Comprendre les enjeux de l'agriculture

Pour le professeur Daniel Nahon, éminent spécialiste de la science des sols,  le climat est le facteur déterminant de la composition des sols. Il le démontre avec précision dans ce document exclusif qu’il a écrit pour WillAgri.

Le sol est la peau fertile des terres émergées. Et comme sa formation est directement liée au climat, à la quantité d’eau de pluie nécessaire à l’altération des roches, il n’existe pas qu’un seul type de sol, mais bien toute une diversité dont la fertilité sera bien différente. Le climat, facteur déterminant, marquera les sols dans leur composition. Ce que firent les grandes variations climatiques des derniers millénaires.

La végétation qui pousse sur le sol, fourniront au fil des saisons, l’apport en bois, brindilles et feuilles qui jonchent le haut du sol. Cet apport est immense, et se compte en plusieurs dizaines de tonnes à l’hectare. Mais la décomposition de ces matériaux végétaux par les bactéries en humus est excessivement hâtive ou très lente selon la température et l’humidité du climat. En effet, les sols des régions tempérées ou froides ont un épais d’humus. Les températures fraîches en sont la cause : les bactéries ne s’activent que pendant la saison chaude et décomposent les débris de matière végétale beaucoup plus lentement, lui permettant de s’accumuler en horizon humifère fertile au fil des années.

 Cette dégradation rapide de la matière organique contraste avec le temps long nécessaire pour que les roches dures (on parle de roches mères) se métamorphosent en sol argileux meuble. Cependant l’essentiel du corps du sol demeure son horizon argileux, socle fécond de toute vie. Et pour qu’un mètre d’épaisseur de celui-ci s’individualise et puisse édifier un sol qui compte dans la vie des hommes, il ne faut pas moins de dix millénaires. Ce sont donc les dix ou vingt millénaires qui s’écoulent depuis la fin du dernier maximum glaciaire dans les zones tempérées septentrionales qui vont constituer le capital-sol dont les populations disposeront pour leur développement agricole. Et ce capital, cette richesse du monde tempéré n’est pas renouvelable à l’échelle humaine, sauf à éviter sa dilapidation. Mais il n’y a pas que çà! Il faut compter aussi les vieilles et épaisses terres latéritiques des Tropiques, âgées de plusieurs millions d’années qui n’ont jamais été enlevées par les glaciers. Pour ces terres chaudes qui ne connaissent pas le contraste des saisons ou si peu, les bactéries du sol s’activent sans interruption si bien que les horizons humifères sont très ténus.

 

Climat et types de sols

La diversité climatique terrestre dépend de la quantité de chaleur solaire que chaque partie reçoit. Climats équatorial, tropical, désertique, méditerranéen, tempéré, polaire, se succèdent en ceintures irrégulières qui qui enserrent le globe terrestre ; adoucis ou accentués par l’altitude des reliefs, par l’étendue des masses continentales ou marines, par la force des courants marins et des circuits d’air, jeux complexes des climats.

En gros, on peut dire que dans chaque zone climatique se rencontre un même type de sol.  Mais certains sols restent inutilisables car trop peu épais le long des pentes trop raides des hautes montagnes, ou bien constamment gelés en bordure des régions polaires, ou situés en zone aride où l’eau ne joue pas son rôle, ou encore trop mouillés par les marais. Les sols les plus prometteurs, sont ceux où les précipitations sont suffisantes tout au long des années comme c’est le cas dans les aires tempérées et équatoriales.

 

L’urbanisation aux dépens de terres fertiles

La deuxième partie du XXe siècle a vu la généralisation de la mécanisation et du rendement intensif de l’agriculture avec comme corolaire le défrichement accéléré des forêts, la reconstruction des villes et l’étalement urbain aux dépens souvent de terres fertiles.

Au début des années 1960, de nombreux pays se défaisaient du joug colonial et accédaient à l’indépendance en s’accompagnant d’un grand effort démographique. Et le croît des naissances surpassait l’augmentation de la production agricole. Il fallait au plus vite subvenir à leurs besoins alimentaires en inversant les tendances : la production agricole devait aller plus vite que le croît démographique. Les technologies modernes développées dans les pays industrialisés furent appliquées au développement agricole de ces jeunes pays. En Inde, en Asie, en Amérique centrale et du Sud, on vit fleurir la mécanisation, l’irrigation, l’amendement des terres, les pesticides. C’était ce que William Gaud appela en 1968 la « Révolution Verte » et qui vit s’intensifier les rendements agricoles sans toutefois vaincre la pauvreté des tout petits paysans. Dès les années 1970 et surtout dans les deux dernières décennies du siècle, ces pratiques ont atteint leur apogée. La grande bénéficiaire fut l’Asie. En gagnant sur les forêts elle accrût sa capacité de terres agricoles de 20%. L’Inde put multiplier sa production de blé par 3, la Chine sa production de grains par 4, l’Indonésie celle du riz par 2,4. L’Afrique sub-sharienne fut tenue à l’écart de ces progrès malgré l’extension des champs. Les moyens manquèrent pour y associer les technologies coûteuses qui permettaient en plus l’augmentation des rendements.

 

Quel impact pour l’écosystème ?

Là où la Révolution Verte conduisit à mieux nourrir les hommes et les femmes, elle eut un coût considérable sur l’écosystème : les forêts décimées, les nappes virent leur niveau descendre de plusieurs mètres dans les plaines céréalières, la glaise épuiser sa biodiversité, les rivières et le sol gorgés de pesticides, la matière organique du sol labouré profondément s’oxyder et s’envoler en gaz à effet de serre, les sols se charger de sels par irrigation…

 

Déforestation et érosion des sols

Entre les années 1960 et 2007 le gain de terres agricoles aux dépens des forêts a été de 480 millions d’hectares. L’essentiel pour la formation de pâtures (environ deux tiers) et le reste dévolu aux cultures. Pour donner au lecteur une idée de ce que cette déforestation représente, elle correspond à plus de deux fois et demie (2,7 fois) l’ensemble des forêts qui couvrent les pays de l’Union Européenne.

Enfin, sans la forêt protectrice, le sol mis à nu est directement à la merci des violentes rafales de vent et des pluies agressives.  Rapidement des ravines d’érosion se forment avec le ruissellement. Et si le sol dénudé est destiné au labour, l’érosion qui l’affecte est magnifiée car la structure et la microstructure naturelles du sol sont défaites par les sillons. Elles étaient les seuls freins à une érosion violente. Détruites, la glaise du sol livre ses minuscules particules d’argile à l’érosion linéaire du ruissellement qui forcit de 15 à 20 fois ce qu’il était sous forêt native. Et une eau boueuse coure sur la pente des champs. Il suffit que les sillons du labour soient dans le sens de la pente (ce qui est presque toujours le cas), pour que chacun d’entre eux serve de rigole, de ravine aux eaux boueuses qui fuient vers le bas des modelés et de là vers les rivières dont le débit gonfle de 50 à 100 fois plus qu’avant le défrichement du paysage.  L’argile arrachée aux champs se dépose dans le lit des rivières. L’eau coule toujours mais la profondeur du lit s’est terriblement réduite au fil du temps. Rivières et fleuves obèses de sédiments venant de l’érosion du sol alentour laissent aux premiers grands orages leur eau sortir du lit. C’est l’inondation !

Que représente cette boue venant du sol ? C’est une masse de terre considérable qui provient de l’érosion de la partie supérieure du sol, la plus fertile, la plus riche en nutriments, le plus riche en microorganismes. Les mesures d’érosion montrent que ce sont des centaines de kilogrammes de carbone organique, des dizaines de kilogrammes d’azote, de calcium, de magnésium, de potassium, des kilogrammes de phosphore et d’oligoélements qui sont arrachés au sol par hectare et par an. Toute cette panoplie chimique rejoint à terme les rivières et les fleuves.

Selon la déclivité du terrain sur lequel se perchent les champs labourés et le climat auquel ils sont soumis, l’érosion arrache à la terre entre 0,3 tonne et 250 tonnes par hectare et par an. On considère que 20% des sols cultivés perdent plus de 20 tonnes de terre par hectare et par an ; alors que 50% des sols en perdent entre 7,5 tonnes et 20 tonnes et que 30% en perdent moins de 7,5 tonnes.

Dans les sols où les pratiques agricoles ne sont pas conservatrices, l’érosion de surface est inquiétante. Selon les modelés et le climat où se situent les sols, le front d’érosion progresse de 10 à 100 fois plus vite (5cm à 0,5m par millénaire) que l’approfondissement du front de formation du sol aux dépens de la roche dure (appelée roche-mère) soujacente et qui lui ne progresse tout au plus, que de 5 mm par millénaire.

Ces mesures correspondent à une disparition globale annuelle de 0,5% des sols cultivables. Toutes ces pratiques aussi bien dans les pays industrialisés que dans les pays émergents ont eu et ont encore un effet sur la variabilité climatique.

L’irradiance totale du Soleil a pu être modélisée au cours des deux derniers siècles, depuis l’année 1850. En comparant cette irradiance reconstituée aux relevés de température pour cette même période de temps, on remarque que la courbe d’irradiance a évolué parallèlement à celle de la moyenne des températures mesurées, la précédant même, jusqu’à la fin des années 1970. Alors que l’irradiance continue d’évoluer comme elle le fait depuis des siècles, la courbe de température se désolidarise de cette « co-évolution » pour brusquement   augmenter à la hausse. Il est clair que le réchauffement mesuré sur la planète depuis l’année 1979 ne peut être causé par le Soleil.

Ce réchauffement peut être en revanche mis en corrélation avec la dégradation des forêts, l’extension mondiale des pâtures, des surfaces cultivées par de mauvaises pratiques agricoles ayant abouti à une diminution drastique de la biodiversité des sols et à un relâchement dans l’atmosphère à d’importantes quantités de gaz à effet de serre venant s’ajouter à ceux libérés par les transports et l’industrie.

 

Le carbone, richesse des sols

La couverture des sols actuelle constitue un réservoir de carbone estimé à 2500 milliards de tonnes renfermant en gros 1550 milliards de tonnes de carbone organique (inclus dans la matière organique séquestrée et pour moitié vivante et 950 milliards de tonnes inorganiques (essentiellement sous forme de gaz, de minéraux carbonatés et de produits amorphes non cristallisés) ce qui correspond à 3,1  fois la quantité de carbone contenue dans l’atmosphère (800 Gt) et 4,1 fois celui du réservoir biotique (vie sur Terre) estimé à 600 Gt.

Le contenu du carbone dans un sol dépend des conditions climatiques : 30t par hectare dans un sol aride à une profondeur de 1m avec un faible couvert végétal, et 800t par hectare dans les régions fraîches.

Avec une durée moyenne de vie du C qui dans le sol qui varie de quelques mois dans les sylves équatoriales chaudes et humides à plusieurs centaines d’années dans les sols froids et parfois gelés de la zone boréale. La dynamique biogéochimique qui visite tous les types de sol peut entraîner les molécules de matière organique plus en profondeur. Elles s’adsorbent à la surface des minéraux argileux qui les préserve de toute oxydation. Ainsi protégées, elles peuvent subsister plusieurs milliers d’années.

Lorsque l’essentiel (60 à 80%) de la matière organique se dégrade sous l’action de la microfaune et de la microflore en gaz carbonique, une petite partie s’échappe vers l’atmosphère, mais une grande partie de ce gaz persiste sous forme dissoute sous forme d’ions HCO3_ dans la solution qui remplie la porosité du sol.  Cette teneur reste toujours supérieure de 100 à 300 fois à celle de l’atmosphère au-dessus du sol. Un labour profond viendra libérer ce gaz carbonique.

Cette perte de gaz ramenée en carbone peut être grossièrement estimée pour les sols cultivés dans le monde à 2 à 3 tonnes de C par hectare et par mois. Elle est bien sûr fonction des conditions de température et d ’humidité.

 

Pratiques agricoles et Gaz à Effet de Serre (GES)

Les mauvaises pratiques agricoles actuelles de labour, d’amendement, d’élevage sont la source d’une partie non négligeable des gaz à effet de serre. On estime qu’au cours des dernières décennies la contribution globale de l’agriculture est de 30%. Ce sont 15% du gaz carbonique CO2 émis, 50% du méthane CH4 et 70% du protoxyde d’azote N2O. Si l’on essaye de cumuler les apports en équivalent carbone des pratiques agricoles engendrés entre les années 1850 et 2000, c’est-à-dire depuis le développement de l’ère industrielle, on estime selon les auteurs, que ce ne sont pas moins de 190 à 264 milliards de tonnes de C qui ont gagné l’atmosphère. À titre de comparaison l’estimation de la part des rejets dus au développement industriel de la société serait de 200 à 300 milliards de tonnes de carbone pour la même fourchette de temps. La part du monde agricole, souvent oubliée, est en fait très conséquente.

« Sans couverture, naturelle ou cultivée, le sol s’assèche. »

 

Le réchauffement climatique

Le déficit hydrique des zones tropicales sèches et humides inquiète. L’eau des sols et des nappes superficielles s’évapore. Et selon la relation Clausius-Clapeyron, la vapeur d’eau contenue dans l’atmosphère augmente exponentiellement en fonction de la température. Ainsi pour une augmentation de température d’un degré centigrade, l’air se charge de 6,5% de vapeur d’eau. On sait que la vapeur d’eau est en soi un puissant gaz à effet de serre. L’accroissement de la vapeur d’eau dans l’atmosphère constitue une rétroaction à l’augmentation du gaz carbonique.

L’été, lorsque vous êtes en bord de mer et qu’en pleine chaleur vous décidez d’aller plonger dans l’eau, il n’est pas rare que vous courriez sur le sable brûlant. Et pourtant les rayons du Soleil irradient de la même quantité de chaleur sable et eau. Mais pour des questions physiques de configuration des molécules d’eau ou de celles constituant les roches, en l’occurrence les grains de sables faits de quartz et de calcaire, il faut cinq fois moins d’énergie pour élever d’un degré Celsius 1 gramme de roche que pour augmenter d’un degré 1 gramme d’eau (chaleur latente des molécules d’eau).

Ce qui veut dire qu’avec le réchauffement climatique qui affecte la planète, les terres réchauffent plus vite que les océans, d’autant plus que ces derniers ont une profondeur importante (masse océanique). Ainsi, lorsqu’on évoque selon les modélisations d’un réchauffement de 2,5°C pour les plus optimistes des scenarii, il s’agit là d’une température moyenne.  Il est clair que les terres continentales réchaufferont de 5 ou 7°C. Et comme l’essentiel des terres continentales se situent dans l’hémisphère Nord, celui-ci sera plus chaud que l’hémisphère Sud où les masses océaniques sont les plus importantes. Et pour ajouter à ce simple constat géographique et physico-chimique, les grandes industries polluantes en gaz à effet de serre sont localisées dans l’hémisphère Nord.

« Les grands enjeux du réchauffement global sont donc l’agriculture et l’eau douce. L’alimentation du Monde en dépendra. »

 

Le rapport du GIEC (Intergovernmental Panel on Climate Change IPCG)

Ce rapport publié en août 2019 est consacré au changement climatique, à la désertification, à la dégradation des terres, au management durable des terres, à la sécurité alimentaire, et aux flux des gaz à effet de serre dans les écosystèmes terrestres.

Ce rapport montre la divergence des courbes de températures de l’air mesurées depuis 1850 au-dessus des terres et en moyenne au-dessus des océans et des terres. Ces mesures montrent bien l’accélération de la divergence à partir des années 1980.

D’une manière générale on a tendance à considérer qu’avec sa contribution en gaz à effet de serre, l’agriculture joue pour 25 à 30 % sur le réchauffement global et si l’on inclue l’agrobusiness jusqu’à 35%. En fait l’agriculture est un système complexe qui ne peut être étudié et compris que dans son ensemble, depuis la bactérie du sol jusqu’à l’alimentation et la santé humaine. Et là le prix sur la dégradation de l’écosystème s’avère plus élevé. En considérant l’agiculture dans son ensemble, dans son coût global et non seulement dans l’agrobusiness mais aussi sa place dans la consommation d’énergie (4 fois plus que l’industrie), dans sa consommation en eau douce (86% si l’on compte les produits alimentaires commercialisés), dans les industries dérivées ( textiles, maroquinerie, phytopharmacie, bois, papier, caoutchouc, biocarburants,  aciéries pour la fabrication des outils et des engins agricoles…), j’estime à 40 -45% la part du système complexe que constitue l’agriculture dans le réchauffement climatique global.

Les pertes de produits alimentaires du champ à la fourchette sont considérables. Parce qu’on récolte vite et mécaniquement, parce que le séchage, l’égrenage, le vannage, le transport sont mal conçus, parce qu’on tri et calibre pour la commercialisation, parce qu’on stocke mal et qu’on pourrit une partie, parce que nos assiettes sont trop pleines pour les plus chanceux, les pertes cumulées de nourriture à travers le monde sont en moyenne de 35%.  Moins on dépense pour se nourrir, moins on se soucie des restes de nourriture qu’on jette. En France, pays où manger bien est culturel, dans le budget des ménages la part de l’alimentation est passé de 25% en 1960 à moins de 15% aujourd’hui. Mais dans les pays pauvres les frais de bouche des familles représentent en moyenne 75% de ce qu’elles gagnent.

Il faut changer d’agriculture.  La solution sera scientifique, écologique et solidaire ou elle ne sera pas. Il s’agit de, trouver des solutions pour augmenter les rendements en diminuant l’érosion, en laissant les terres vivantes, en sacralisant les terres arables pour qu’on les protège de l’envahissement des villes, penser polycultures plutôt que monocultures, renouveler les nutriments minéraux des terres trop sollicitées en leur donnant des engrais adaptés à leurs besoins, bânir les pesticides, accroître les terres arables en inventant des plantes économes en eau pour les sols les plus secs, résistantes au gel, à l’humidité, à l’excès de sel. La science possède des boîtes à outils techniques et peut le faire. Mais c’est insuffisant. Valoriser les hommes des champs, développer les campagnes, relancer les coopératives, tenir compte de l’évolution des sociétés plus respectueuses de la nature, de la vie animale. Il ne s’agit pas moins que de changer les relations des Hommes à la nature des citadins au monde rural, des scientifiques aux citoyens. Il faut trente années pour qu’un changement s’opère drastiquement. On ne doit plus perdre de temps.