Comprendre les enjeux de l'agriculture

Nourrir une population humaine appelée à dépasser les 9 milliards d’individus en 2050 passera nécessairement par l’entomophagie, c’est-à-dire par la consommation à grande échelle d’insectes. C’est la thèse de cette étude aussi imposante qu’exhaustive, riche de centaines de tableaux, de cartes, de graphiques et de photos, et de milliers de références techniques, scientifiques et économiques.

Ce document, que l’on pourrait qualifier de “bible” de l’entomophagie, ne laisse aucun aspect de son sujet sans une exploration minutieuse. Ainsi de l’histoire-géographie de la consommation d’insectes dans le monde, de la descripti

on des quinze insectes les plus couramment “élevés”, de leurs mode de vie et de reproduction et de leurs besoins alimentaires. Ainsi des différents modes d’élevage, de leurs contraintes techniques et sanitaires, que leur production soit destinée à la consommation locale ou à l’export. L’ouvrage foisonne à ce propos de détails techniques, de la gestion des colonies (température, éclairage, aération humidité, alimentation, reproduction, production de larves, récolte, abattage, traitement, etc.) à l’assurance qualité, en passant par les différents organismes pathogènes pouvant infecter les élevages et les différents types de filtres destinés à les protéger.

Ne délaissant aucun argument susceptible de convaincre de l’utilité de l’entomophagie, l’étude repasse en revue la foule de faits établissant la supériorité des insectes sur toutes les autres produits d’élevage : coûts de production largement inférieurs, éventail extrêmement varié et peu coûteux de sources de nourriture, espaces d’élevage extrêmement réduits, consommation quasi nulle d’énergie pour maintenir la température corporelle… Sans oublier, bien sûr, leur impact minimal sur l’environnement et leur valeur nutritive largement supérieure aux produits de l’élevage traditionnel.

De par le monde, de nombreuses entreprises produisent des insectes ou leurs sous-produits, et certaines enregistrent des chiffres d’affaires dépassant les 150 millions de dollars. La Chine compte ainsi plus de cent gros élevages de cafards destinés à l’industrie cosmétique et à la médecine traditionnelle. Les Etats-Unis comptent une trentaine de grosses structures alimentant le marché des aliments pour animaux et des appâts pour la pêche. Dans ce pays, les dix plus importants élevages de crickets ont une production annuelle de 1,36 million de kg d’insectes.

Cependant, soulignent les auteurs de l’étude, ces élevages sont des structures à forte intensité de main d’œuvre, peu mécanisés et ne produisant que marginalement des insectes destinés à la consommation humaine, qui entrent sous diverses formes (pâtes, poudres, huiles, etc.), comme ingrédients dans des produits tels que barres de céréales, poissons d’aquaculture, sauces et autres pizzas…

Les auteurs de l’étude avancent deux facteurs critiques pour accélérer le développement de cette industrie : efficacité et synergies. A partir de là, ils proposent quelques conseils aux start-ups tentées par l’expérience. Tout d’abord, choisir un seul des trois segments de l’industrie : soit l’élevage à proprement parler ; soit les semi-produits (insectes entiers, poudre, pâte ou tout autre ingrédient) ; soit, enfin, les produits finis. Ils déconseillent donc de chercher à se lancer sur toute la gamme. Sinon, préviennent-ils, au lieu se spécialiser et se perfectionner dans une branche et profiter d’une synergie avec des partenaires complémentaires, elles gaspilleront leurs énergies et se retrouveront inutilement en concurrence avec eux.

Autre conseil : atteindre aussi vite que possible un bon niveau de production pour profiter des économies d’échelle. Entre autres exemples : une entreprise spécialisée dans l’élevage de crickets devrait arriver à proposer des cartons de 5 000 ou 10 000 kg d’insectes congelés. Et louer ou acheter un camion frigorifique, ce qui permettrait de livrer quelque 24 palettes standard, soit 6 000 cartons (2 500 kg/palette). Le prix est, bien entendu, l’autre facteur clé d’une réussite. Aux Etats-Unis, explique l’étude, le produit congelé est vendu 8 dollars le kilo. Prix jugé trop élevé, dû au caractère encore artisanal de la production. Pour être compétitive et rentable, suggère l’étude, une entreprise moderne devrait viser à vendre son produit autour de 1 dollar le kilo et à se baser sur ce prix pour établir son point d’équilibre dans un délai raisonnable.

Vu la progression quasi obligée de la demande mondiale, les auteurs, on l’aura compris, insistent sur la nécessité pour que l’élevage des insectes passe du stade actuel plus ou moins artisanal – même si la mécanisation n’en est pas totalement absente – à une production de masse via une industrialisation à 80% au minimum du processus de fabrication. C’est, avise le document, la seule issue pour que cette industrie puisse fournir le marché mondial de manière régulière, en quantité et en qualité, à des prix compétitifs.

Pour y réussir, l’étude préconise une action à deux niveaux. D’une part, mener des recherches dans plusieurs directions, avec, entre autres objectifs : améliorer les connaissances sur les insectes ; automatiser les flux et systèmes de fabrication afin de réduire les coûts et la main d’œuvre, et attirer ainsi les entrepreneurs vers une industrie avec un meilleur potentiel de retour sur investissement ; et même réussir à éliminer l’aversion culturelle à l’ingestion d’insectes dans de nombreux pays, dont l’ensemble de l’Occident, aversion qui compte parmi les principaux freins empêchant l’entomophagie d’occuper la place qui doit lui revenir sur le marché mondial.

Cette industrie, affirme d’autre part l’étude, devrait devenir partie prenante dans toute politique touchant à l’agriculture, à la nutrition et à la sécurité alimentaire. Les auteurs regrettent à ce propos l’absence quasi totale, en Europe comme aux Etats-Unis, de législation réglementant cette industrie. Pas plus qu’il n’existe de barème de taxation ni de système de financement public ou de soutien spécifiques. Le document souligne également la nécessité d’un appui de la part de l’industrie, pour permettre à ce secteur de passer du laboratoire ou du stade d’industrie de niche à celui du marché grand public. Et de mettre sur pied une structure internationale capable de promouvoir l’entomophagie, la « plus importante révolution de l’agriculture moderne et de la production alimentaire mondiales ».

Elias Awad

Insects as Sustainable Food Ingredients
Production, Processing and Food Applications
Par Aaron T. Dossey, Juan A. Morales-Ramos, et M. Guadalupe Rojas
Academic Press