Nous leur devons la richesse des vergers, la saveur exquise des fruits, la santé de tout notre écosystème. Pilier de notre chaîne alimentaire, elles butinent nos fleurs et délèguent des millions d’ouvrières pour assurer la fécondation. Mais les abeilles domestiques d’Europe et d’Amérique ont perdu beaucoup de leurs congénères à cause des pesticides, ce qui constitue une opportunité dont le continent noir pourra faire son miel. Éclairage.
Des chiffres inquiétants sur la disparition des abeilles
Les abeilles se portent mal. En Asie comme en Europe et dans de nombreuses parties du monde. 13 millions de ruches manqueraient à l’appel pour assurer la pollinisation des champs de culture européens. 16 % des abeilles domestiques disparaissent chaque année en France, mais d’autres pays enregistrent un taux de 80 %, dû à l’emploi abusif des néonicotinoïdes. De même, le syndrome d’effondrement touche l’Amérique : 20 % des colonies ont péri totalement en 2016 dans la province de la Californie, alors que 40 % ont vu leurs couvains morts ou avec des malformations à la naissance.
Mise en garde contre les pesticides : un fossé entre la parole et les actes
Les raisons de l’effondrement sans fin des précieuses butineuses sont bien connues : les autorités scientifiques le mettent sur le compte des pesticides. À un état avancé de la science, il est apparu que des agents chimiques considérés il y a 15 ans comme inoffensifs pour les abeilles et bénéficiant d’une autorisation de mise sur le marché font peser en réalité des dangers inacceptables sur les couvains. L’affaire des néonicotinoïdes, portée par les députés socialistes devant le Parlement européen, a eu un profond retentissement médiatique. Des débats souvent violents opposent la société civile, les fermiers agricoles, les organisations environnementales et les patrons des multinationales phytosanitaires. La teneur des discours varie sur un large registre. Les uns parlent au nom d’une ardente passion nourrie pour les abeilles, d’autres pointent la nécessité de corriger les impunités de l’industrie agrochimique, en passant par l’adhésion aux vertus du bio.
La disparition des abeilles compromettra la valeur ajoutée, le revenu et au final l’avenir de l’exploitation agricole
L’opinion des entomologistes est faite : l’espèce humaine paiera un lourd tribut du massacre aveugle et inconsidéré des abeilles ouvrières. Des études bien documentées établissent que les systèmes agricoles intensifs stressent les ouvrières, troublent la démarche ailée des essaims, et contaminent les nectars et les pollens recueillis dans les fleurs ; après quoi il ne faut plus s’étonner si les couvains gavés de pesticides, malades, métamorphosés à un âge précoce agonisent en masse sur les cadres.
La question des produits chimiques appliqués pendant la floraison est délicate. Interdire le commerce, la production, le stockage ou l’utilisation de ces derniers ne va pas sans difficulté. Tandis que l’Union européenne et les autorités du secteur agricole tardent à trancher sur l’affaire des pesticides, les mellifères meurent l’une après l’autre, et de plus en plus d’espèces d’abeilles domestiques allongent la liste rouge de l’UICN (Union internationales pour la conservation de la nature).
Près de 90 % des récoltes dans le monde dépendent de la corvée de pollinisation que les travailleuses effectuent à cœur joie. L’extinction des abeilles mettra en jeu l’avenir de l’agriculture européenne, en mettant un frein à la valeur ajoutée des produits, avec des coûts de production croissants et de maigres espoirs de revenus pour les fermes.
De nouvelles expériences accablantes en Californie : le mélange de pesticides porte coup de grâce sur les abeilles, selon l’Ohio State University
Des investigations poussées ont été menées sur l’impact de l’application concomitante de fongicides et d’insecticides sur les abeilles, jusqu’ici considérés comme à faible risque de toxicité lors de l’analyse décortiquée de leurs constituants chimiques. Notons en particulier la conclusion de l’étude de l’Ohio State University, parue en janvier 2019 dans la revue Insects.
Les chercheurs en science des abeilles de l’université avaient enquêté sur les causes probables de la mortalité des butineuses en Californie, après qu’on ait signalé un déclin des cohortes de couvains et des difformités larvaires au cours de la floraison des amandes. Un test d’élevage in vitro a été mené sur 1 417 jeunes larves de moins d’ un jour, prélevées parmi 14 colonies d’abeilles, dans le but d’étudier la courbe de survie suivant les doses de pesticides administrées. Les essais comprenaient un groupe témoin nourri exclusivement d’un régime alimentaire à base d’eau distillée, de fructose, de glucose et de gelée royale, un deuxième groupe traité avec 3 fongicides différents, un troisième groupe recevant 3 insecticides différents et un quatrième groupe dont le régime contenait une association de fongicides et d’insecticides. Un échantillon de 13 417 ouvrières adultes ayant effectué une mission de pollinisation des vergers d’amandiers a été divisé en quatre groupes respectivement soumis au quatre régimes décrits ci-dessus.
Les résultats des expériences de l‘Ohio State University sont sans appel : les jeunes larves nourris exclusivement au solvant ont plus de chance de parvenir à l’âge adulte que ceux dont la nourriture a été contaminée par des doses d’insecticides. Le taux de survie s’établit à 60% chez les larves qui ont avalé du chlorantrinipole et du méthoxifénozide, contre 73,8 % chez le groupe témoin. Le diflobenzuron s’avère être un principe actif des plus nuisibles aux jeunes abeilles, avec un taux d’arrivée à l’âge adulte de 12,4 %. Ceci confirme les inquiétudes exprimées par la communauté scientifique à propos de l’impact négatif des pesticides prétendument inoffensifs sur le développement larvaire de l’Apis mellifera.
Le fait nouveau mis en évidence par cette recherche est que la courbe de mortalité des ouvrières croît dangereusement, tous âges confondus, lorsque les insecticides et les fongicides sont appliqués en même temps. Avec le chlorantrinipole seul, 37,2 % des jeunes ouvrières n’ont pas survécu jusqu’à l’âge adulte ; 90% d’entre elles se sont éteintes avant la fin des essais, lorsque le chlorantrinipole s’ajoute au propiconazole. Chez les travailleuses adultes ayant plus de 4 jours d’existence, la dose létale de l’insecticide a été multipliée par sept. Quoi qu’en disent les fabricants, les chiffres ne mentent pas, le cocktail des produits chimiques provoque l’exécution pure et simple des abeilles.
La filière miel : un levier de croissance important en Afrique
L’effondrement des abeilles dans les pays riches du Nord constitue, sans aucun doute, une planche de salut pour l’Afrique. L’abeille africaine est native de la Namibie : elle a le même aspect jaune que sa cousine européenne, mais plus poilue et de taille plus ramassée. L’intérêt de l’espèce réside dans ses aptitudes d’élevage. Résistante aux maladies, excellent voilier quelles que soient les conditions climatiques, elle brille par un rendement de ruches supérieur : 5 kg/ruche lors d’un élevage artisanal, 12 à 15 kg de miel pur/ruche en adoptant la technique moderne de type Langstroph.
Le miel participe encore de la civilisation en Afrique, en entrant dans les offrandes sacrées ou les rituels présidés par des pouvoirs magico-religieux. L’apiculture exige une vraie professionnalisation. Près de 60 % des populations des zones rurales continuent de vivre d’une agriculture de subsistance, en exerçant l’apiculture à titre secondaire pour compléter leurs besoins financiers ou en récoltant du miel sauvage. L’heure est venue de transformer l’apiculture africaine en une filière économique à part entière. L’exploitation saine et rationnelle des ruches, le suivi technique des apiculteurs, la mise en place d’une discipline de qualité conforme aux normes commerciales constituent des conditions de succès.
Il faut prendre leçon sur les dérives de l’Europe, en éliminant les pratiques intensives qui nuisent à la santé des pollinisateurs et empêchent de libérer leur potentiel naturel. L’Union européenne ouvre grand son marché aux importations de miel en provenance d’Afrique : l’Éthiopie, la Tanzanie, la République centrafricaine sont des acteurs traditionnels de la filière. L’UE encourage d’autres pays producteurs sans fixer de quota maximum afin de satisfaire la demande de la riche clientèle occidentale. D’ailleurs, il est important d’observer que le miel africain jouit d’une image de marque pour sa pureté et sa typicité, due aux plantes visitées par les abeilles, par rapport au miel chinois. L’apiculture représente donc un créneau lucratif que les petits fermiers auraient tort de négliger.
Nectar délicieux à haute valeur médicinale, l’exploitation du miel est un moteur de développement certain pour réduire significativement la pauvreté en Afrique. Il fournit, en outre, des arguments solides aux défenseurs de l’ environnementale et une occasion de réécrire l’histoire séculaire des relations entre l’homme et l’abeille.
John Mahrav