Comprendre les enjeux de l'agriculture

Perspectives d’évolution des modèles d’organisation

Les jugements sont souvent extrêmes. Selon l’ONG Les Amis de la Terre, les grands barrages constituent « un choix calamiteux pour le climat et pour l’environnement ». Loin d’aider à lutter contre le changement climatique, leur construction l’accélère. Ils constituent un bouleversement majeur du fonctionnement des cours d’eau et des écosystèmes. Ils participent à la disparition de nombreuses espèces animales et végétales. A l’inverse, pour leurs promoteurs, les barrages sont présentés comme des projets « verts » de production d’eau et d’énergie renouvelable, à l’échelle des besoins croissants.

Qu’ils soient destinés à accroître la disponibilité en eau, à développer l’agriculture irriguée, à produire de l’énergie, à réguler le débit des fleuves ou à protéger contre les crues, la conception et le suivi des barrages en Afrique nécessitent de tirer les leçons du passé. Or les travaux solides d’évaluation ex post qui ont été réalisés en Afrique pour faire l’état des lieux sur la longue durée après l’aménagement des bassins fluviaux sont peu nombreux. On sait par exemple que ce sont les barrages à buts multiples qui rentabilisent pratiquement toujours le mieux les lourds investissements (Bazin et al, 2017). La production d’énergie permet de rentabiliser les infrastructures en produisant des revenus réguliers et immédiats. En même temps, la production agricole et, dans une moindre mesure, la production halieutique sont toujours très importantes pour la compensation des populations affectées par le projet et, par ailleurs, viabilise les coûts additionnels nécessaires au développement de l’irrigation (canaux, drains, préparation des parcelles, ouvrages hydrauliques, etc.).

Il faut admettre que la difficulté de l’évaluation est de taille. Les répercussions de la construction de barrages et des aménagements fonciers qui doivent être prises en considération sont multiples. Quels sont leurs impacts économiques à moyen terme et avec quels bénéfices induits sous les divers aspects concernés : électricité produite en quantité et en continuité, eau potable disponible et accessible, surfaces des cultures effectivement mises en irrigation, production durable en matière de pêche, croissance des flux de la navigation ? Quelles sont par ailleurs les incidences sociales, notamment celles liées au déplacement et à la réinstallation des populations directement concernées ? À cet égard, on observe dans beaucoup de cas que la réinstallation des populations affectées et la reconstruction de leurs moyens de subsistance ont connu un succès mitigé dans la région. Comment sont partagées les multiples conséquences positives de l’utilisation de l’eau entre les différents acteurs ? Enfin, autre question cruciale, quels impacts inscrits dans la durée sur les équilibres des écosystèmes ?

La décennie 2000 s’est ouverte avec une approche plus mesurée que dans le passé afin d’apaiser nombre de controverses sur les impacts et les bénéfices des barrages, alimentées en particulier par les organisations de la société civile. La plupart des bailleurs de l’aide au développement ont mis en place des processus stricts d’évaluation et d’encadrement des projets de grands barrages, pour en questionner l’opportunité, identifier leurs impacts sociaux et environnementaux et garantir leur minimisation, ou leur compensation, durant la réalisation du projet. Plusieurs progrès significatifs sont en cours. L’Association internationale d’hydroélectricité travaille à l’établissement d’un « protocole de durabilité de l’hydroélectricité »   un outil d’évaluation des pratiques des projets en matière de traitement des impacts environnementaux et sociaux, destiné aux opérateurs de projet.

Le principe de précaution a permis de relancer un certain nombre de projets de barrages dans une approche intégrée des risques environnementaux et sociaux, après dix années d’arrêt des financements de la Banque mondiale (de 1993 à 2003). Les promoteurs des barrages hydroélectriques ont de leur côté cherché à démontrer la pertinence et la faisabilité de l’application d’un corpus de « diligences environnementales et sociales raisonnables », tant pour montrer qu’elles n’étaient pas un obstacle dirimant à la réalisation de nouveaux projets que pour faire la preuve qu’elles pouvaient maîtriser les principaux risques environnementaux et sociaux.

Avant de relancer un de nouveaux projets, de petite comme de grande taille, une question et non des moindres est posée : quel mode de gouvernance efficace à l’échelle du territoire concerné mettre en place pour traiter la question du partage des responsabilités et des avantages générés par les barrages et les aménagements ?

Du modèle des Agences de bassin examiné plus haut (OMVS et ABN), certaines leçons sont tirées. Il semble désormais acquis que, devant les divers risques rencontrés, parmi lesquels nombreux sont ceux qui ne peuvent pas être anticipés, des règles de gestion doivent être instaurées entre toutes les parties prenantes régionales mais aussi locales pour un usage le plus équitable et durable possible des ressources générées par le barrage et l’aménagement foncier qui lui succède.

Peut-on aller plus loin ? C’est un fait d’observation : la coopération en matière de gestion des espaces naturels par des communautés dont les modes de vie sont respectueux des équilibres naturels permet le mieux leur préservation. Elle est un moyen d’éviter de tomber dans la « tragédie des Communs », c’est-à-dire de surmonter l’impuissance collective née des comportements individualistes et qui entraînent l’épuisement des ressources limitées, leur pollution, voire leur destruction définitive. Exprimée par les économistes institutionnalistes, la règle est la suivante : la coopération est toujours plus efficace que les deux autres formes de gestion, privée ou étatique, parce que les externalités positives sont alors maximales.

Sur un bassin fluvial, de multiples configurations de pouvoirs y siègent entre différents acteurs régionaux et locaux qui définissent chacun leurs stratégies et déterminent leur positionnement. Autrement dit, un bassin aménagé est un « construit social », avec un mode d’organisation particulier. Le recours à l’analyse écosystémiques, laquelle est de plus en plus préconisée tant par les chercheurs que par les praticiens (par exemple P. Caron et al., 2018), change la donne et contribue à penser la gestion des bassins autour des enjeux prioritaires à partager au sein de la communauté des acteurs et des décideurs (assurer la sécurité alimentaire, donner l’accès aux ressources, préserver la biodiversité, etc.).

Que disent les normes internationales touchant à la gestion des bassins transfrontaliers ?

La Convention des Nations Unies de 1997 sur l’utilisation des cours d’eau partagés à des fins autres que la navigation est le produit de près de trente années de réflexion et de débats d’experts. Elle énonce de grands principes portant notamment sur l’utilisation « équitable et raisonnable » des cours d’eau transfrontaliers, l’obligation de ne pas causer de dommages significatifs à des pays tiers, la notification préalable, le partage des informations entre États, la concertation entre États riverains, etc.

La Convention sur la diversité biologique (1992), ratifiée par les États africains vise « la conservation et l’utilisation durable des ressources biologiques » et cherche à « atténuer ou éviter les effets défavorables à la diversité biologique » et à « prévenir toute menace sur la biodiversité biologique ». Cette convention insiste en particulier sur la nécessité de mener des études d’impacts environnementaux en vue de minimiser les dommages sur les écosystèmes, fluviaux en l’occurrence.

La Commission Mondiale des Grands Barrages (CMB ou WCD : World Commission on Dams) a été mise en place en 1997 pour mener une évaluation indépendante de l’expérience mondiale dans le domaine de la planification, de la construction et de la gestion des grands barrages, d’en tirer les leçons et de faire des recommandations pour le futur. En 2000, la publication de son rapport a mis en exergue les principaux enjeux, défis et risques liés aux projets de grands barrages : reconnaissance des bénéfices des grands barrages en termes de développement humain, mais aussi des coûts environnementaux et sociaux parfois démesurés, et des inégalités dans la répartition des bénéfices, remettant en cause l’opportunité de certains grands barrages par rapport à d’autres options.

 En ce qui concerne les barrages prévus dans les bassins transfrontaliers, la CMB recommande que les politiques nationales de l’eau intègrent explicitement des mécanismes de négociation avec les autres États concernés fondés sur le principe de l’utilisation « équitable et raisonnable », de la prévention des dommages importants et de l’information préalable. La CMB demande aux bailleurs de fonds de s’abstenir de soutenir des projets de barrages sur des cours d’eau transfrontaliers si des États riverains soulèvent une objection considérée comme fondée par un groupe d’experts indépendants.

On peut définir les Communs non seulement par leur nature mais aussi par leur usage, comme un ensemble de « pratiques instituantes » associant autour de la gestion d’une ou plusieurs ressources collectives des acteurs se donnant (ou héritant) des principes de gestion. Quatre éléments doivent être réunis : des ressources naturelles (ou intellectuelles) + une communauté délimitée par un territoire + des règles d’usage « équitable et raisonnable » + un mode de gouvernance approprié.

Le regain d’intérêt rencontré depuis quelques années sur la question des Communs (comme à l’Agence française de développement qui en fait désormais son concept politique et opérationnel central) est étroitement lié à la prise de conscience de la finitude de la Terre et de la raréfaction de ses ressources. En réponse aux menaces vitales, l’approche par les Communs s’ouvre sur des options alternatives portées par des communautés en rupture avec l’appropriation privative, cherchant et promouvant un autre rapport aux autres et aux choses. Le partage est régulé, mais ni par le marché, ni par une administration centrale.

De la sorte sont produites des ressources informationnelles, par exemple autour d’un Observatoire commun dédié à la compréhension et à la prédiction, largement utilisables et partageables, avec des règles acceptées de production (format imposé, contrôle qualité géré collectivement). Sont intensifiées les synergies, en particulier entre d’un côté les acteurs chargés de la gestion de l’écosystème et de l’autre ceux qui bénéficient de ses services (usagers de l’eau par exemple). Le principe d’équité, corollaire de celui de coopération, peut par exemple déboucher sur l’instauration de mécanismes préférentiels d’accès à l’irrigation et à l’électricité, en créant par exemple un fonds de développement local alimenté par les retombées financières des activités économiques du barrage.

Revenir à l’idée fondamentale du bassin fluvial reconnu comme un « Commun », c’est-à-dire comme un cadre d’action collective au sein duquel s’identifie une communauté d’intérêts et d’actions autour d’un ensemble de services écosystémiques (ce qui est concevable pour l’OMVS ou l’ABN, à l’évidence beaucoup plus difficilement pour Inga ou Transaqua), permet de l’envisager comme vecteur de développement, espace d’innovation et arène de régulation au regard des impératifs du développement durable. Un bassin devient alors un creuset pour des démarches participatives, un laboratoire où de nouvelles formes de gouvernance sont inventées et expérimentés. Une telle approche coopérative permettrait de raisonner « en opportunités à saisir plutôt qu’en problèmes à résoudre », et de trouver ainsi des compromis acceptables.

Pierre Jacquemot

Sources

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Bazin F., Skinner J. et Koundouno J. (2011), Partager l’eau et ses bénéfices, Les leçons des six grands barrages en Afrique de l’Ouest, IIED, UICN, IRAM, The global Water Initiative.

Bazin F., Hathie I., Skinner J. et Koundouno J. (dir.) (2017), Irrigation, sécurité alimentaire et pauvreté. Leçons tirées de trois grands barrages en Afrique de l’Ouest, IIED, Londres et UICN, Ouagadougou.

Bouquet, C. (2011), « Conflits et risques de conflits liés à l’eau en Afrique », Cahiers d’Outre-mer. Disponible sur: https://com.revues.org/6283

Caron P., Valette E., Wassenaar T., Coppens G., d’Eeckenbrugge, Papazian V. (sous le dir.), Des territoires vivants pour transformer le monde, éd. Scientifiques, Ed. Quae, 2017.

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