Comprendre les enjeux de l'agriculture

On sait que 13 millions de kilomètres carrés sont des terres agricoles aux mains de 600 millions d’exploitations pour 10.000 milliards de dollars de valeur marchande (Food and Land Use Coalition).

Mais aussi que 14% des récoltes se perdent chaque année, que l’activité consomme 70% de l’eau douce, qu’elle produit 30% des émissions de GES et que moins de 3% des variétés de plantes sont cultivées !

Une série de chiffres impressionnants et alarmants pour un triste constat : toujours 10% de la population en sous-alimentation, un taux qui progresse malgré le plan « Zéro Faim » à 2030.

Lorsque nos autorités respectives n’auront plus les yeux rivés sur les cas de contamination Covid, elles pourront peut-être s’atteler au chantier de la faim dont les effets causent environ 20.000 décès quotidiens selon l’ONU.

Hausse des cours

Les cours des matières premières agricoles affichent de fortes hausses depuis janvier 2020, en novembre 2020, le soja affichait +23%, le maïs + 8% ou l’huile de palme +20%. Quant au blé, il a atteint son plus haut prix sur les six dernières années. En novembre, l’indice Bloomberg traduisait une hausse globale de 13% sur l’année pour l’ensemble des matières premières agricoles. Huiles végétales, produits laitiers, viandes, … de nombreuses denrées de base sont concernées

Et l’indice FAO de décembre 2020, situé à 107,5 après sept mois consécutifs de hausse, confirme la tendance. Même si cet indice reste inférieur à celui de 2011 qui avait atteint 131,9 points, cette nouvelle inflation arrive dans un contexte tendu pour les populations confrontées au Covid.

Les consommateurs se retrouvent face à des produits affichés à des prix intenables : + 16,2% pour le Mexique sur l’année 2020 par exemple. Dans la plupart des pays, les revenus des ménages sont amputés, faisant craindre une crise alimentaire grave. Le Programme alimentaire mondial (PAM), organisme d’aide titulaire du prix Nobel de la paix en 2020, craint une explosion de la famine chez des populations déjà affaiblies par les conflits.

FPMA Tool : un outil prospectif

La FAO dispose d’un outil web majeur pour le suivi, l’analyse et la diffusion des prix des denrées alimentaires : le FPMA Tool. Il a été créé en 2010 pour améliorer la compréhension des variations excessives de prix et de leurs impacts sur les populations. Cette base intègre les prix de gros et de détail, relatifs aux principales denrées alimentaires et relevés chaque mois (ou semaine) dans différents pays. Pour chaque prix relevé, des données supplémentaires sont saisies : zone géographique de référence, consommation par habitant, taux d’insuffisance.

Cette ressource de données permet des comparatifs entre les pays, les denrées, les marchés ou les années de référence. Elle est utilisée par l’ensemble de la communauté internationale, notamment la Banque Mondiale (BM), le Programme alimentaire mondial (PAM), le Service de la recherche économique du Ministère de l’agriculture des États-Unis (USDA), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI).

Un cercle vicieux pour les États

Les prix des produits agricoles pèsent fortement dans le phénomène inflationniste. Les banques centrales se retrouvent face à deux options :

  •   Baisser les taux pour soutenir la population et stimuler, par la même occasion, l’inflation dont la hausse des denrées ;
  •   Stopper leur soutien à l’économie et laisser la population subir les effets des vagues successives de la crise sanitaire.

Les pays adoptent différentes stratégies : le Mexique maintient ses taux malgré une économie récessive alors que le Brésil baisse ses taux et considère que la hausse du prix des denrées est provisoire.

Formation des prix alimentaires

Il faut aussi comprendre le mécanisme de valorisation financière entre les matières premières et les prix alimentaires dans les rayons.

En parallèle des hausses habituelles des tarifs sur l’énergie, l’habitat ou la santé, celle des produits alimentaires dégrade particulièrement le pouvoir d’achat des ménages dans la mesure où l’alimentation représente une part de dépense importante (17% en 2019 selon l’INSEE).

Les acteurs de l’agroalimentaire justifient fréquemment la hausse des prix de vente par la hausse des prix des matières premières qui entrent dans la composition de leurs produits finis. Il est vrai que les céréales par exemple, stimulées par une demande croissante, affiche des prix inégalés.

Pourtant, lorsque les prix des matières premières diminuent, le consommateur n’en perçoit pas vraiment les effets au moment de passer à la caisse. Sur certaines périodes, notamment entre 2000 et 2010, les prix alimentaires avaient augmenté beaucoup plus vite que les matières premières.

Il faut dire que le trajet entre le producteur et le consommateur est parsemé d’intermédiaires plus ou moins gourmands.

Les consommateurs ne s’approvisionnent plus chez le producteur depuis longtemps et les matières premières transitent par diverses phases : transformation, conditionnement, transport, stockage et distribution.

Citons l’exemple du fruit d’un maraîcher. Il est calibré et conditionné par la coopérative avant d’être sélectionné et regroupé avec d’autres denrées par le grossiste pour finir chez le distributeur où vous faites vos courses. Chacun prend sa marge, plus le cheminement est complexe, moins la matière première initiale pèse dans le prix final au consommateur. Ce mécanisme aboutit, pour chaque étape, à une valorisation parfois discutable.

L’Observatoire de la formation des prix et des marges, organisme consultatif en charge de décrypter les prix alimentaires, a constaté que :

  •   Le prix des cerises en rayon est 3 fois plus élevé que celui payé au maraîcher ;
  •   Le prix du lait UHT en rayon ne rémunère qu’à 30% le producteur laitier ;
  •   Sur le prix du rôti de porc 30 % revient aux éleveurs et 50% au distributeur ;
  •   Le prix du pain ne réserve que 5% pour le blé qui entre dans sa composition ;

Un écart que les acteurs de la filière justifient souvent par les contraintes particulières de chaque denrée (taux de perte, réfrigération, …) et des coûts de main d’œuvre.

Ces acteurs intermédiaires sont essentiellement les industriels qui transforment les matières premières et les distributeurs qui « possèdent » les consommateurs. Sur certains produits comme le yaourt nature, quelques gros industriels sont en mesure de faire la loi vis-à-vis des distributeurs.

Mais sur des filières représentées par des entreprises de production moyennes, voire des exploitants individuels peu ou pas organisés, les distributeurs sont en position de force pour négocier, à la baisse, les prix d’achat des denrées…

S’il est aisé de déterminer la marge brute entre producteur et distributeur, la marge nette, elle, est quasiment incalculable. Son calcul requiert des éléments financiers, main-d’œuvre, énergie, sécurité, qualité…, qui restent à la discrétion de ces opérateurs économiques.

Un défi croissant

Des prix qui flambent, des États limités dans leurs actions, des filières de transformation aux bénéfices mal répartis… une série de contraintes qui font face à un autre défi de taille : une population mondiale croissante.

Globalement la demande alimentaire mondiale croît. La population augmente selon une courbe ascendante dont la stabilisation n’est pas attendue avant 2050. Au final, une population qui pourrait atteindre les 9 milliards à cette date.

S’ajoute l’amélioration du niveau de vie dans certains pays. En Chine et en Inde, Covid mis à part, la croissance est forte et les populations veulent consommer plus de viande et de produits laitiers.

Entre 1980 et 2010, un Chinois a vu sa consommation annuelle de viande bondir de 13 à 60 kg. En 2017, la Chine a représenté 50% des exportations européennes de porc. L’Empire du milieu est devenu le plus gros importateur de viande dans le monde.

A terme, les pays émergents dynamisent la demande mondiale de viande, qui suit une courbe ascendante depuis de nombreuses années :

  •   67 millions de tonnes en 1957 ;
  •   320 millions de tonnes en 2017 ;
  •   460 millions de tonnes en 2050 selon la projection de la FAO.

La crainte est de voir les pays consommateurs comme la Chine continuer à développer des élevages porcins d’envergure, avec le risque viral que l’on connaît et la disparition complète des petits élevages.

La forte demande sur ces denrées implique plus de céréales et de fourrage pour les élevages. L’ONU prévoit d’ailleurs une demande située entre 2,5 et 3 milliards de tonnes de céréales en 2021 compte tenu d’une forte attente en maïs et sorgho par la Chine qui a relancé ses exploitations porcines après l’épisode de grippe.

Et la demande en biocarburants (céréales, betteraves) vient renforcer la bascule des surfaces sur la production céréalière au détriment des autres denrées. Par exemple, le Brésil, les États-Unis ou l’Union Européenne misent sur cette filière. Et les politiques de subvention accroissent le risque de monoculture.

Des solutions

Des pistes sont étudiées pour casser les mécanismes défavorables aux populations. Certaines ne datent pas d’hier mais rencontrent des obstacles structurels, économiques, conflits d’intérêt… lobbies aussi sans doute.

Réduire le gaspillage

Une première piste qui repose sur un changement des mentalités et des habitudes mais qui implique une intervention massive des politiques publiques menées dans chaque État, particulièrement dans les pays les plus aisés. En 2018, le Parlement européen a conduit une étude aux résultats alarmants : 20% de sa production alimentaire totale part à la poubelle (143 milliards d’euros).

Faire évoluer la consommation

Même s’il n’est pas question d’imposer un régime végétarien à la planète, une consommation raisonnée des produits carnés réduirait la pression sur l’environnement. Une tendance confirmée dans les pays les plus avancés pour qui il est facile de se détourner d’une denrée qu’ils ont pu consommer allègrement, ce qui n’est pas le cas des pays émergents !

Heureusement, l’avenir n’est pas sombre. Il existe au moins deux moyens d’améliorer la sécurité alimentaire mondiale : l’exploitation de nouvelles terres et la régulation des marchés.

Exploiter les nouvelles terres

Elle peut prendre deux formes.

D’une part celle de Scientifiques du United States Geological Survey qui, en 2018, ont établi, par satellite, que 15% de terres agricoles étaient disponibles en plus de celles prises en compte par la FAO. Une bonne nouvelle qui permet de réviser la capacité de production de notre planète.

D’autre part, celui du potentiel de populations déjà installées sur des terres agricoles mais qui, faute de formation, de matériels et de moyens, s’épuisent pour une faible production, voire exploitent leurs terres de manière contreproductive (choix de semences, méthodes de plantation, …).

Réguler

La libéralisation des marchés dans le secteur agricole permet toutes les spéculations jusqu’à rendre impossibles les prévisions économiques, y compris pour les industriels de la transformation qui rejoignent le rang des ONG, pour des raisons plus mercantiles toutefois.

L’État n’intervient plus dans la fixation des prix et compte sur la concurrence pour réguler les échanges. Ce mécanisme a ses limites quand certains opérateurs acquièrent un poids trop important. La grande distribution, par exemple, accueille encore 60% des ménages pour leurs courses hebdomadaires (In-Store Media / Ipsos). Une position dominante, partagée par quelques enseignes, qui fausse l’équité des négociations.

Pour maîtriser ces dérives, une transparence accrue est requise de la part de tous les acteurs du circuit alimentaire afin que les organismes comme l’Observatoire des prix et des marges puissent effectuer un suivi dans la construction des prix au consommateur. Cette volonté se heurte aussi à la mondialisation des cotations boursières qui imposent des prix internationaux à des productions qui ne sont pas soumises aux mêmes contraintes selon les pays (normes et contrôle de celles-ci).

Le développement durable, encensé par (presque) tous, comprend pourtant une composante environnementale mais aussi sociale.

Des victimes pauvres

En France, les ménages pauvres sont ceux dont la part de dépense alimentaire est la plus importante par rapport au revenu, ils sont donc les plus impactés par ces hausses de prix Mais nos pays industrialisés disposent d’amortisseurs sociaux relativement efficaces, en tout cas qui limitent les effets de l’appauvrissement accéléré par la crise Covid.

Ces amortisseurs sociaux sont absents de certaines économies où les populations voient disparaître un droit fondamental supplémentaire, celui de manger à sa faim. Les dirigeants le savent, une population qui ne vit plus et qui n’a plus rien à perdre est encline à se soulever. Un épisode déjà vu lors du « Printemps arabe », une vague de contestations survenues en 2011.

A l’occasion du G20, onze ONG ont alerté les nations représentées quant à la « bombe sociale » que pouvait représenter la crise alimentaire pour 2021.

Un récent rapport de la Banque mondiale estimait à 150 millions le nombre de personnes susceptibles de basculer dans la pauvreté extrême alors qu’une personne sur dix est déjà sous-alimentée dans le monde…

La PAM craint particulièrement l’aggravation de la famine pour les quatre pays suivants :

  •   Burkina Faso ;
  •   Nigeria ;
  •   Soudan du Sud ;
  •   Yémen.

De la même façon, les pays en conflit sont plus vulnérables que les autres, leur population étant déjà en difficulté pour accéder normalement aux produits alimentaires nécessaires à leur survie, spécialement pour ceux déplacés.

Les prix élevés privent les consommateurs de repas et les prix bas font disparaître les producteurs. Une régulation et une organisation durables du marché des denrées alimentaires au plan international semblent donc indispensables.

Même s’il est tentant de traiter les marchés agricoles comme les marchés industriels, il faut tout de même rappeler qu’ils tiennent un rôle plus essentiel : nourrir.

Sources : Les Échos, Le Figaro