Comprendre les enjeux de l'agriculture

Depuis une dizaine d’années, les chercheurs se penchent sur le rôle et le fonctionnement des racines au sein de l’écosystème cultural. Elles étaient là il y a presque 500 millions d’années pour faire d’un sol stérile et rocheux, un lit organique prêt à recevoir la vie. Résilientes, elles ont survécu aux périodes climatiques extrêmes telles que la chaleur, le froid, la sécheresse ou l’inondation en développant leur propre stratégie de survie. Face aux changements climatiques, le monde scientifique souhaite tirer un enseignement de cette prouesse végétale pour améliorer la production alimentaire et lutter contre la famine qui sévit déjà dans certaines parties du monde.

 

A partir de cette connaissance, l’homme pourra construire un nouveau système agricole écoresponsable basé sur un système racinaire moins consommateur de ressources et moins sensible aux aléas climatiques.

Christophe MAUREL, ingénieur de recherche à l’INRA-CNRS, considère que les systèmes racinaires sont dans « l’angle mort » de la recherche agronomique, une sorte d’indifférence générée par leur invisibilité.

A l’Institut de recherche en développement (IRD) situé sur le campus Sup Agro de Montpellier, dans le sud de la France, les équipes se réjouissent de ce nouvel angle de recherche. C’est l’opportunité de favoriser l’émergence d’une agriculture raisonnée capable de succéder à l’agriculture intensive dont le ratio bénéfice-environnement ou -santé n’est pas au rendez-vous.

L’objectif est d’identifier des plants dont le système racinaire se passe d’engrais plutôt que des variétés spécialement réactives à ceux-ci. Ce travail passe par une identification des traits racinaires à privilégier.

Rôle des racines

Marc-André SELOSSE, professeur au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, rappelle que la racine est :

  • La variable d’ajustement : dans un sol riche, elle représente moins d’un tiers de la biomasse de la plante, dans un sol pauvre légèrement plus ;
  • L’ancrage de la plante dans le sol ;
  • L’assurance d’un apport suffisant en eau et en minéraux qu’elle pompe dans le sol tandis que les parties aériennes fabriquent les sucres par photosynthèse.

Par leur plasticité, les racines sont révélatrices des sols. Elles s’étendent ou se rétractent en fonction de leur milieu. Cette fonction est salutaire dans la mesure où la plante est condamnée à se développer au même endroit tout au long de sa vie.

Dans le même temps, les racines vont elles-mêmes influencer le sol pour le rendre plus adapté. Elles fournissent la matière organique nécessaire aux microbes et au réseau fongique. Cette activité constitue le « ciment » du sol et lutte contre l’érosion.

Expériences racinaires

Dans le laboratoire phénotypage du développement racinaire de Sup Agro, les chercheurs étudient l’arborescence et la croissance de racines de riz, colza, mil, tomate et autres espèces dans différentes conditions :

  • Déficit en eau ;
  • Privation de phosphate ;
  • Carence en nitrate…

Au départ, les jeunes plants sont cultivés dans un mélange d’éléments nutritifs sous verre. Leur croissance est suivie par captures successives ou par scanner. L’évolution est ensuite décryptée par l’intelligence artificielle pour mieux comprendre le mécanisme et classer les racines par performance agronomique.

Les chercheurs ont d’ores et déjà constaté que le manque d’eau provoque l’arrêt de la croissance des racines en périphérie de la racine verticale principale.

Pour chaque constat, l’objectif est d’identifier le ou les gènes impliqués dans le phénomène étudié. Ces expériences bénéficient de connaissances acquises précédemment par des spécialistes comme Christophe Maurel et sa découverte de 1992 sur les aquaporines, des canaux qui permettent l’entrée d’eau dans les cellules végétales. Ou encore celle de 2016 qui met en évidence la capacité d’une racine inondée à devenir imperméable mais uniquement si elle se trouve dans un milieu riche en potassium régénérant. Cette expertise a d’ailleurs permis à Christophe Maurel de lever en 2019 un financement de 2,5 millions d’euros par le Conseil européen de la recherche pour poursuivre ses travaux sur la question racinaire.

La recherche s’intéresse aussi aux minuscules « poils » absorbants qui prolongent les racines périphériques, à raison d’un « poil » par cellule et qui joue un rôle de capteurs de précision. Par ce biais, la racine augmente de 100 fois le volume exploré selon Hervé SENTENAC, directeur de recherche à l’INRAE.

Toutes ces découvertes traduisent le potentiel supérieur d’une meilleure sélection des variétés selon leur plasticité, les régions, les climats et les types de culture plutôt qu’un abondement en engrais chimique.

La volonté des chercheurs est d’apprendre à laisser les plantes exprimer leurs aptitudes. A l’IRD de Montpellier, les chercheurs éditent un catalogue des plantes, de leur système racinaire et de leur contexte idéal. Dans ce catalogue, on apprend que le riz africain est habituellement planté dans des deltas désormais trop salinisés en raison de la montée des océans.

Ce même riz africain est mis à l’épreuve dans des verrières tropicales de l’IRD qui simulent une attaque de nuisibles ou entaillent la racine pour observer les réponses du système racinaire au niveau de son ergonomie et de sa composition chimique.

L’IRD effectue aussi des expérimentations sur le terrain pour mesurer le comportement de racines en conditions réelles.  Ainsi, 160 lignées de cultures de mil ont été plantées au Sénégal, dont une partie a été soumise à un stress hydrique. L’extraction a permis de comparer leur architecture rapportée à la croissance. Les résultats sont encourageants quant à la plasticité de ces racines. Cette étude trouve le soutien de l’Institut de recherche agricole (ISRA) et du Centre national de recherche agronomique de Bambey (Sénégal), en collaboration avec l’Université de Nottingham.

Les observations sont facilitées par un robot 3D qui scanne les comportements racinaires sans dégrader les plants. Cet outil a permis de démontrer plusieurs comportements particuliers :

  • Une racine qui perd contact avec l’eau ou arrive dans un trou d’air stoppe ses ramifications pour économiser son énergie ;
  • Une racine qui constate une surconcentration de l’éthylène produite du fait d’un sol compact, stoppe sa croissance. Des essais d’insensibilisation à l’éthylène démontrent que la racine poursuit sa croissance.

La gestion des environnements contraignants

En Europe, la majorité des sols arables sont compactés, en partie du fait de l’industrialisation et du poids du matériel agricole. Ce phénomène, associé aux sécheresses, engendre 25 à 75% de perte de rendement. Les racines insensibilisées à l’éthylène sont une première réponse.

A l’université de Duke en Caroline du Nord, Philip BENFEY dirige des travaux sur la croissance des racines. Le visionnage en accéléré de la croissance d’une racine de riz rouge a mis en évidence une rotation de celle-ci lors de son développement tandis que la racine d’un riz mutant s’enfonce directement dans le sol plus profondément. L’expérience suivante a consisté à poser sur la trajectoire des deux racines une plaque perforée pour les exposer à un obstacle. Seule la racine pivotante du riz sauvage a réussi à trouver un passage perforé. La rotation serait donc une tactique pour croître en milieu difficile.

De la même façon, des chercheurs ont découvert des plantes ancestrales fossilisées dans un dépôt sédimentaire en Ecosse. Ces premières plantes terrestres ont succédé aux plantes aquatiques et ne possèdent pas de racines mais elles ont développé des extrémités rampantes qui assuraient, grâce aux champignons, leur propre nutrition.

Les racines des arbres réalisent aussi des prouesses pour s’adapter à leur milieu. Ainsi, à l’arboretum de la Vallée-aux-Loups, on peut observer que les cyprès des étangs possèdent des racines extérieures qui forment des dômes et permettent aux arbres de respirer malgré l’humidité.

D’autres plantes, comme le lupin blanc, apprécié des vegans pour ses protéines, développent des racines protéides qui capturent le phosphate et facilite la croissance en sol pauvre. Les légumineuses telles que les haricots, lentilles et pois profitent de bactéries fixatrices d’azote, abritées dans leurs racines à nodules.

Et, plus récemment, un groupe de chercheurs allemands a mis en évidence la stratégie de racines privées d’azote qui produisent des flavones pour attirer des bactéries fixatrices de cet élément chimique.

La plasticité des racines a toutefois ses limites. Une sécheresse pousse par exemple certaines plantes à multiplier leurs vaisseaux pour optimiser la circulation de l’eau, en prenant le risque de faciliter la diffusion de bactéries pathogènes contenus dans les sols ressources.

Une alliance avec les champignons

Selon le Professeur Francis MARTIN de l’INRAE de Nancy, cette alliance opportuniste entre les racines et les champignons a permis la conquête de la terre par la flore aquatique puis, par extension, la vie animale. Les racines sont des « porte-champignons » selon Marc-André SELOSSE. Seules quelques plantes se développant en milieu riche ont abandonné cette alliance, comme les choux. Sinon, 90 à 95% de la flore a des racines mycorhizées.  Ces champignons « sous-terrain » émergent parfois du sol sous forme de chanterelles, cèpes ou amanites.

Dans son livre, « Sous la forêt », Francis Martin explique que champignons et racines pratiquent une sorte de « commerce équitable » rapproché : les filaments fongiques vont jusqu’à pénétrer les racines et leurs cellules. Le champignon capture certains éléments du sol (minéraux, eau) pour la plante, tandis que celle-ci rétrocède 10 à 25% du sucre synthétisé par sa partie aérienne.

Par ailleurs, la présence des champignons dans le sol favorise la dégradation organique des sols et la production bénéfique de minéraux.

Ces différents travaux de recherche démontrent que la manipulation des plantes opérées jusqu’à aujourd’hui se fait une optique d’optimisation de la production mais méconnaît les mécanismes racinaires.

L’optimisation vue par l’homme doit tenir compte de celle opérée par les plantes elles-mêmes si on ne veut pas se priver de leur plasticité naturelle exceptionnelle.

Source : Le Monde