Comprendre les enjeux de l'agriculture

L’exercice est très intéressant pour réfléchir au système dans sa complexité. Son usage pratique et efficace par les acteurs (Etat, ADEME, organisation agricoles…) est plus délicat, car ce modèle quantitatif théorique n’inclut pas de dimensions sociologiques (comportements individuels, alliances et pouvoirs, coûts de transition) – nous y reviendrons ensuite.

A l’échelle européenne du côté de la puissance publique– et notamment pour l’élaboration des programmes PAC à venir, il n’y a pas, sauf erreur, de travaux de modélisation complète d’un système agraire européen prenant en compte simultanément toutes les dimensions et variables prospectives du système : systèmes productifs, organisation du champ à l’assiette, flux d’investissements en digitalisation vs autres investissements (notamment en capital naturel), dégradation des écosystèmes et impacts sur les rendements, externalités négatives santé et environnement (et nombre d’emplois)…

Certains instituts et organismes tentent régulièrement de présenter des scénarios inspirants, afin d’alimenter les échanges et la construction des politiques publiques, mais il faut bien reconnaitre l’écart entre les trajectoires proposées et la trajectoire observée dans les 10 dernières années.

Source : Ten Years For Agroecology Report, IDDRI, 2018, page 6

L’absence de modélisation complète peut expliquer en partie la schizophrénie des discours (entre les objectifs annoncées pour la PAC2020 et les objectifs de l’Union sur le changement climatique) et des mesures prises, et l’inefficience économique et agronomique de certaines mesures (et leurs conséquences adverses) – qui ont été construites et budgétées sans inclure et probabiliser l’occurrence croissante des évènements extrêmes météorologiques (sécheresse, canicule, pluies fortes…) – pourtant un facteur majeur pour notre agriculture pour demain.

Comme évoqué plus haut, à supposer qu’un outil de modélisation européen soit construit et considéré comme outil de référence, vu la complexité et le domaine d’incertitude élevé dans l’évolution future des écosystèmes, il est probable que l’exercice soit un peu vain, ou tardif, si l’objectif visé est d’éclairer les décideurs pour de « meilleurs choix ».

Eu Europe et partout dans le monde, sachant que les assureurs conventionnels dans le secteur agricole, en face des agriculteurs, ne parviennent pas (ou plus) entre acteurs privés à établir à des niveaux raisonnables de montant de primes d’assurance « récoltes/risques météorologiques », les risques financiers portent principalement aujourd’hui sur les agriculteurs eux-mêmes, et sur les contribuables (en Europe via la PAC et leurs impôts nationaux).

Certains acteurs numériques tentent d’innover avec des solutions d’assurances partielles en cryptomonnaies (Ethereum) et blockchain. C’est le cas des Smart Contracts de Crop Insurance proposés par Etherisc, désormais en lien avec AON et Oxfam (notamment au Sri Lanka), ou des systèmes de garanties mutuelles par plateformes web entre agriculteurs émergents en France.

A l’échelle mondiale, il existe peu de document fondés sur des modélisations quantitatives robustes, mais de nombreux rapports proposant schématiquement des scénarios contrastés, comme celui-ci destiné au World Economic Forum en 2017, intitulé « Shaping the Future of Global Food Systems: A Scenarios Analysis ». Il pose d’ailleurs assez clairement, en creux, la question de la gouvernance globale et locale des systèmes.

Dynamiques de transition : acteurs, freins et leviers

A l’échelle des systèmes agraires globaux et nationaux, il est bon de considérer les facteurs clés qui conditionnent leur immobilité ou leur transformation, et de relier ces facteurs au jeu d’acteurs et organisations composant ces systèmes.

Nous avons évoqué l’impact transformatif rapide et majeur de la technique (chimie, numérique) sur les systèmes de production et sur l’ensemble de de la chaine, en raison notamment de la dimension sacrée, prométhéenne, pratique ou rassurante qu’elle peut sembler offrir de prime abord.

Nous avons abordé la grande complexité des systèmes, la perturbation croissante des écosystèmes dans lesquels nous vivons et la difficulté de prendre les décisions individuelles, décisions d’entreprises et politiques publiques à la bonne vitesse, et avec la bonne boussole – adaptée pour les défis d’avenir.

La rationalité économique ne nous guide déjà pas aujourd’hui suffisamment – car nous aurions déjà pris la pleine mesure des externalités négatives, environnement et santé, que notre modèle a générées et aurions tenté de l’ajuster. Il faut donc venir à d’autres formes de rationalité des choix des individus, et considérer les modes d’organisation collective qui brident ou facilitent la transition.

Nous n’avons pas encore abordé les dimensions dynamiques culturelles et sociologiques d’une transition, et c’est probablement ce qui nous donnera plus sûrement des clés de transition.

Donella Meadows, spécialiste de la systémique, dans la suite des travaux menés avec l’équipe de Club de Rome, a identifié les points de leviers (et a contrario de verrouillage) dans des systèmes physiques et sociotechniques complexes. Elle indique dans plusieurs travaux que l’approche « évaluation/contrôle/ajustement », régulation, fiscalité etc. sont parmi les moins efficaces pour faire basculer ou transformer un système.

Elle mentionne comme premiers leviers la vision et l’objectif global du système, édifié par les « architectes » du système. En clair, si l’objectif d’un système agraire est de produire plus en quantité, ce ne sera pas forcément qualitatif. Si l’objectif est de rémunérer les apporteurs de capitaux, ce ne sera pas de rétribuer les producteurs ou limiter les externalités négatives. Il est donc fondamental d’observer les systèmes agraires partout dans le monde en posant la question de la vision et des objectifs de ceux qui les mettent en place, font vivre, transforment.

Source : Donella Meadows, Leverage points to shift a syste

La spécialiste des systèmes assure que plus on intervient sur les leviers les plus profonds (intention, vision, puis design), plus les résistances aux changements sont fortes.

La question de la transition des systèmes agraires ne trouve alors ses réponses qu’en observant le jeu d’acteurs complet, aux échelles mondiale, nationale, locale : alliances, rapports de force ou de subordination, dépendance économique et financière, propriété des terres, gouvernance territoriale…

Les réalités sont très contrastées selon les pays mais globalement les rapports entre les nombres (propriétaires terriens et industries vs producteurs, consommateurs), l’éloignement producteur-consommateur (zones rurales souvent pauvres, métropolisation, longueur de la chaine d’acteurs) et la concentration des pouvoirs (réglementaire, financeurs, acheteurs en gros, fournisseurs d’intrants…) tendent à construire des systèmes non durables – au plan économique en premier lieu (par érosion du capital naturel et humain, accroissement d’inégalités).

Alors même que l’agriculture est en prise direct avec le capital naturel, et qu’elle pourrait donc être le secteur privilégié pour favoriser la préservation de notre « maison commune », les systèmes agraires mis en place à travers le monde tendent à l’épuiser totalement.

Si l’on se réfère au Prix Nobel d’Economie Elinor Ostrom, et à ses travaux sur la gouvernance des communs, nous pouvons postuler que seule une approche locale permet la bonne gouvernance des communs naturels (ressources en partage correctement gérées), qu’il s’agisse de terres arables, de forêt, de lac poissonneux. Ostrom a établi, à travers de nombreuses études de cas, huit principes de bonne gouvernance des communs, dans lesquelles on retrouve règles et sanctions, mais surtout de co-gouvernance des communs.

D’un point de vue psychologique cette fois, et sur la base des travaux les plus récents du spécialiste en neurosciences Sebastien Bohler, la préférence pour le présent et les jeux de pouvoirs conduisent les humains généralement à privilégier le court terme et le profit personnel au détriment du moyen terme. Seule une gymnastique volontaire du cerveau et de nouvelles habitudes éducatives peuvent orienter vers une relative sobriété et un plaisir à partager. Le psychiatre Jacques Fradin décrit, quant à lui, largement les ressorts psychologiques des dirigeants et l’aspect physiologique (parfois pathologique) d’un défaut d’empathie d’un côté (et d’intention de « prendre soin » des autres), et les ressorts qui conduisent à échanger pour les « exécutants » inclusion sociale contre domination dans l’essentiel des organisations humaines.

Dans toutes les organisations humaines (exploitation agricole, syndicats agricoles, organisation de producteurs, coopérative, groupe agroindustriel, élus locaux, législateur et exécutif national), les mêmes logiques sont à l’œuvre.

Nous sommes donc devant un épineux problème : comment réinventer des systèmes agraires créateurs de richesses, prenant soin des humains et de la Terre, et dans lequel le partage des richesses est correct et de ce fait viable et durable ?

Si l’objectif peut paraitre séduisant et humaniste, comment le mettre en œuvre via des formes d’organisation économique et sociale viable et équilibrées ?

1 2 3 4 5 6