Comprendre les enjeux de l'agriculture

Début 2020, Nadine Andrieu, docteur en agronomie, a présenté à un jury de l’école doctorale Gaia (Université de Montpellier) un mémoire qui fait le lien entre la modélisation des exploitations agricoles et la conception de systèmes innovants. Sous le titre « Partenariat et modélisation pour la co-conception de systèmes agricoles innovants », la scientifique cherche à démontrer comment la gestion des parcelles, troupeaux, infrastructures et territoires interagit avec l’évolution des technologies mises à la disposition des exploitants : pesticides, techniques et biotechnologies. Cette meilleure compréhension des interactions, fait espérer à Nadine Andrieu la co-construction de nouveaux systèmes de cultures nourris de connaissances scientifiques et professionnelles. Plus encore, elle espère insuffler aux jeunes étudiants chercheurs qui l’ont accompagnée dans ce projet le réflexe de renforcer le lien entre institutions de recherche et acteurs dans leurs travaux futurs.

Les travaux ont été menés sur plusieurs continents de l’hémisphère sud, avec des acteurs locaux, agriculteurs pour la plupart. L’approche scientifique se caractérise par une inclusion des acteurs de terrain, non seulement dans la phase de diagnostic et restitution mais aussi dans la phase de construction des solutions.

Les multi-partenariats entre agriculteurs, acteurs publics et privés revêtent une importance dans la circulation de l’information technique. Une leçon que la chercheuse a tiré de ses précédents travaux et publications :

A terme, l’objectif est de décliner cette méthodologie synergique et inclusive à d’autres secteurs que celui de l’agriculture, notamment ceux touchés par le changement climatique.

Elaboration de la démarche de co-conception

Dès les années 2000, Nadine Andrieu a eu l’opportunité d’utiliser la modélisation dans ses enquêtes de terrain, notamment lors de ses recherches au CEMAGREF. L’objectif consistait à vérifier si la gestion de la biodiversité par les éleveurs auvergnats pouvait être modélisée afin de constituer une stratégie résiliente face aux aléas climatiques. Elle l’a ensuite utilisée pour définir les flux de biomasse dans un contexte de durabilité des systèmes de production au nord-est du Brésil.

Depuis 2013, elle est en mission pour le Centre international d’agriculture tropicale (CIAT) où elle compile les méthodologies d’assistance à la conception de nouvelles pratiques agricoles adaptées au changement climatique, avec une trame récurrente :

  • Diagnostic sur l’existant : fonctionnement et performances ;
  • Exploration de nouvelles solutions par des outils de simulation ;
  • Expérimentation de certaines solutions par application sur l’exploitation ;
  • Validation de solutions au niveau de la méthodologie et des activités des exploitants .

Les agriculteurs sont familiarisés aux démarches préalables à la nécessaire transition de leurs activités, notamment en raison des conditions climatiques. Ils développent le réflexe d’une concertation avec les autres acteurs (professionnels, experts, ONG), à l’image du projet Corus où acteurs du coton, de l’élevage et des activités céréalières ont co-construit un modèle durable (Burkina Faso).

Ces différentes expérimentations ont contribué à la constitution de réseaux d’échanges entre les exploitants, les chercheurs et les institutions d’enseignement du Burkina Faso et du Mali : les systèmes agro-sylvo-pastoraux en Afrique de l’Ouest (ASAP). La mobilisation collective permise par ce type de réseaux conduit à des projets de transition agricole viables et ambitieux:

  • Mettre fin au modèle productiviste ;
  • Garantir la sécurité alimentaire :
  • Réguler le rendement sachant qu’un tiers de ses variations est dû au climat (Ray et al. 2015);
  • Réduire les intrants et les émissions de GES produites pour un tiers par l’agriculture (Vermeulen et al. 2012) ;
  • Limiter la consommation des ressources sensibles ;
  • Soutenir la biodiversité.

Selon les projets, les recherches sont menés selon deux modèles :

  • Un environnement « défini » : les connaissances, expertises et validations sont prédéfinies (prototype, test, répartition des tâches…), l’objectif est de valider la méthodologie ;
  • Un environnement « créatif » : les attentes sont multiples et innovantes, le processus se construit au fur et à mesure de la conduite des recherches avec l’autorisation d’une rupture totale des pratiques ou d’une modification des organisations ou techniques existantes. Cette approche est favorable au  producteur qui opère graduellement une transition expérimentale et perçoit en temps réel l’intérêt de son action.

Selon la complexité des sujets traités, l’implication des parties prenantes varie selon une collaboration :

  • « design-oriented » : les travaux portent sur le concept avec un implication limitée des producteurs et autres acteurs, les actions consistent principalement à du prototypage ou de la modélisation ;
  • « design-support » : les chercheurs sont un soutien aux producteurs dans l’assimilation des nouvelles pratiques et/ou des nouvelles technologies. Les allers-retours entre modélisations et expériences comparatives sont plus fréquents. Les chercheurs conseillent et les producteurs participent.

Conception de systèmes agroécologiques

Par observation, les pratiques agricoles nouvelles « empruntent » à la nature sa méthodologie.

En agroécologie par exemple, l’exploitant tente de s’approprier les pratiques naturelles pour en tirer profit et soutenir sa production limitant les intrants. Il doit mettre en oeuvre à la fois des connaissances sur les mécanismes naturels et leurs interactions avec la pratique humaine. Une question que l’étude de Nadine ANDRIEU tente de modéliser plus précisément. La recherche agricole date mais l’objectif évolue : il s’agit moins de dompter la nature pour l’exploiter que de la comprendre pour la mimer, s’y intégrer et la préserver.

Cette quête de compréhension et de caractérisation impose aussi de décloisonner les fonctions et les rôles :  le scientifique n’est pas le seul sachant, l’agriculteur innovant vient parfois d’un autre métier et le consommateur final, bien qu’extérieur, impacte l’organisation.

Dans cet environnement transdisciplinaire et transprofessionnel, les échanges sont encore peu formalisés, le champ de l’étude très large et le critère « nature » imprévisible. Il faut jongler entre les données purement écologiques liées aux cultures, aux élevages et aux pâturages et le contexte social qui englobe les exploitants usagers des ressources, les gestionnaires des filières agricoles et les institutions.

Quelle que soit la façon d’aborder le sujet de la transition agroécologique, la méthode Efficiency-Substitution-Redesign (ESR de Hill et MacRae, 1995), reste la plus appropriée pour passer d’un système agricole conventionnel à un système durable. Au niveau des cultures, les stades « E » (améliorer l’efficacité de la protection chimique) et « S » (trouver un remplaçant aux pesticides chimiques) ont longtemps été déterminants et centraux.

Désormais, le stade « R » de transition ou de diversification est aussi perçu comme un outil d’amélioration, et non plus seulement comme une finalité. Par essence, un système agroécologique est en symbiose avec la nature, il ne peut pas être figé. Il est mouvant comme un outil de régulation de son propre environnement.

Pour aider à la conception d’une agriculture moins sensible aux variations environnementales et moins consommatrice de ressources, Nadine Andrieu a commencé par solliciter le maximum d’acteurs :

  • Producteurs ;
  • ONG ;
  • Techniciens agricoles ;
  • Techniciens d’Etat ;
  • Décideurs politiques ;

Puis elle a travaillé avec des exploitations candidates déjà rôdées aux principes agroécologiques :

  • Recyclage de la biomasse ;
  • Conservation et régénération des eaux, des sols et de l’agrobiodiversité ;
  • Usage raisonné des ressources en eau et nutriments principalement ;
  • Diversification des espèces.

Europe, Amérique du Sud, Afrique… différents continents ont servi de terrains d’expérimentation.

Au Burkina Faso, les flux de biomasse sont assurés par les élevages qui consomment les résidus de culture à un point A pour déposer leurs déjections en un point B avec un transfert de fertilité attractif pour les différentes ethnies qui gèrent cultures et élevages. La hausse démographique a provoqué l’envahissement des cultures au détriment des parcours d’élevage, la raréfaction des jachères et l’augmentation des troupeaux en quête d’espace, pour aboutir à une ponction plus intense des ressources naturelles.

La première piste a été de proposer à chacun une transition vers une mixité culture/élevage qui garantit le recyclage de sols plus fertiles et une double source de revenu. La deuxième piste a été de pratiquer l’agriculture de conservation basée sur le semis direct, la diversification et la couverture permanente. Dans les deux cas, la question climatique s’est invitée dans les réflexions.

Il existe une littérature abondante sur la perception et la réaction des exploitants face aux changements climatiques (fréquence et intensité des événements) et sur le confort apporté par les nouvelles technologies de prévision et d’aide à la décision, mais moins sur la possible refonte d’une organisation agricole face au défi climatique. Ainsi pour les travaux menés en Auvergne et relatifs à l’interaction entre l’élevage et les pâturages sensibles aux aléas climatiques, il apparaît qu’une diversification des prairies les rend moins vulnérables, sécurise l’alimentation du bétail et dilue le risque d’épuisement.

Toutes les transitions agricoles opérées sont considérées comme des innovations technologiques mais aussi sociales dans le sens où elles impliquent une réorganisation des filières, de nouvelles habitudes de consommation, voire une nouvelle législation dans certains cas. La majorité des travaux démontre le caractère collectif de l’innovation, les structures dédiées à sa production portent le nom de clusters, pôles d’excellence, de développement, de concertations, de réseaux ou encore plateformes d’innovation. L’objectif est de centraliser les flux de connaissances et d’apprentissages pour formaliser un système de production agricole innovant :

  • Démarches et outils à la conception et à l’accompagnement de la transition ;
  • Contraintes et synergies produites par les évolutions sur l’exploitation ;
  • Caractéristiques des systèmes innovants co-conçus ;
  • Leviers structurels, économiques et politiques disponibles.

Le secteur de la recherche n’est pas forcément le pivot du projet. Les travaux du chercheur peuvent consister à « emprunter » ponctuellement une technologie existante pour la soumettre à des simulations en laboratoire et restituer des solutions alternatives modélisées pour une validation de terrain. Dans d’autres cas, l’objet de l’étude est observé uniquement sur le terrain, par le binôme chercheur-producteur, et modifié par essais successifs. Dans ce deuxième cas, l’innovation est directement « actionnable ».

Idéalement, l’aide à la conception de systèmes de production innovants passe par l’élaboration préalable d’un cahier des charges dans le cadre d’une recherche-action en partenariat (RAP) menée par phases successives :

  1. Identification des préoccupations, des intérêts, de la gouvernance et des ressources ;
  2. Conception et priorisation des alternatives ou innovations ;
  3. Bilan et éléments déclencheurs du désengagement : pour les exploitants, obtention d’une solution et pour les chercheurs, validation des données et de la méthode.

La portée des études diffère selon la considération et l’ancrage du projet au niveau local. Au Brésil par exemple, les modélisations établies par Nadine Andrieu avaient pour vocation de fournir aux chercheurs locaux de nouveaux outils et méthodes de diagnostics sans déploiement et mesures auprès des acteurs de terrain.

Par contre, au Burkina Faso, les travaux menés ont conduit à la constitution d’un réseau formalisé d’institutions de recherche (CIRDES, CIRAD…) suivi d’une RAP pour accélérer l’adoption des solutions par les exploitants locaux. La gouvernance comprenait des comités de concertions villageoises (CCV) composés de représentants de producteurs et d’un technicien de l’État. Plusieurs simulations leur étaient présentées :

  • Statique : description des opérations sur la base des stocks et des flux pour une année ;
  • Dynamique : description de mises en situations « Si…alors… » ;
  • Linéaire : simulation sur plusieurs années en maximisant une variable principale, comme le revenu de l’exploitant, confrontée à diverses activités.

Dans ce type de projet, les différentes validations s’effectuent par les producteurs ou techniciens qui rendaient leur avis quant au réalisme des solutions. Cette restitution par les acteurs valorise l’acceptation des solutions innovantes par les populations, facilite la reconnaissance de la démarche scientifique et autorise sa duplication ultérieure.

La transition agricole climato-intelligente

Le concept Climate Smart Agriculture (CSA), proposé par la FAO, répond aux attentes de sécurité alimentaire en environnement climatique contraint :

  • Améliorer la productivité et le revenu agricole ;
  • Sécuriser les capacités de production, distribution, consommation et recyclage ;
  • Limiter les émissions de GES.

La crainte est de voir des industriels s’emparer du concept climato-intelligent en ne privilégiant pas le système de production agroécologique, pourtant capable de répondre aux trois axes ci-dessus de manière simultanée.

Sur les projets liés au changement climatique, la chercheuse Nadine Andrieu a appliqué des méthodes existantes et mises au point par le CGIAR (anciennement Consultative Group for International Agricultural Research) en association avec des ONG, des producteurs et des représentants publics.

En Colombie par exemple, les agriculteurs ont bénéficié d’un plan individuel d’actions correctives pour renforcer leur résilience climatique, sur le plan technique, organisationnel et cognitif.

Conclusions

Tous les travaux menés par Nadine Andrieu tournent autour de trois points clés de la démarche d’aide à la co-conception de systèmes de production agroécologiques :

  • Proximité avec les acteurs par le biais d’une plateforme d’innovation ;
  • Usage de la modélisation comme outil d’analyse et de priorisation de solutions alternatives ;
  • Diversification des équipes de recherche : biophysique, social…

La question climatique est aussi devenue un incontournable dans la co-conception des systèmes : les producteurs sont à la fois victimes et acteurs du changement climatique. Ils font face à un dilemme : réduire leur pollution sans réduire leur production pour assurer leur revenu et la sécurité alimentaire.

Les plateformes d’innovation voient croître le nombre d’acteurs impliqués dans les projets de transition agricole. Le bénéfice d’une collaboration élargie est parfois contrebalancé par l’émergence de conflits d’intérêt. Mais la démarche de co-conception reste toutefois une méthode d’analyse et de résolution des problèmes très prometteuse pour les futurs scientifiques.