Comprendre les enjeux de l'agriculture

Gérer l’instabilité des marchés alimentaires

La volatilité des prix intérieurs des produits alimentaires est un problème récurrent dans de nombreux pays africains. Elle représente un risque pour la sécurité alimentaire des ménages qui dépensent une grande part de leurs revenus dans l’alimentation, ainsi que pour les foyers dont les revenus dépendent de l’agriculture.

Dans les années 1980 et 1990, la doctrine internationale dominante pour faire face à l’instabilité chronique des prix alimentaires était de ne pas intervenir et de laisser le marché jouer son rôle. Il fallait seulement traiter les conséquences de l’instabilité par des instruments assurantiels privés et les crises par l’aide d’urgence. Ce choix permettait d’instaurer une protection différenciée selon les préférences et les besoins des opérateurs économiques. Mais la doctrine n’a pas eu le résultat escompté en Afrique : la crise de 2005 au Niger, puis celle généralisée de 2008 ont frappé de plein fouet les ménages pauvres en raison du très faible développement des instruments de couverture des risques.

Avec le temps, l’opposition entre stabilisation des prix et correction des effets de l’instabilité a perdu de son acuité. Un consensus s’est progressivement dégagé sur l’idée de combiner les instruments et de mettre en place des dispositifs de gestion de l’instabilité des prix alimentaires. Stabiliser les prix ne suffit pas car il est impossible d’empêcher des fluctuations minimes ; or, une hausse même modique du prix des produits sensibles peut avoir des effets dévastateurs sur les conditions de vie des ménages pauvres. Il est donc nécessaire de les assister par des aides d’urgence et d’aider à leur recapitalisation par des filets de sécurité pluriannuels. Par ailleurs, les instruments de couverture des risques ont un rôle complémentaire à jouer. Les politiques de stabilisation qui laissent fluctuer les prix au sein d’une bande plus ou moins large peuvent s’avérer intéressantes pour les producteurs et les commerçants (couverture du risque récolte et du risque prix résiduel) comme pour l’État (couverture de l’instabilité budgétaire induite par les interventions publiques).

Créer les conditions de la conquête du marché régional

Le marché intrarégional est vital pratiquement pour tous les pays africains. Si les entraves sont levées, on peut penser que la croissance démographique aidant, le marché des produits vivriers sera davantage tiré par une demande domestique et régionale potentiellement forte que par les exportations hors d’Afrique. Cette perspective repose largement sur la progression de l’intégration régionale – même si elle est encore insuffisante dans les six régions privilégiées par l’Union africaine – et sur la capacité des États à surmonter un certain nombre de difficultés dans la mise en œuvre effective des zones de libre-échange et des unions douanières.

Contrairement à une idée reçue, le marché alimentaire intérieur est pour tous les pays, y compris les gros exportateurs de produits agricoles comme la Côte d’Ivoire ou le Cameroun, nettement plus importants que les marchés à l’exportation. C’est ainsi qu’en milieu urbain, dans ces deux pays, les céréales importées ne représentent que 20 % des dépenses alimentaires totales. Un tel résultat signifie que, pour les producteurs agricoles de la région, les débouchés commerciaux que représentent potentiellement les marchés intérieurs de leur pays sont bel et bien nettement supérieurs à ceux des marchés internationaux. Cette évolution repose sur les avantages/inconvénients comparés des deux options commerciales.

Tableau 3. Avantages et inconvénients des deux types de marchés

Commerce pour le marché mondial Commerce pour le marché régional
Avantages et opportunités Avantages et opportunités
Spécialisation organisée sur la base des avantages comparatifs

Favorise la concurrence et supprime les rentes

Permet l’accès aux technologies modernes

Permet l’accès aux devises

 

Marché potentiellement en forte croissance avec l’urbanisation

Réduction des coûts de transport

Adaptation à la demande proche

Régions au pouvoir de négociation comparable

Permet de garder la valeur ajoutée

dans la région

Inconvénients et risques Inconvénients et risques
Peu de transformation locale des produits exportés

Dépendance forte aux intrants

importés, donc contrainte de devises

Marchés dépendants de la croissance extérieure

Sensible à la forte volatilité des cours

Spécialisation appauvrissante

Marchés encore fragmentés

Risque de constitution de rentes régionales par import-substitution

Prérequis rarement rencontrés : transparence des négociations,

fluidité des  échanges,

levées effectives des barrières,

qualité des infrastructures

de transport

Les politiques régionales peuvent efficacement accompagner le renforcement des échanges de produits alimentaires, Telle est par exemple l’ambition de la politique agricole commune (ECOWAP) adoptée par les 15 pays membres de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).

Tableau 4. Principales productions et destinations des produits agricoles des pays de la CEDEAO (2017)

Source, OCDE-BAD

Plusieurs changements interviennent aujourd’hui en faveur de l’élargissement des marchés régionaux en Afrique de l’Ouest tout particulièrement : la mise en place d’instruments tels que la Réserve Régionale de Sécurité Alimentaire, la montée en puissance des réseaux d’opérateurs (Borderless alliance, interprofessions, etc.). Les organisations de la société civile portent aujourd’hui des enjeux régionaux aux côtés des institutions régionales et exercent une pression sur les Etats. Ces progrès, largement imputables aux changements des rapports de force entre les acteurs sont porteurs d’une plus forte intégration des économies agricoles et des échanges, dans l’intérêt de l’ensemble de la région.

Le PDDAA

L’initiative africaine la plus prometteuse est sans conteste le Programme détaillé pour le développement de l’agriculture en Afrique (PDDAA ou CAADP en anglais). IL s’agit du volet agricole du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD), un ambitieux programme de l’Union Africaine. Adopté en 2003, le PDDAA fournit un cadre destiné à guider les stratégies et les programmes d’investissement nationaux, mais aussi à faciliter une meilleure cohérence et une plus grande harmonisation des initiatives de développement agricole et rural prises en Afrique. Il repose sur quatre piliers : la gestion durable des terres et des eaux, l’accès aux marchés, l’approvisionnement alimentaire et enfin la recherche agricole. Le PDDAA se décline au niveau national et au niveau régional. Il s’appuie sur des documents appelés « compacts » signés par toutes les parties prenantes de l’exercice (secteur public, secteur privé dont les organisations de producteurs, société civile et bailleurs de fonds). Texte délibérément court, les compacts rassemblent les engagements des signataires sur leur implication et leur participation dans le processus. Sur cette base sont définis des programmes d’investissement agricole appelés PNIA lorsqu’ils concernent les pays et PRIA pour les communautés économiques régionales. Des tables-rondes avalisent les documents. L’harmonisation des textes est assurée par un système de revue « post-compact PDDAA » aux niveaux continental, régional et national. La phase suivante consiste à organiser des business meetings pour mobiliser des financements auprès de la communauté internationale. Les projections d’investissement des pays sont souvent irréalistes. Comment atteindre 6 % de croissance du secteur, sachant que les ressources potentielles d’investissement tout comme les capacités nationales d’absorption sont limitées ? Répondre à cette interrogation est déterminant pour le réalisme de ce type de programmations volontaristes.

Faire du territoire l’espace pertinent de la stratégie

(Source, Gret, 2017)

Lutter contre la faim, améliorer la sécurité alimentaire et nutritionnelle est l’objectif n° 2 parmi les objectifs du développement durable adoptés en septembre 2015 par les Nations unies. Dans le même mouvement, le territoire, comme espace pertinent de la programmation stratégique, revient au-devant de la scène africaine. La démarche qui met en avant l’écosystème territorial permet en effet de mieux identifier les modes d’organisation des filières agricoles à privilégier, de trouver des économies d’échelle, d’organiser les marchés, de coller au mieux aux préférences des consommateurs, de mettre en valeur les mérites de la gestion en commun des ressources naturelles (eau, foncier, pâturage, biomasse…), d’échanger sur les technologies de transformation, de trouver les moyens de lutte contre les bioagresseurs ou contre les espèces invasives, etc. L’approche spatiale permet de raisonner en cycles (cycle de vie de l’exploitation, cycle de l’eau, cycle de l’énergie et cycle des matériaux) et en écosystème (services écosystémiques, gestion des déchets, gestion des flux centrée sur la cohérence économique), pour produire (par exemple des semences), pour rendre divers services aux agriculteurs familiaux (par exemple en santé humaine et animale), pour créer des solidarités (par exemple dans la gestion des inondations), ou encore pour se connecter efficacement aux politiques publiques.

Les outils se diversifient. Depuis le drone jusqu’aux satellites. La télédétection offre de multiples possibilités de caractérisation et de mesure des dynamiques territoriales, en particulier dans les zones peu accessibles. La modélisation est sollicitée pour faire le lien entre les dynamiques observées et les diverses connaissances à l’œuvre sur le territoire par exemple pour étudier les effets du ruissellement sur un bassin-versant en Haute Guinée ou sur l’agroécosystème du bassin cotonnier à l’ouest du Burkina Faso. Parce qu’il est un cadre d’action collective au sein duquel s’identifie une communauté d’intérêt et d’action, le territoire est tout à la fois espace de programmation, un vecteur de développement, un écosystème d’innovation et d’évaluation et une arène de régulation au regard du développement durable de l’agriculture paysanne et des systèmes d’alimentation.

En fin de compte, il apparaît clairement que les cadres globaux et spatiaux sont au moins aussi déterminants pour la réussite d’une stratégie de sécurité alimentaire que les paramètres microéconomiques maîtrisés au niveau des exploitations, des projets et des filières. Cela relève de l’évidence lorsque l’on constate qu’il est toujours difficile de concilier différents objectifs de la politique de conquête du marché intérieur : stimuler et diversifier l’offre, certifier sa qualité nutritive, s’ajuster au pouvoir d’achat des consommateurs, assurer l’équilibre de la filière, minimiser les coûts pour l’État. L’idée est moins de tenter un calcul d’optimisation que de définir un cadre de cohérence où l’on tente de tester, par itérations successives, en fonction du comportement des agents, les impacts de différents systèmes de prix sur les comptes des producteurs, des agents de la filière, les consommateurs, de l’État et de la balance des paiements.

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