Comprendre les enjeux de l'agriculture

Enjeu 8. Créer des espaces de solidarité

L’idée de base qui sous-tend la ZLEC est qu’un marché régional au sein duquel la circulation des marchandises est libre et protégée vis-à-vis de l’extérieur par un tarif unifié est bénéfique à tous. Force est toutefois de constater que ce sont souvent les puissances régionales ou « hégémoniques » qui tirent l’intégration régionale avec au Nord, le Maroc et l’Égypte, à l’Est, le Kenya, et au Sud, l’Afrique du Sud et qui en escomptent des avantages significatifs.

Certains analystes mettent en garde contre les risques qu’un accord tel que celui de la ZLEC pourrait avoir sur les pays les plus faibles et les populations fragiles. Le coût de l’intégration à une union douanière au sein d’une telle organisation à géométrie variable sera élevé pour des pays handicapés par leur enclavement (cas de 16 pays) et la modeste diversification de leurs activités. Pour eux, sans mécanisme de compensation et de péréquation, l’argument des bénéfices du libre-échange n’apparaît guère convaincant. Mettre sur un même marché le Maroc, dont 75 % de ses exportations sont composées de plus de 80 lignes de produits, et le Tchad, pour qui le seul pétrole totalise plus de ce même taux (82 %) se révèle être un rapport inégal.

Les pays africains ont une diversité de configurations économiques et seront touchés de différentes manières par la ZLEC. La solidarité exige un traitement spécial et différencié pour les pays les moins avancés (PMA) et des ressources financières pour compenser les coûts d’intégration et pour indemniser les pays qui présentent des écarts importants en termes de gains attendus d’une intégration plus étroite. Le principe n’est pas acquis : au cours des négociations de la ZLEC, l’Afrique du Sud s’est fermement opposée à l’idée de compensation financière. La solidarité requiert en outre la confiance, qui diminue à mesure que le nombre de membres augmente. Comme le note Abdou Souléye Diop, lorsqu’on observe certaines CER qui depuis 40 ans pour certaines et pour 30 ans pour d’autres n’arrivent pas à s’entendre on peut légitimement se poser la question de l’entraide au sein de la ZLEC : « Quand on ne parvient pas à s’entendre dans un immeuble en copropriété à cinq ou à huit habitants, comment pourrait-on y parvenir dans une résidence à 54 habitants répartis dans huit immeubles » (Jeune Afrique, juin 2019, n°3048).

Enjeu 9. Rationaliser les relations hors ZLEC

Sur le plan externe, les gouvernements africains vont en toute probabilité continuer de s’engager dans le respect des règles de l’OMC, mais également dans celui des traités bilatéraux. Avec la multiplication des partenaires commerciaux (Europe, États-Unis, Chine, Inde, Japon, Turquie) et des régimes commerciaux (Accords de partenariat économique avec l’Union européenne, régime « tout sauf les armes », système généralisé de préférences tarifaires, régime PMA….), le paysage des relations entre l’Afrique et l’extérieur, s’est incroyablement complexifié au regard de ce qu’il était lors du Traité d’Abuja il y a près de trente ans.

Le gouvernement américain a ainsi adopté en 2000 la Loi sur la croissance et les opportunités de développement en Afrique (AGOA en anglais). AGOA est une politique sous laquelle Washington offre des avantages commerciaux importants – une baisse des droits de douanes sur les importations aux États-Unis – aux 38 pays africains éligible. Ces avantages sont liés au respect certains critères. Parmi ces critères on trouve l’incitation à dépasser les normes de l’OMC en matière de propriété intellectuelle. Cela veut dire que les Américains peuvent à tout moment limiter les avantages commerciaux de leurs partenaires africains, par exemple en fonction du brevetage des semences.

Prenons le cas plus complexe des APE. Le principe est d’établir une zone de libre-échange couvrant « l’essentiel des échanges dans un délai raisonnable ». Le nouveau régime doit être asymétrique et progressif, l’Union européenne acceptant une ouverture totale et immédiate de son marché en contrepartie d’une ouverture à 75 % des marchés africains, un processus étalé sur vingt ans afin de leur permettre de continuer à protéger leur secteur agricole et leurs activités industrielles. La clause de la Nation la plus favorisée (NPF) implique que tout nouveau traitement tarifaire favorable fourni à un autre partenaire commercial doit être ipso facto consenti à l’UE, à la condition qu’il ait une part du commerce international supérieure à 1,5 % et un niveau d’industrialisation supérieur à 10 % au cours de l’année précédant l’entrée en vigueur de l’accord. Quelle est la situation actuelle ? Quatre pays (Madagascar, Maurice, les Seychelles et le Zimbabwe) ont signé un accord définitif, entré en application en 2012. Un APE entre l’UE et l’Afrique australe a été signé en 2016. Il ouvre l’accès au marché européen sans droits de douane à l’ensemble des marchandises, sauf certains produits d’Afrique du Sud. En Afrique de l’Est, un accord a été signé par le Kenya et le Rwanda. En Afrique centrale, seul le Cameroun a cédé, se démarquant du bloc formé par les pays de l’Afrique centrale, déterminés à négocier de meilleures conditions. Enfin, en Afrique de l’Ouest, le Ghana et la Côte d’Ivoire ont ratifié un APE intérimaire bilatéral pour conserver leur accès sans droits ni quotas au marché européen. Le Nigeria, en revanche, manifeste une irréductible hostilité aux APE, ce qui compromet l’efficacité de l’approche régionale préconisée par l’UE. En baissant les droits de porte, en éliminant les possibilités de protéger les industries naissantes et les agricultures locales envers la concurrence européenne, les APE impliqueraient de renoncer à une série de protections commerciales (lesquelles ont pourtant été appliquées en Europe au cours de son propre processus de développement).

En l’état actuel des choses, les divers accords noués par l’Afrique avec ses partenaires extérieurs sont susceptibles de restreindre la capacité à exécuter l’agenda de la ZLEC.

Enjeu 10. Relever les défis logistiques

Si l’on en croit le World Economic Forum, les entraves que rencontrent les pays africains pour s’introduire dans les chaînes de valeur industrielles sont, dans un ordre décroissant de gravité : l’accès difficile au financement, l’absence de marchés régionaux des capitaux, les coûts élevés de transport, l’insuffisance des infrastructures dans les télécommunications et l’énergie, la bureaucratie inefficiente, la fiscalité lourde et instable, et la modeste qualification de la main-d’œuvre.

Guinée, crédit photo Africamonde

Plusieurs études montrent que les contraintes d’infrastructures en Afrique sont les notables pour expliquer les faibles niveaux de commerce. Les routes goudronnées en particulier sont rares par rapport à la taille du continent. Le transport de marchandises entre Douala (Cameroun)  et N’Djamena (Tchad) coûte six fois plus cher qu’entre Shanghai et Douala et demande trois fois plus de temps. Les défis du transport terrestre et maritime sont d’autant plus grands pour les 16 pays africains enclavés. L’Indice de performance logistique (LPI) du Turku School of Economics qui repose sur des enquêtes auprès des opérateurs pour évaluer l’efficacité de l’infrastructure logistique accorde à l’Afrique subsaharienne un score parmi les plus bas (2,87 sur 5) et les délais les plus élevés pour les importations et les exportations (World Development Indicators : Trade Facilitation, 2017). Or réduire la durée du transport terrestre d’une journée peut produire une augmentation des exportations de 7 %. Outre l’aménagement des ports maritimes et fluviaux et des plates-formes aériennes, la remise en état des routes et des voies ferrées – une spécialité chinoise – permettrait de réduire considérablement les délais et les coûts.

L’enjeu est essentiel lorsque l’on sait que dans les pays sans accès à la mer le coût de transport sont parmi les plus élevés du monde. En part de la valeur des exportations, ils s’échelonnent entre 30 et 50 %. Pour certains, ils peuvent même représenter les trois quarts. Il faut débourser environ 8 000 dollars américains pour expédier un conteneur de 20 pieds de Durban (Afrique du Sud) à Lusaka (Zambie), alors que 1 800 dollars américains suffisent pour expédier ce même conteneur du Japon à Durban.

La Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) a été la première à appliquer le concept de “spatial development initiative” (SDI) en adoptant un programme prévoyant la consolidation du corridor terrestre Trans Kalahari entre Walvis Bay (Namibie) et Pretoria, avec une prolongation vers Maputo (Mozambique), reliant ainsi la côte atlantique et celle de l’océan Indien. Le corridor est maintenant connecté à des destinations internationales par des liaisons maritimes directes avec l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud, l’Extrême-Orient, l’Europe et le Moyen-Orient. Un autre corridor prend forme, le Walvis Bay-Ndola-Lubumbashi, reliant la Namibie et le sud de la République démocratique du Congo via la Zambie. Ce concept de “corridor de développement” connaît un certain engouement (corridor multimodal Beira-Nacala au Mozambique, corridor côtier Abidjan-Lagos reliant la Côte d’Ivoire au Nigeria…).

Les voies régionales ne sont plus seulement vouées à l’acheminement des marchandises et des services, mais elles sont aussi supposées servir à stimuler le développement économique des zones avoisinantes, par la création d’infrastructures industrielles et sociales aux côtés des infrastructures de transport. Cependant, pour l’instant, peu de ces SDI transfrontalières ont abouti à des progrès très importants. Cela tient en partie à ce que l’établissement de liens entre la planification des infrastructures et les activités voisines n’a pas reçu toute l’attention voulue, les communautés économiques régionales censées coordonner les activités du corridor n’ayant pas les capacités requises compte tenu de l’ampleur et de la complexité de ces tâches.

Conclusion

Une certaine unanimité se dessine depuis une décennie autour de l’idée que s’extraire de la spécialisation appauvrissante, diversifier ses productions, grimper dans les chaînes de valeur, élargir les échanges de proximité et favoriser la mobilité des moyens humains et financiers vers les régions proches où ils sont les plus utiles seraient les meilleurs moyens de favoriser l’”émergence” économique du continent africain. Dans cette perspective s’ouvrent de nouvelles pistes pour les politiques publiques à travers la suppression des multiples entraves à l’intégration spatiale, la reconnaissance des vertus d’une protection sélective et temporaire aux frontières de l’espace régional et la réalisation d’infrastructures de désenclavement.

L’option volontariste de la « préférence régionale » rejoint celle exprimée par l’Union africaine qui préconise, de façon plus ou moins explicite, une forme de protectionnisme sélectif, circonscrit à l’échelle pertinente des territoires intracontinentaux, au regard des avantages qu’il présente par rapport à l’ouverture sans contraintes au marché mondial.

Il est à espérer que cette idée dominera dans les futures négociations, mais qu’aussi d’autres idées permettront de donner une dimension plus institutionnelle et politique à l’accord de la ZLEC. L’Union africaine pourrait y voir une occasion pour diffuser certaines normes fondamentales : respect de la propriété intellectuelle, transparence des marchés publics, modernisation des contrôles douaniers, respect des directives de l’Organisation mondiale du travail en matière de travail décent, harmonisation fiscale, lutte contre l’évasion fiscale, consultation plus systématique des organisations de la société civile.

Les cinq dimensions de l’intégration selon l’Union africaine

Infrastructures  régionales

Les relations rendues possibles par la mer, la route,  la voie aérienne et  les ondes auront un impact favorable sur l’intégration continentale

 

Intégration commerciale

Si les échanges commerciaux s’accélèrent, les entreprises et les consommateurs africains en profiteront

Intégration productive

La production de plusieurs secteurs participera à la consolidation de chaînes de valeur régionales

 

 

Libre circulation des personnes

La libre circulation des personnes contribuera puissamment à la croissance économique et au développement des qualifications.

 

Intégration bancaire et financière

La libre circulation des capitaux contribuera à accroître les investissements et les moyens de financement

 

Références

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[1] En anglais, African Continental Free Trade Area Agreement  (AfCFTA)

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