Comprendre les enjeux de l'agriculture

1980-2000 : l’Amérique du Sud devient le grenier du monde

La demande de produits alimentaires continue de croître rapidement en raison, d’une part de la croissance de la population mondiale (2,5 milliards d’habitants en 1950, 6,1 en 2000), et d’autre part d’une explosion de la demande chinoise d’huile et de tourteaux car les nouvelles classes moyennes chinoises souhaitent une alimentation plus riche et plus diversifiée.

Or le Brésil et l’Argentine disposent de grands espaces encore incultes ou peu productifs car souvent affectés à un élevage extensif. Ces terres fertiles et bien arrosées sont mises en culture et vont produire en quantité céréales et soja. Dans le même temps le Sud-est asiatique (Indonésie, Malaisie, Bornéo) défrichent par millions d’hectares leurs grandes forêts équatoriales et y créent d’immenses  plantations de palmiers à huile, toujours pour les clients chinois.

Au cours de cette période qui se poursuit encore aujourd’hui, la demande de produits alimentaires qui augmente sans cesse, pourra ainsi être satisfaite grâce à l’apport toujours plus important de l’Amérique du Sud. Et la très grande dimension des exploitations agricoles assure à ces pays des coûts de production très compétitifs.

Début du 21ème siècle : les pays de la mer Noire prennent la relève

Avant 1914, la Russie des tsars exporte d’importantes quantités de céréales vers l’Europe occidentale. Pendant l’ère soviétique, l’agriculture est la grande sacrifiée : les superficies cultivées augmentent, mais les rendements restent extrêmement médiocres et l’URSS abandonne toute velléité  d’exporter des produits agricoles. Dans les années 1970, le gouvernement est même contraint d’importer des céréales secondaires pour offrir un peu plus de viande à une population dont le niveau de vie commence à progresser.

 La réorganisation de l’agriculture qui suit le changement de système économique après la disparition de l’URSS, porte ses fruits, avec une forte augmentation des rendements unitaires. Depuis le début du 21ème siècle, la production céréalière augmente, tant en Russie, qu’en Ukraine et au Kazakhstan. Une fois couverts les besoins des marchés intérieurs, ces trois pays se tournent naturellement vers l’exportation et deviennent bientôt de très importants intervenants sur les marchés mondiaux des céréales. Ils approvisionnent notamment les pays du Sud de la mer Méditerranée et du Moyen Orient, tous très déficitaires en produits alimentaires de base. Ainsi ces toutes dernières années, le total des exportations annuelles de blé de ces trois pays atteignent près de 50 millions de tonnes, soit un quart des échanges mondiaux pour cette céréale.

Dans ces trois pays, l’expansion de la production agricole devrait se poursuivre au cours des prochaines années car beaucoup de terres y sont encore en friche. En revanche, pour des raisons climatiques liées à une faible pluviométrie ou au gel printanier, les rendements n’atteindront jamais ceux de l’Europe occidentale. Par exemple, en 2010, une sécheresse sévère avait fortement réduit la production céréalière en Russie.

Les pays de la mer Noire vont donc continuer de tenir une place essentielle dans l’approvisionnement du monde en céréales. Mais on sait que la population mondiale va continuer d’augmenter, passant de 7,5 milliards d’habitants aujourd’hui à près de 10 milliards en 2050. Les besoins supplémentaires à couvrir seront donc énormes. Existe-t-il encore des territoires susceptibles d’assurer la relève avant cette date ?

Milieu du 21ème siècle : l’Afrique, pourquoi pas ?

Le seul continent encore partiellement sous-exploité est l’Afrique. Peut-elle prendre la suite de la Russie et de l’Ukraine pour, à son tour, participer de manière significative à l’alimentation de 2,5 milliards de personnes supplémentaires ? Ce n’est pas certain. Et pourtant, c’est sur ce continent que la demande alimentaire va croître le plus car il compte nombre de pays dont la croissance démographique est très vigoureuse.

Seulement dans l’Afrique subsaharienne, l’essentiel du territoire est encore peu productif pour de multiples raisons d’ordre climatique, agronomique et humain. On constate effectivement que depuis des dizaines d’années les rendements des cultures restent très médiocres et ne croissent qu’extrêmement lentement. Car l’augmentation (pourtant réelle) de la production n’a été obtenue que par une extension des superficies cultivées. Mais c’est aux dépens des jachères, éminemment nécessaires au maintien de la fertilité des sols. Il n’est plus possible de continuer dans cette voie. Il faut donc impérativement intensifier la production afin d’obtenir une forte augmentation des rendements. Ce n’est pas chose facile car ce sont tous les systèmes de production qu’il sera nécessaire de repenser et d’améliorer.

 C’est donc à une véritable révolution agricole qu’il faut se préparer. C’est la condition pour que ce continent ait la capacité de nourrir les centaines de millions de personnes supplémentaires qui vont le peupler dans les prochaines années. Pour cela, d’importants investissements collectifs seront à financer (par exemple en matière d’irrigation mais aussi de stockage ou de transport).  Les paysans devront être formés à de nouvelles techniques culturales et disposer des moyens pour les mettre en œuvre.

Dans le cas contraire, les gouvernements des pays africains seront contraints d’importer de plus en plus de produits agricoles afin d’approvisionner les villes dont la population ne cesse d’augmenter. Ils risquent alors de faire monter les prix sur les marchés internationaux et de créer des pénuries, au moins les années déficitaires. Ce serait évidemment une catastrophe pour toutes les populations les plus démunies.

Le développement de l’ agriculture africaine est donc un impératif qu’il faut préparer dès maintenant.

Dans ce contexte de demande alimentaire mondiale en croissance régulière et forte, les fonds d’investissements internationaux ne restent pas inactifs, notamment sur le continent africain. Ils s’activent auprès des gouvernements pour se faire attribuer des centaines de milliers d’hectares afin d’y produire en grandes quantités et avec des techniques de production modernes, huile de palme ou maïs. Mais ces productions sont toujours destinées à l’exportation. De plus, c’est en éliminant les communautés villageoises présentes depuis des générations que les investisseurs se sont installés. Ces opérations seront à l’évidence sources de conflits qui peuvent être violents.

Plus au nord, en plein Sahara, l’Algérie ne risque pas de se heurter à ce type de rejet. Ce pays très déficitaire en céréales, sucre et viandes, a choisi de créer une « ferme » de 30 000 hectares en plein désert. Les terres seront arrosées au moyen de 300 forages puisant directement l’eau de la nappe phréatique du Sahara. Mais c’est une nappe fossile qui ne se reconstitue pas. Une seconde opération de même ampleur est prévue. On est loin d’un objectif d’agriculture durable.

Conclusion

Au cours de son histoire récente, et bien qu’en croissance rapide, la population mondiale a pu être de mieux en mieux nourrie. Successivement, des continents entiers se sont mobilisés, mettant en valeur  de grandes zones de production agricole.

Mais il faut aussi rappeler que cet effort a porté de manière de plus en plus significative sur les rendements, plutôt que sur l’accroissement net des superficies cultivées, lesquelles n’évoluent que fort lentement (+0,25 % par an au cours du dernier demi-siècle).

Il s’avère également que, même lorsqu’une zone ne joue plus un rôle de premier plan pour satisfaire une nouvelle demande alimentaire, il est essentiel qu’elle continue de contribuer à la production mondiale, en particulier en ne relâchant pas son effort en vue d’accroître les rendements des cultures qu’elle pratique.

Enfin il serait extrêmement dommageable que les augmentations de la production s’effectuent en sacrifiant les grands massifs forestiers. Au vu de l’évolution passée, le danger est réel car la forêt amazonienne est déjà bien amputée, celles du Sud-est asiatique largement détruites et les forêts africaines grignotées de toutes parts. La pérennité de la pluviométrie est à ce prix, donc aussi les rendements potentiels des régions voisines, c’est-à-dire les futures récoltes.

André Neveu

[1]  Dès le 6ème siècle, les empereurs chinois avaient fait creuser le « grand canal » destiné à approvisionner la région de Pékin souvent soumise à de graves sécheresses, par les grains venant des régions centrales mieux arrosées.

[2]  Le 2 juin 1794, après avoir été sévèrement accrochée par la flotte anglaise, la flotte française permit à un grand convoi de blé américain de pénétrer dans le port de Brest et de  contribuer ainsi à l’approvisionnement d’un pays menacé par la famine.

1 Biographie d’André Neveu

André Neveu est ingénieur, agronome, économiste et membre de l’Académie d’agriculture de France

 

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