriment, le blé est privilégié dans les cultures en raison des possibilités de sélection végétale à haut rendement. La mission de Biodiversity consiste à trouver des sélections végétales sur les cultures secondaires pour faciliter leur réintroduction.

En général, les appels à projet proviennent de gouvernements ou d’organisations de bassin de production qui œuvrent pour maintenir l’attractivité d’un territoire. Lorsque l’expérience locale est réussie, le partenaire local la multiplie auprès des autres opérateurs.

D’autres sollicitations sont motivées par la perte des cultures due aux maladies et ravageurs.

Prenons l’exemple de la banane, des millions de personnes en dépendent, tant sur le plan nutritionnel qu’économique. Les rendements de culture sont très inférieurs à leur potentiel. En cause : maladies, infestations ou ravageurs, associés à une baisse de fertilité du sol, un stress hydrique ou des événements climatiques intenses.

Sur la totalité de la culture bananière, on estime que 40% sont issus d’une même origine génétique. L’usage d’une sélection unique multiplie la rapidité de diffusion des maladies ou invasions. L’objectif de Biodiversity est de retrouver des souches différentes pour retrouver des cultures diverses et compartimenter les risques de destruction.

A chaque fois un mode opératoire similaire pour les intervenants :

  • Résoudre une demande du partenaire sur le terrain ;
  • Publier les résultats pour les partager avec la communauté scientifique ;
  • Accompagner les populations locales pour les faire monter en compétence.

Valoriser une activité locale

Outre les solutions apportées, les missions des organismes aboutissent aussi à des innovations ou des accompagnements plus poussés.

En Éthiopie, une sélection de semences de blé a permis d’organiser la fabrication de pâtes, un projet élargi comprenant la construction d’une usine et la mise en place d’un processus de fabrication jusqu’au produit fini.

En Afrique, une filière complète de transformation du manioc a été mise en place : fabrication locale de farine, création d’un circuit de distribution. Le projet a permis la création d’une structure, la vente de semences et la diffusion de recommandations alimentaires.

Ces actions visent aussi à valoriser la fonction agricole auprès de la jeunesse. Une jeunesse qui fuit la ruralité et sa rudesse mais aussi la tutelle des anciens et le poids de la tradition. Un exode rural qui n’aboutit pas à la vie citadine escomptée, avec des jeunes relégués dans des bidonvilles en périphérie.

Les programmes d’action visent à appréhender ces mouvements pour les comprendre et inciter les jeunes à rester sur leur territoire d’origine et à en  vivre dignement.

Composer avec le climat

Des populations soumises à la montée des eaux ou à la sécheresse émigrent. La question est urgente. Les climatologues craignent l’accentuation des phénomènes en zone subsaharienne.

Deux alternatives sont à étudier, en liaison avec les populations concernées :

  • Proposer un modèle de développement adapté
  • Renoncer à la culture sur ces zones

Ces sociétés rurales ont un attachement à la terre bien supérieur à nos sociétés urbanisées. Même si la terre ne leur appartient pas, elle les nourrit et les enrichit économiquement. Le choix d’un maintien sur le territoire est toujours privilégié.

Le consensus international quant à l’enjeu climatique est fort même si quelques climato-sceptiques résistent çà et là. Le diagnostic international n’est plus guère contesté mais la gestion concrète du problème redevient locale.

Dans les grands bassins fluviaux régulièrement inondés, les aménagements sont à revoir et touchent des millions de personnes.

Le Climate Change for Agriculture Food and Security (CCAFS), étudie de nouveaux modèles économiques agricoles en situation climatique dégradée : assurer les pertes dues aux pénuries, sécuriser les systèmes agricoles par bassin de production, enrichir les sols en matières organiques….

Contribution du secteur privé

Leur mobilisation est perceptible même dans les pays climato-sceptiques comme les États-Unis. Les entreprises aspirent à une stabilité politique et sociale et sont conscientes des risques induits par l’incertitude dans laquelle se retrouvent les populations touchées par les caprices climatiques.

Comme les acteurs publics, elles réagissent mais avec d’autres objectifs. Comment maintenir sa compétitivité à travers une contribution aux actions publiques nécessaires ?

En France la loi Pacte permet à une entreprise de s’investir dans une mission à vocation sociale et de créer une plus-value d’un autre genre.

Les nombreux mouvements contestataires incitent les entreprises à réfléchir aux moyens de satisfaire les attentes citoyennes, au-delà de celles du client et de l’actionnaire.

Que faut-il retenir ?

Dix ans après la publication de l’ouvrage Agrimonde, on constate que le scénario idéal d’une alimentation satisfaisante pour tous issue d’une agriculture juste dans un environnement respecté ne s’est pas vraiment déroulé comme prévu.

Si les gouvernements ont admis la problématique environnementale, la problématique nutritionnelle et souhaité une agriculture rentable, les actions engagées restent entravées par les pressions des lobbys et des considérations  financières ou politiques.

En attendant, producteurs et consommateurs restent respectivement dans l’attente de vivre et se nourrir décemment tandis que les organismes collaborent sur des programmes internationaux à déployer localement et à répliquer en cas de succès.

En marge, les entreprises perçoivent l’opportunité d’une action contributive dont elles espèrent des retombées favorables et les pouvoirs publics poursuivent leurs efforts pour informer les citoyens.

Si l’on devait retenir quelques mots, ce serait … modération dans notre consommation pour apaiser les souffrances que nous infligeons à nos corps et à la terre et diversité dans nos assiettes et dans nos champs pour garantir un système agro-alimentaire résilient.

Sources : Deezer