Comprendre les enjeux de l'agriculture

Le sort des forêts entre les mains des investisseurs asiatiques ?

Le retrait de plusieurs des entreprises européennes est aussi associé à un recul de la certification FSC. Rougier et Wijma au Cameroun représentaient 700.000 ha de concessions certifiées. Les actifs forestiers que Rougier devrait céder au Cameroun vont vraisemblablement être repris par des sociétés asiatiques, les seules entreprises de la filière bois en mesure de mobiliser une importante trésorerie. Parmi les sociétés chinoises qui, maintenant, dominent la filière en Afrique centrale, on doit distinguer celles à capitaux d’État (comme SBL, ex-société familiale française du Gabon rachetée il y quelques années, ou Sunry-Sunly dans ce même pays, filiale de COFCO, China National Cereals, Oils and Foodstuffs Corporation, un vaste conglomérat) et les entreprises privées, souvent constituées par d’anciens employés des entreprises d’État chinoises opérant dans l’économie forestière au Gabon. Le gouvernement de Pékin est de plus en plus attentif à l’image renvoyée par les activités d’exploitation des ressources naturelles par des sociétés chinoises, notamment en Afrique. La « Chinese State Forestry Administration » a publié dès 2007 des directives à destination des entreprises forestières opérant à l’étranger, afin que celles-ci se conforment aux lois et règlements locaux. On pourrait donc penser que les sociétés avec des capitaux d’État se dirigeraient à plus ou moins brève échéance vers des certifications de légalité ou de « bonne gestion forestière » (type FSC), d’autant que les entreprises chinoises réexportent souvent vers l’Europe ou l’Amérique du Nord une partie du bois africain transformé en Chine. Mais cette volonté d’amélioration de la réputation des sociétés sous l’influence de Pékin se heurte à une pratique bien connue dans la foresterie en Asie du Sud-Est, celle de la mise en sous-traitance « par appartement » des concessions forestières à des petites entreprises privées (généralement chinoises elles aussi). L’intérêt de ces sous-traitants, rémunérés sur la base des volumes qu’ils livrent chaque mois au détenteur de la concession (avec des primes pour les volumes livrés en sus du quota minimum) est de couper du bois le plus rapidement possible et au moindre coût. Difficile, dans ces conditions de respecter un plan d’aménagement ! La certification FSC d’entreprises asiatiques interviendra donc peut-être moins rapidement qu’escompté.

Le fait que plusieurs de ces sociétés, comme Olam ou Sunly-Sunry, soient des filiales de puissants conglomérats agricoles laisse aussi entrevoir des scénarios inquiétants pour la forêt d’Afrique centrale. En Asie du Sud-Est, les forêts ont d’abord été surexploitées par des entreprises forestières ne respectant pas les normes légales d’aménagement ; puis ces espaces boisés dégradés ont été progressivement convertis, par d’autres entreprises mais faisant partie des mêmes conglomérats, en champs de palmiers à huile ou en plantations d’arbres à croissance rapide (acacias mangium notamment) destinés à la production de pâte à papier. Il est fort probable que certains acteurs économiques ont en tête le même scénario pour l’Afrique centrale. Au Congo-Brazzaville, le gouvernement, appuyé par des bailleurs de fonds, a décidé de constituer une filière cacao dans le nord du pays, et prévoit que ces plantations seront réalisées à l’intérieur des concessions forestières, dans des zones « communautaires » destinées à diverses activités agricoles. L’immense concession de la CIB (1,3 million ha), filiale du conglomérat agricole Olam, est la première concernée. Certes, des mesures sont prévues pour éviter que les plantations de cacao ne grignotent progressivement les zones boisées les plus denses, mais ces règles seront-elles durables si une véritable dynamique économique s’installe ?

Le cas d’Olam au Gabon est suffisamment intéressant pour s’y attarder. La multinationale d’origine indienne joue un rôle essentiel dans la stratégie d’« émergence » du président Ali Bongo, fondée sur l’agro-industrie. Olam est entré au Gabon comme concessionnaire forestier ; il a ensuite été l’opérateur de la Zone Economique Spéciale (ZES) de N’Kok, zone franche destinée à accueillir des industries de transformation du bois. Pour convaincre des industriels de venir s’établir dans la ZES, le gouvernement gabonais a chargé Olam de leur procurer des forêts pour approvisionner leurs usines. Olam a ainsi obtenu en concession jusqu’à deux millions d’hectares au Gabon, puis il a « rétrocédé » l’ensemble de ces surfaces à différents opérateurs ayant investi dans la ZES. Plus récemment, Olam a racheté la SNBG, société détenue à 80 % par l’État gabonais, qui faisait face à d’importantes difficultés économiques après avoir construit en 2015 une vaste usine de transformation du bois près de la capitale. Olam devait toutefois laisser l’exploitation de cette usine et des concessions que possède toujours la SNBG, à un partenaire chinois, Yihua Enterprises, qui dispose déjà d’une usine au Gabon. Enfin, Olam pourrait devenir l’opérateur exclusif d’un « marché intérieur des grumes » dont l’objectif est surtout d’approvisionner en bois brut les unités de transformations installées dans la ZES. La majorité de ces unités sont dirigées par des Indiens, le Gabon étant devenu la destination favorite des investisseurs du bois du nouveau géant asiatique. Mais l’objectif ultime de la multinationale basée à Singapour était surtout de développer ses plantations de palmier à huile (58.000 ha aujourd’hui) et d’hévéa (11.000 ha) au Gabon. L’investissement initial dans la forêt et le bois n’aura peut-être constitué qu’un « ticket d’entrée » pour accéder à de vastes concessions agricoles dans ce pays forestier.

Et demain ?

Toutes les entreprises forestières européennes en Afrique centrale ne sont pas affectées par des difficultés économiques de l’ampleur de celles du groupe Rougier. Certaines sociétés, comme la Compagnie des Bois du Gabon (CBG), Precious Wood, également au Gabon, ou encore Pallisco au Cameroun, toutes trois certifiées FSC, semblent tirer leur épingle du jeu, bien qu’elles soient confrontées également à un même contexte économique et politique difficile. Une entreprise familiale française comme la CBG a même su attirer un fonds d’investissement international et a pu ainsi développer son outil de transformation. Il reste qu’avec la fragilisation de ces entreprises et la cession progressive d’actifs européens aux investisseurs asiatiques, on assiste au recul de la certification FSC, instrument privé qui, sans être parfait, reste un des seuls indicateurs crédibles d’une gestion forestière à long terme.

Si l’avenir de ces entreprises certifiées est d’abord entre les mains de leurs dirigeants et actionnaires, les gouvernements africains et les bailleurs de fonds internationaux ont également des moyens d’action. Du côté des gouvernements, outre les recommandations évidentes et rituelles sur l’amélioration du climat des affaires et l’état de droit dans le secteur forestier, il est temps de favoriser et d’accompagner une évolution du rôle des concessions forestières. La proposition est de passer d’entreprises dédiées à l’exploitation et la transformation du bois d’œuvre, à des structures valorisant un ensemble de ressources naturelles (ressources génétiques, produits non-ligneux, productions agroforestières, chasse sportive…) sur des espaces multifonctionnels. Une telle évolution que l’on a conceptualisée sous le vocable « Concessions 2.0 »[2] ne sera toutefois acceptable que si elle permet aux populations locales de bénéficier en priorité des avantages des nouvelles filières, sur la base d’une reconnaissance de leurs droits fonciers au sein et autour des concessions.

Du côté des bailleurs de fonds, il faudrait accepter de considérer la dimension de bien public de la certification, instrument privé. Si les surfaces certifiées FSC stagnent, voire même reculent en Afrique centrale du fait du changement de mains de plusieurs concessions, c’est lié au nombre encore limité d’acheteurs qui acceptent de payer plus cher du bois certifié. Si l’incitation par les prix est insuffisante, on peut alors envisager une incitation à travers une baisse des coûts. Une baisse de la fiscalité forestière pour les concessions certifiées (FSC, ou le nouveau label PAFC s’il est jugé crédible par toutes les parties) semble la solution la plus simple et la plus rapide à mettre en œuvre, pourvu que les bailleurs de fonds partenaires compensent aux États des pays producteurs le manque à gagner fiscal qui en résultera. Cette proposition a fait l’objet d’une première évaluation chiffrée[3]. On a calculé que pour « socialiser » le cout spécifique de la certification (celui lié aux audits et autres charges associées au processus) pour les 5,6 millions d’hectares qui étaient encore certifiés FSC en 2016 en Afrique centrale, un transfert annuel de 3,55 millions € suffirait pour compenser aux Etats le manque à gagner fiscal. Et rien n’interdit des transferts plus élevés, si les bailleurs de fonds et les États producteurs trouvent un terrain d’entente. Dans un document de travail non encore publié, la Banque mondiale ajoute à cette proposition, celle de taxes d’importation (dans les pays consommateurs) différenciées selon que le bois est certifié ou non.

Utiliser le levier fiscal permet de proposer des incitations y compris aux entreprises africaines, européennes ou asiatiques, qui ne trouvent pas aujourd’hui d’intérêt à la certification, faute de demande sur leurs marchés. En attendant que des évolutions institutionnelles majeures aient lieu en Afrique centrale, il semble réaliste de laisser aux certifications indépendantes, dès lors que celles-ci sont jugées crédibles, le soin d’évaluer la qualité de la gestion forestière des entreprises. Cela n’empêchera pas la déforestation de s’étendre en Afrique centrale, du fait des pressions démographiques et des volontés étatiques de développer une agro-industrie sur le modèle de l’Asie du Sud-Est, mais cela permettra sans doute de redonner un peu de crédibilité à l’hypothèse de « mise en valeur forestière durable » que la crise actuelle de nombreuses entreprises européennes certifiées a mise à mal.

Alain Karsenty

 

1Alain Karsenty : Spécialiste des forêts, économiste et chercheur au CIRAD.

[1] Debroux L. et Karsenty A., 1997. L’implantation des sociétés forestières asiatiques en Afrique centrale – Rimbunan Hijau au Cameroun, Bois et Forêts des Tropiques, n° 254.

[2] Karsenty A. et Vermeulen C., 2016. Vers des concessions 2.0 en Afrique centrale – Gérer des droits superposés entre concession industrielle et foresterie communautaire, Perspectives n° 38, CIRAD.

[3] Karsenty A. et Ferron C., 2017. Recent evolutions of forest concessions status and dynamics in Central Africa, International Forestry Review vol.19, S2.

1 2