Le président du Gabon, Ali Bongo, a annoncé le 26 septembre, à l’occasion d’une visite à une usine de transformation de bois du Groupe Rougier, que l’ensemble des concessions forestières au Gabon devront être certifiées FSC (Forest Stewardship Council). Il y a une quarantaine de concessions actives au Gabon, couvrant près de 16 millions d’hectares. Le FSC est considéré comme le label le plus exigeant en matière de gestion forestière.
Lancée avec le soutien actif du WWF en 1993, cette certification de « bonne gestion forestière » fait le pari qu’il est possible d’exploiter la forêt sans la détruire, et que l’on peut concilier les trois piliers du développement durable : l’écologique, le social et l’économique. Réputée plus proche des ONG que des industriels, elle possède un concurrent « global », le PEFC (Program for the Endorsment of Forest Certification), lancée avec le soutien de l’industrie du bois européenne. Le PEFC se voulait plus adapté à la structure morcelée de la petite propriété forestière européenne (le nom originel était Pan European Forest Certification), avant de devenir un programme mondial de reconnaissance mutuelle de certifications nationales ou régionales, souvent jugées moins exigeantes.
Un processus progressif d’institutionnalisation
La certification forestière est un instrument volontaire, fondé sur la disposition des consommateurs à payer plus cher un bois légal et issu d’une exploitation « durable » de la forêt. Elle suppose que l’entité certifiée (un propriétaire ou un concessionnaire) aille au-delà des normes réglementaires sur les plans environnementaux et sociaux, et soit dans une logique d’amélioration continue de ses pratiques. Les résultats doivent être mesurables sur le terrain et, bien sûr, la certification doit être réalisée par des tiers, des firmes spécialisées accrédités (indirectement) par le FSC. Le FSC s’est toujours voulu indépendant des États en adoptant un modèle « business-to-business ». Les firmes accréditées, organismes certificateurs, sont choisies et rémunérées par les concessionnaires candidats à la certification. Dans les années 1990, la certification FSC a été perçue avec circonspection, sinon avec hostilité par les professionnels du bois et par les gouvernements des pays en développement. Ceux-ci y voyaient un empiètement des prérogatives des services forestiers, supposés détenir le monopole du contrôle de la qualité de la gestion forestière. Progressivement, les entreprises écoulant leur bois sur les marchés écologiquement sensibles (notamment au nord de l’Europe) ont perçu l’intérêt qu’elles avaient à adopter le label FSC, pour conserver ou accroître leurs parts sur ces marchés rémunérateurs. Les gouvernements des pays du Sud, fréquemment attaqués par des ONG pour leur laxisme en matière d’application des lois environnementales, ont mis en avant le développement de la certification dans leur pays comme preuve de leur vertu écologique. Malgré le scepticisme initial de nombre d’observateurs au regard des problèmes de gouvernance, le « Bassin du Congo » (dénomination devenue courante pour parler des pays forestiers d’Afrique centrale) est la sous-région qui abrite les surfaces les plus importantes de forêts tropicales naturelles certifiées (jusqu’à 5,6 millions d’ha en 2017). Les États ont également commencé à s’inspirer des principes et critères de la certification pour leurs propres législations. Les emprunts, malgré tout, étaient restés modestes.
À la fin des années 2000, l’Union européenne va faire aux pays forestiers tropicaux une proposition d’accords de partenariat volontaires (APV) destinés à améliorer la gouvernance et à éliminer l’exploitation et le commerce illégal du bois. Ce processus, connu sous le nom de FLEGT (Forest Governance, Law Enforcement and Trade), vise à remettre au centre du jeu les capacités de contrôle des administrations, et renvoie ainsi la certification FSC dans le domaine des arrangements privés, utiles mais contingents. De fait, en Afrique centrale, la certification FSC stagne voire régresse depuis plusieurs années. En parallèle, les « certifications de légalité », moins contraignantes que le FSC, proposées par différentes organisations, séduisent plusieurs grandes sociétés forestières exportant vers l’UE, dans la mesure où elles les aident à démontrer la légalité des bois et leur traçabilité de la forêt au port d’embarquement.
Gouverner par des instruments privés
La décision du président gabonais constitue un pas supplémentaire dans l’utilisation d’instruments privés à des fins de régulation publique. Concrètement, elle signifie que le gouvernement gabonais se « décharge » du contrôle des concessions forestières sur une organisation internationale (le FSC) et des organismes certificateurs. On peut aussi y voir un aveu de l’incapacité de l’administration à réguler le secteur et à faire appliquer les plans d’aménagement, qui constituent des obligations légales. Ceci va sans doute accentuer le sentiment de marginalisation ressenti par de nombreux cadres du ministère en charge des forêts, alors que le gouvernement a multiplié ces dernières années la création d’agences en lien direct avec la Présidence, pour la gestion de l’environnement. Contrairement aux pays voisins, le Gabon n’a jamais manifesté d’intérêt pour la proposition européenne d’Accord de Partenariat Volontaire, sans doute du fait que ses exportations de bois sont de plus en plus tournées vers l’Asie. Si d’autres pays emboîtent le pas du Gabon, et rendent les certifications privées obligatoires (le Congo l’envisage dans sa loi forestière en préparation), la stratégie européenne n’accordant qu’une place secondaire aux certifications privées devra sans doute être revue.
Le choix exclusif du FSC par le Président Bongo est étonnant, dans la mesure où le label concurrent (le PAFC, Pan African Forest Certification, partenaire du PEFC), a commencé à se déployer (la première certification PAFC est intervenue en 2017 au Gabon) et qu’une circulaire récente du ministère en charge des forêts poussait les entreprises à s’engager vers la certification PAFC. Plusieurs concessionnaires envisageaient jusqu’à présent d’adopter ce label qui ne met pas en question, contrairement au FSC où la question est en débat, l’exploitation au sein des « paysages forestiers intacts », notion mise en avant par des ONG et renvoyant à des massifs boisés d’au moins 50 km² non traversés par des routes. Le choix du FSC va donc probablement poser, à un moment ou un autre, des problèmes aux entreprises qui ont ce type de « paysages intacts » au sein de leurs permis.
Des objectifs politiques sous-jacents
Mais l’un des objectifs de cette mesure est vraisemblablement aussi de réduire les surfaces occupées par les concessions forestières, au profit d’une extension des aires protégées (objectif de la puissante Agence Nationale de Protection de la Nature). L’abandon probable de permis par des opérateurs qui ne pourront ou ne souhaiterons pas se certifier libèrera également de l’espace pour le développement de plantations de palmier à huile et d’hévéa par le groupe Olam. Cette multinationale d’agro-business dont le siège est à Singapour, a été constituée en 1989 par des membres de la diaspora indienne. Avec ses deux principaux actionnaires, le japonais Mitsubishi et le Fonds souverain singapourien, elle occupe dorénavant une place déterminante dans l’économie du Gabon.
La mesure d’interdiction d’exporter des grumes, prise en 2011, par le gouvernement gabonais a conduit à une baisse importante de la production de bois et à une concentration des entreprises du secteur. L’obligation de certification va, à son tour, conduire une nouvelle phase de concentration au profit d’un nombre restreint de grandes entreprises. Les trois grandes sociétés aujourd’hui certifiées FSC étant européennes, la question est de savoir ce que feront les entreprises chinoises, lesquelles possèdent plus de la moitié des concessions du pays. On peut penser que les sociétés à capitaux publics chinois, sous le contrôle de Pékin, parviendront à être certifiées, moyennant la maîtrise des pratiques de leurs sous-traitants. Mais pour les autres entreprises chinoises, les plus nombreuses, la tâche s’avère ardue, et il est probable que nombre d’entre elles ne voudront ou ne pourrons absorber les coûts de la certification sans être en mesure de les répercuter sur les prix de vente du bois. Leur départ est donc pratiquement acquis.
Un signe de la rivalité sino-indienne en Afrique ?
Faut-il voir également dans cette mesure politique inédite le signe d’une concurrence montante entre acteurs indiens et chinois sur le continent africain ? L’Inde, dont les importations de bois croissent plus vite que celles de la Chine, a clairement jeté son dévolu sur le Gabon pour accéder aux ressources forestières de l’Afrique centrale. La zone franche de Nkok (Gabon Special Economic Zone – GSEZ), construite près de Libreville par le groupe Olam pour attirer des industries du bois après l’interdiction d’exporter du bois brut, a vu affluer de nombreux investisseurs indiens, bien plus que des industriels chinois. Ces industries ont besoin de quantités importantes de grumes, que leur fournit notamment le groupe français Rougier à travers un contrat passé avec la GSEZ, entité cogérée par l’État gabonais et Olam. La réduction de l’emprise des entreprises chinoises sur les forêts gabonaises pourrait ouvrir des perspectives intéressantes aux industriels indiens désireux d’acquérir des concessions pour sécuriser leur approvisionnement en bois, dans un contexte d’apparition de surcapacités de transformation du bois au Gabon.
Un risque pour le FSC ?
Pour le FSC, cette annonce constitue une éclatante reconnaissance, d’autant que les mots du président gabonais sont élogieux (« en matière de qualité, il est un label aujourd’hui incontournable qui garantira l’accès de notre production aux marchés de référence, c’est celui du FSC »). Le FSC aurait peut-être préféré l’incitation (par des baisses de taxes pour les concessions certifiées) que l’obligation, car la pression des entreprises forestières va être forte sur les organismes certificateurs pour l’obtention de l’indispensable label. Or, ces organismes accrédités par le FSC sont choisis et rémunérés par les entreprises candidates à la certification, et ils disposent de certaines marges d’interprétation des critères de « bonne gestion forestière ». Certains sont réputés plus compréhensifs que d’autres vis-à-vis des attentes de leurs clients. Le FSC va devoir particulièrement scruter la qualité des certificats délivrés par ces organismes, d’autant que les ONG hostiles à l’exploitation forestière industrielle ne manqueront pas d’essayer de prendre en défaut les entreprises contraintes de se certifier sans avoir réellement intégré le changement d’approche managériale qui doit aller avec.
La certification forestière est fondée sur la confiance qu’elle inspire au consommateur, dans un contexte d’incertitude sur le contenu de la notion de « gestion forestière durable » des grandes forêts tropicales et de controverses autour des impacts de l’exploitation. C’est, par conséquent, un instrument fragile, la confiance pouvant rapidement être entamée par quelques épisodes médiatiques défavorables. L’avenir nous dira si la décision gabonaise est la première étape d’une consécration de la puissance de la gouvernance privée dans un domaine longtemps resté particulièrement régalien, ou si la conversion d’un instrument volontaire en prérequis légal se retourne contre le FSC en écornant sa crédibilité.
Alain Karsenty