Comprendre les enjeux de l'agriculture

Un équilibre alimentaire précaire

Le pays qui est le plus en risque en termes de sécurité alimentaire est le Niger qui se trouve le plus enclavé et doté de la superficie propre à l’agriculture la plus faible. Sa production céréalière est essentiellement constituée par le mil (75% de la production totale de céréales) et le sorgho (22%), le reste étant apporté par le riz. Globalement au Niger, la croissance des principales productions vivrières a été légèrement inférieure à la croissance démographique sur la période 1980–2018, avec un accroissement régulier du déficit comblé par des importations. Globalement en année de pluviométrie « normale », la production nationale couvre environ 85% des besoins de la population (autour de 3,5 millions de tonnes). Le déficit est comblé par des importations de mil, sorgho et niébé en provenance des pays voisins (Nigeria, Benin) et de riz provenant essentiellement des pays asiatiques. Ces importations varient d’année en année mais sont estimées en moyenne à environ 500.000 tonnes qui se divisent en importations officielles de riz, blé et maïs et importations non-officielles de mil et sorgho, principalement du Nigeria.

Dans toute la sous-région, beaucoup de ménages en zone rurale souffrent d’une considérable insécurité alimentaire. On estime ainsi que plus de 50% de la population nigérienne souffre d’insécurité alimentaire, saisonnière, transitoire (après un choc) ou chronique. Bien que la situation se soit améliorée au cours de la dernière décennie, l’insécurité alimentaire chronique extrême (ration calorique journalière de moins de 1.800 calories/jour) affecte encore plus de 20% de la population du Niger. On estime aussi que 40% des enfants de moins de 5 ans souffrent d’un retard de croissance et que la malnutrition aigüe frappe plus de 15% d’entre eux[1]. Dans les trois pays étudiés beaucoup de ménages ruraux ne peuvent pas produire suffisamment pour faire face à leurs besoins alimentaires et doivent donc en acheter une partie, en particulier pendant la période de soudure entre juin et septembre. Les plus pauvres vendent même une partie de leur production dès la récolte, pour subvenir à leurs autres dépenses. Cette insécurité saisonnière des ménages ruraux se double d’une grande vulnérabilité aux chocs climatiques. Ces chocs ont non seulement un impact immédiat sur la consommation des ménages mais aussi un impact à plus long terme sur leur pauvreté et leur vulnérabilité. Les ménages n’ont en effet qu’un nombre limité d’options pour faire face aux chocs : réduire leur consommation puis emprunter ou vendre leurs actifs (bétail par exemple), ce qui les laisse endettés et réduit de façon durable leur capacité productive et leurs revenus.

Des risques majeurs en perspective

Les marchés céréaliers de ces trois pays sont fortement intégrés entre eux et avec ceux des pays voisins et cette intégration joue un rôle majeur dans la sécurité alimentaire des régions à faible potentiel ou frappées par une insuffisance pluviométrique localisée. En cas de crise, les transferts de vivres assurés par le marché sont sans commune mesure avec le volume des transferts assurés par les organisations humanitaires. De plus, le marché répond dans des délais rapides, alors que la mobilisation de l’aide internationale est souvent très lente à se mobiliser. Le Nigeria joue à cet égard un rôle crucial. Sa production de céréales sèches est dix fois plus importante que celle du Niger et constitue la principale variable d’ajustement du marché céréalier régional et du marché nigérien en particulier.

Le système actuel fonctionne donc assez correctement, mais l’insuffisance de la production céréalière du Niger en année de pluviométrie normale pose un problème qui peut devenir dramatique en cas de forte sécheresse frappant non une zone réduite mais toute la sous-région comme ce fut le cas en 1974 et en 1984. Lors de ces deux crises majeures, le déficit a été comblé par des importations humanitaires et des cultures de contre saison. Mais ce qui était possible au Niger en 1984 pour une population de l’ordre de 7 à 8 millions ne sera pas possible dans 15 ans avec une population supérieure à 40 millions d’habitants, car la logistique ne le permettra pas par suite de l’absence de train, de l’engorgement prévisible des ports et de réseaux de pistes qui seront vite défoncés. Le Niger reste ainsi le maillon sahélien le plus faible en cas de sécheresse majeure frappant toute la sous-région à l’avenir.

 Evolution comparée de la population et de la production céréalière au Niger

Une crise alimentaire provoquée par l’insécurité

Aujourd’hui les problèmes alimentaires au niveau de la sous-région sont essentiellement la conséquence de l’insécurité. Depuis 2015 les populations rurales des zones en proie à l’insécurité se replient vers les centres urbains qui leur semblent mieux protégés. Ces mouvements de population qui avaient été jusqu’à l’an passé limités sauf au nord-est du Nigéria, sont de plus en plus importants, portent désormais sur plusieurs centaines de milliers de personnes et se produisent désormais au centre du Mali, au Nord et nord-est du Burkina et au nord-ouest du Niger. Les paysans ne cultivent plus leurs terres car les récoltes sont pillées, les marchés sont abandonnés pour la même raison, les commerçants rackettés et menacés par des enlèvements s’enfuient. La population se réfugie en ville et dans des camps de réfugiés elle est nourrie par la famille étendue ou par le PAM.

Des jeunes sans emplois et sans perspectives

Le décrochage du monde rural par rapport au milieu urbain où un minimum de services est quand même disponible (éducation primaire et secondaire, santé, électricité, eau potable…), ne peut que conduire à une accélération de l’exode rural et de l’émigration. Mais l’accroissement de population urbaine dans un contexte de stagnation des emplois formels et de faible productivité du secteur informel conduit à la constitution d’une bombe sociale urbaine que l’on a vu exploser une première fois au Burkina lors des émeutes de 2014. De manière générale cette démographie conduit à une situation explosive y compris en milieu rural où la population croit également de 1,5 à 2 % par an. Au Niger, en 2015 la cohorte des jeunes hommes qui est arrivée sur le marché de l’emploi était de 240 000. En 2035, elle sera de 576 000. Où seront les emplois ? L’accroissement rapide de la population rurale dans le cadre d’une agriculture qui peine à s’intensifier va rapidement poser des problèmes de paupérisation accrue, de migrations et de risques de dépendance alimentaire structurelle.

Ces risques sont accrus par des historiques récents d’instabilité politique qui ont frappé les trois pays qui sont au cœur des problèmes sécuritaires du Sahel (Niger, Mali et Burkina). Mais aussi par la vague de fond du salafisme et de l’islamisme radical particulièrement actif en milieu rural. Ils sont également accrus par les perspectives offertes aux jeunes sans emploi par l’insertion dans les réseaux mafieux qui contrôlent les trafics régionaux avec le Maghreb et par l’enrôlement temporaire ou permanent dans les groupes armés. De multiples trafics illicites, les plus inquiétants portant sur la cocaïne et le transport de migrants se sont développés depuis une décennie. Or de tels trafics tendent à corrompre et déstructurer les administrations des pays concernés comme on a pu le noter au Mali à partir de 2000. Le même phénomène risque, comme on le constate depuis 15 ans en Afghanistan, de menacer l’intégrité des administrations de tous ces pays et leur capacité à agir.

Des administrations et des institutions publiques dysfonctionnelles

Les raisons de l’inefficacité des administrations sont multiples mais largement liées à des politiques de recrutement et de gestion des ressources humaines qui sont déconnectées des considérations de mérite et de souci d’efficacité. Cette situation est particulièrement inquiétante car in fine ces trois gouvernements ne disposent pas des appareils d’Etat susceptibles de définir et mettre en œuvre de nouvelles politiques publiques et actions de terrain capables de répondre aux défis qui se posent à ces pays. Au plan sécuritaire cette situation explique l’effondrement des armées malienne depuis 2012 et burkinabè depuis 2015 face aux groupes djihadistes, aux combattants mieux armés, mieux commandés et plus motivés {l’armée Nigérienne mieux organisée tenant encore un peu mieux le terrain}. Cette situation explique aussi l’échec des opérations EUTM et EUCAP financées par l’Union Européenne visant à entrainer les soldats maliens, car entrainer des soldats en suivant les normes OTAN ne signifie pas reconstruire une armée qui souffre essentiellement du népotisme, de la corruption de ses cadres supérieurs, de la mauvaise gestion de ses ressources humaines et de son matériel.

La situation est analogue dans les ministères techniques comme ceux de l’agriculture et de l’irrigation dont les capacités se sont largement effondrées au cours des crises politiques successives qui ont marqué ces pays depuis deux décennies. Au Niger où j’ai travaillé presque quotidiennement pendant 5 ans au cours des années 1980 avec les cadres du ministère de l’agriculture lorsque je dirigeais l’agence locale de l’AFD, j’ai retrouvé lors de mes missions en 2016/17 les plus anciens de ces cadres qui m’ont fait part de leur amertume face à des hiérarchies successives incompétentes nommées par les pouvoirs politiques des années de crise (1990), au gonflement des frais de personnel, à la disparition des moyens d’intervention et à l’effondrement des capacités de l’institution. Ils allaient prendre leur retraite sans pouvoir transférer leur savoir-faire technique considérable acquis sur le terrain au cours des années 1980 à de nouvelles recrues. Celles-ci sont déjà découragées par le manque de moyens, le manque de motivation d’un encadrement incompétent ou cherchant essentiellement à se «caser » dans les projets des bailleurs de fond où la paye est infiniment meilleure. 

Un mode extensif de développement agricole qui atteint ses limites

Dans toute la sous-région, l’accroissement de la production agricole s’est fait par un accroissement des superficies, l‘abondance des terres permettant jusqu’ici de pérenniser les modes de production extensifs. La croissance démographique ayant entrainé la raréfaction des terres disponibles, la pression qui s’exerce sur les ressources en terres agricoles est maintenant très forte. La superficie cultivée par famille est petite (4 hectares en moyenne) et s’amenuise graduellement. La pression exercée sur les terres limite aussi les possibilités de mise en jachère et la réduction des jachères provoque l’épuisement des sols et la baisse des rendements. La superficie cultivée tend à ne plus pouvoir satisfaire les besoins alimentaires des familles avec les pratiques culturales et les rendements actuels. Le mode extensif de développement agricole a clairement atteint ses limites ce qui est très préoccupant dans un contexte où l’intensification « classique » fondée sur les semences sélectionnées et la fertilisation par des engrais chimiques n’est pas envisageable car trop couteuse et trop risquée. Il est maintenant impossible d’imaginer une réduction rapide de la pauvreté rurale et un accroissement des perspectives d’emploi sans une véritable révolution agraire.

Pourtant des solutions ne manquent pas

Un début d’intensification commence à voir le jour autour des villes, avec un accroissement de l’utilisation d’intrants (semences sélectionnées et, dans une moindre mesure, engrais). Mais cette première phase est limitée aux zones situées à proximité de marchés urbains ou bien desservies par des routes et pistes entretenues. En dehors des zones cotonnières et de quelques opérations ponctuelles financées par l’aide internationale, on ne voit pas de programmes ambitieux d’intensification agricole, reposant sur l’association agriculture-élevage, avec embouche et fumure animale. Rares sont également les actions de rénovation foncières à grande échelle si bien décrites par René Billaz, dans son dernier ouvrage[1].

Ces techniques fondées sur une agroécologie raisonnée permettent une meilleure utilisation des eaux pluviales en facilitant leur infiltration, assurent un « reverdissement » des terres par l’établissement de plantations d’arbres communautaires et la régénération naturelle assistée. Or elles ont fait leurs preuves, parfois même à grande échelle par exemple au Niger sur plusieurs centaines de milliers d’hectares au cours des années 1980. Les rendements céréaliers pourraient ainsi être doublés. Or ce sont des millions d’hectares qui devraient ainsi être travaillés. L’intensification et la modernisation de l’agriculture pluviale auraient dû et devraient encore être la priorité centrale de la stratégie de développement agricole du Sahel. Mais l’inefficacité des ministères de l’agriculture, la pagaille au sein de bailleurs de fonds qui se bousculent mais sont arrivés trop tard et restent très méfiants vis-à-vis du développement agricole et surtout les dangers voire l’impossibilité de travailler dans des zones rurales en proie à une insécurité grandissante laissent peu d’espoir de voir de tels programmes se mettre en place.

La fin de la guerre n’est pas pour demain

Voici par conséquent le contexte dans lequel se développe la guerre au cœur du Sahel. Le djihadisme s’étend dans un environnement de sous-emploi massif et d’une telle absence de perspectives que l’engagement de nombreux jeunes dans les groupes armés est devenu une décision rationnelle au simple plan économique. Voici donc l’environnement économique désastreux dans lequel opèrent nos soldats de l’opération Barkane. On comprend dans ces conditions que quelque puissent être les succès militaires de cette opération, la stabilisation de toute cette région ne peut pas être envisagée pour demain. D’autant que tel le génie qui est sorti de sa bouteille, un islam rigoriste et intolérant, exploite habilement les tensions et crises multiples qui déchirent désormais toute cette région. Dans un tel contexte, il est illusoire de penser que l’action militaire puisse à elle seule ramener la paix et la sécurité. Il est également illusoire de penser que l’aide au développement puisse y participer efficacement sans que soient abordées sérieusement les questions de gouvernance locale et de résolution des conflits, en particulier fonciers, par les pouvoirs politiques. La stigmatisation de la communauté Peule qui est en cours peut déboucher sur des massacres à grande échelle. Elle doit cesser et des négociations sont urgentes pour tenter de retisser le lien social. En tout état de cause la situation sécuritaire très dégradée rend maintenant extrêmement difficile et périlleuse toute opération de développement d’ampleur susceptible de desserrer les contraintes économiques. Quant à améliorer la gouvernance locale, réinstaller une administration territoriale qui soit à l’écoute des populations, le problème est essentiellement politique et reste pour l’instant largement un vœu pieux au Mali et au Burkina.

[1] « Faire du Sahel un pays de cocagne » René Billaz, l’Harmattan, Paris 2018. (René Billaz est l’ancien directeur scientifique du CIRAD et le fondateur de l’ONG Agronomes et vétérinaires sans frontières)

[1] Jean Paul Chausse, op cit.

[1] Moins de 0,2 % de la population rurale du Niger dispose d’un accès à l’électricité.

[1] Analyse de Jean Paul Chausse – annexe 7 du rapport “Niger 2035 Une stratégie durable et inclusive” Ministère du Plan nov 2016

[1] Voir à ce propos: “Les violences armées au Sahara- du Djihadisme aux insurrections” Mathieu Pellerin, IFRI, Nov 2019.

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