Comprendre les enjeux de l'agriculture

Les secteurs agricole et agro-alimentaire se sont littéralement emparés des services offerts par la blockchain. Insatiable en terme d’innovations, le monde agricole, a d’ores et déjà décliné ce concept disruptif en de multiples usages concrets.

Littéralement traduit en français « chaines de bloc, » la blockchain est un système décentralisé par nature qui permet de stocker et de transmettre de l’information à travers des transactions sécurisées entre des opérateurs ayant au préalable accepté des règles communes. Les informations données sont enregistrées et enchevêtrées les unes aux autres en série. Tous les acteurs de la chaîne y ont accès sans possibilité aucune d’annuler rétroactivement une action.

La définition, sans fioritures, donnée par le spécialiste de l’ingénierie financière Cyril Grunspan résume le concept: « Un réseau quelconque où personne ne fait a priori confiance à personne, mais où tout le monde a la possibilité de prouver sa bonne foi ».

A la clé : traçabilité, suppression des intermédiaires, transparence et donc confiance. Révélée dans le monde par le bitcoin, la plus connue des cryptomonnaies (monnaie numérique), la blockchain porte secrètement en elle la volonté de changer de paradigme.

Des contrats d’assurance automatisés en viticulture

Prenons l’exemple concret du projet « gel et vignes » mené de front par Atos (une entreprise du numérique) et les instituts techniques agricoles (Acta), et dont l’objectif est de simplifier le processus d’indemnisation lors d’un gel. La blockchain, dans ce cas, s’appuie sur un smart contract lui-même associé à une application mobile. Lors d’un sinistre, le viticulteur pourra envoyer une photo du gel via son smartphone ce qui déclenchera l’indemnisation en quasi instantané. Si la photo n’est pas assez probante, un tiers, en l’occurence Météo France, reconnu par les deux parties (assureur et assuré), procèdera à l’arbitrage final. Ce type d’exemple de blockchain illustre parfaitement les bénéfices d’une telle technologie sur des problématiques agricoles. Au passage, il est intéressant de constater qu’un bon nombre d’acteurs spécialisés dans les enjeux agricoles analysent la blockchain comme un outil particulièrement adapté au modèle français, considéré à la fois très fragmenté et très structuré. Acta parlent même d’un moyen de fédérer les acteurs entre eux.

Automatisation du commerce des grains

Prenez cette fois les quatre principales entreprises de commerce des grains au niveau mondial (Archer Daniels Midland Co, Bunge Ltd, Cargill Inc. et Louys Dreyfus co), le fameux quartet ABCD. Dans une annonce commune datant d’octobre dernier, ces mastodontes des céréales ont déclaré travailler ensemble sur les technologies blockchain et d’intelligence artificielle pour standardiser et digitaliser le commerce international des grains. Un commerce qui représente chaque année le convoi de 11 000 bateaux de transport et qui nécessite le traitement de près de 275 millions de mails. Un casse-tête phénoménal extrêmement coûteux en temps et en finance. Par ce nouveau biais, ABCD cherche donc une plus grande efficacité et transparence dans les transactions ainsi qu’une réduction des coûts. D’autres firmes de la même filière ont emboité le pas à l’instar de Transoil et Solaris qui ont utilisé des dispositifs blockchain pour acheminer du blé en provenance de la Mer Noire.

Carrefour se lance en France

Dans l’Hexagone, Carrefour fait office de pionnier en la matière. En mars 2018, l’enseigne a implémentée avec succès sa première « blockchain agro-alimentaire » pour sa filière poulet fermier. Le succès du projet a, sans mauvais jeu de mots, donné des ailes au groupe qui envisage désormais de décliner la technologie à d’autres produits alimentaires: tomates, oeufs… « Une blockchain c’est un consortium, un projet coopératif qui se met en place pour plus de confiance et plus de preuves de qualités », insiste Séverine Fontaine, Directrice qualité à Carrefour. Eleveurs, vétérinaires, industriels de l’abattage et distributeurs, toutes les parties prenantes de la filière se sont réunies et mises d’accord à travers la signature d’une charte, afin de partager des informations à chaque étape clé de la vie du produit. En flashant le poulet à l’aide d’un QR Code, le consommateur a ainsi la possibilité de visionner des vidéos d’éleveurs, de lire des indications sur le recours ou non à des antibiotiques ou encore de connaitre le lieu de l’abattage. Ce projet se veut être une réponse à la très forte attente sociétale de transparence sur les conditions d’élevage. « Vous savez, il n’y a rien de magique, les informations transmises dans la blockchain proviennent d’un fichier Excel basique. Elles sont cryptées par la suite », pondère Séverine Fontaine. Si la plupart des acteurs de l’agro-alimentaire saluent l’initiative de Carrefour, certains ne peuvent néanmoins s’empêcher d’émettre des critiques ciblées. « C’est une norme supplémentaire pour les éleveurs et c’est Carrefour qui, au final, bénéficie de la valeur ajoutée. Attention à ne pas confondre partage de l’information et partage de la valeur », fustige pour sa part Jean-Pierre Fleury, responsable du groupe « Viande » au sein du Copa-cogeca, l’association représentante des producteurs au niveau européen.

Chine, Belgique, Argentine, Italie, Etats-Unis… D’autres exemples de blockchains agricoles

« Colruyt, le distributeur agroalimentaire belge, est entrain de tester depuis plus d’un an une blockchain qu’on pourrait qualifier « inversée » où le fermier a accès aux demandes en volume du marché de l’aval. Ce dernier peut donc planifier sa production en fonction », explique Giampiero Genovese, chef de l’unité Economie et Agriculture au Centre de recherche (JRC) de la Commission européenne (CE). En Chine, l’entreprise d’assurance Zhongan a développé un capteur qui est inséré dans la chair des poulets. Ce senseur permet d’enregistrer des informations comme par exemple le nombre de pas effectués par l’animal au cours de sa vie. Une information partagée par la suite via la blockchain. Pour le moment, ce dispositif fonctionne en collaboration avec deux cents fermes mais Zhonghan cible les 2 500 élevages d’ici 2020. « En Argentine, les traders de soja de la société Dreyfus créent et utilisent des blockchains dans le but de réduire le nombre d’intermédiaires. Ça permet de diminuer les coûts », observe Giampiero Genovese. En Espagne, à Séville, la première cryptomonnaie agricole nommée « Olivacoin » a vu le jour en avril dernier. Un conglomérat de coopératives et d’entreprises ont créé une plateforme blockchain dans le but de commercer d’une façon plus transparente. Aux Etats-Unis, Walmart et IBM se sont associés pour tracer plusieurs produits alimentaires: porc en Chine, mangue en Amérique… Concernant cette dernière justement, un test grandeur nature a été mené par l’enseigne. « Ils ont demandé à deux équipes de retrouver un même lot de mangue. Une qui ne pouvait utiliser que le système conventionnel a pris 6 jours et quelques heures. L’autre, qui a eu recours au dispositif blockchain, n’a eu besoin que de 2,2 secondes », illustre l’économiste de la CE.

L’Europe et la France cherchent à se prémunir

Si le secteur agricole regorge d’applications possibles, la blockchain cache en son sein d’autres enjeux. En toile de fond, c’est bel et bien une guerre technologique qui ne dit pas son nom. « Il y a en ce moment beaucoup de discussions à la Commission européenne sur la blockchain, son fonctionnement, sur la définition d’une législation », explique Giampiero Genevose, « les Etats-Unis et la Chine sont très actifs sur ces technologies, c’est la question de « qui détient la donnée » derrière tout ça? Il est important que l’Europe puisse se défendre ». Dans l’hexagone, deux missions d’information ont été dépêchées par l’Assemblée nationale en début d’année 2018. L’une, centrée spécifiquement sur la blockchain et ses fonctionnalités et une autre faisant un focus sur les cryptomonnaies. Le 12 décembre dernier, le rapport de la 1ère mission d’information a été rendu publique. Ses auteurs préconisent une utilisation de la blockchain afin de structurer et d’animer les filières économiques dont fait partie l’agroalimentaire. Des élus qui, au passage, s’interrogent des conséquences de ces nouveaux systèmes. « Comment pourra t-on taxer les transactions? » « Comment remédier à la spectaculaire consommation énergétique de ces technologies? » « Comment se protéger des cyberattaques? » figurent parmi les questions récurrentes formulées par ces derniers lors des réunions organisées par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. A l’heure actuelle, on dénombre pas moins de 1 600 cryptomonnaies dont la valorisation financière avoisine les 250 milliards d’euros (source: Rapport de l’Office parlementaire, juin 2018).

Matias Devernois