Comprendre les enjeux de l'agriculture

Voilà un ouvrage étonnant – Le nouveau capitalisme agricole sous la direction de François Purseigle – qui vous en apprendra beaucoup sur un phénomène peu connu : le développement du grand capitalisme dans l’agriculture, à l’instar de ce qui s’est naguère passé dans l’industrie. Le phénomène n’épargne aucun continent. Cette concentration de la propriété agricole répond aussi bien à la logique du profit et du marché qu’à la volonté de certains États d’assurer leur autonomie alimentaire. L’ouvrage de François Purseigle doit être lu de toute urgence.

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Avec plus de 200 000 hectares en Argentine à la fin des années 1990,  la société El Tejar , à l’origine une  entreprise familiale, s’est hissée au rang du plus grand producteur de grains du pays en quelques années. Désormais contrôlé par des fonds d’investissement, le groupe est devenu au début des années 2010, l’une des plus grandes entreprises au monde de production agricole avec 900 000 hectares cultivés. De sa base argentine, le groupe s’est étendu au Brésil où il exploite 220 000 hectares, en Uruguay (160 000 ha) et même en Bolivie (30 000 ha). Idem pour Cresud , un investisseur immobilier côté en Bourse, qui a choisi l’agriculture pour doper son expansion. Il est gestionnaire de 18 grandes exploitations en Argentine sur 600 000 hectares, huit au Brésil sur 240 000 hectares, trois au Paraguay sur près de 60 000 ha et quatre en Bolivie sur 12 000 ha. Bref, ce sont 800 000 ha que la société contrôle pour produire du soja, du blé, du maïs, de la canne à sucre… Autre succès story argentine, celle de Gustave Grobocopatel à la tête de Grupo Los Grobo dont il a cédé une partie de ses parts à Mitsubishi. Celui qui a construit sa fortune dans l’agriculture en Argentine, au Brésil, en Uruguay s’est désengagé de la production agricole (il contrôle encore 50 000 ha en Argentine) pour se diversifier  dans l’agrofourniture, le conseil, la commercialisation et la transformation des grains et l’agroalimentaire.

L’Afrique du sud et la Russie aussi

Si l’agriculture de firme s’est fortement développée en Amérique du Sud grâce aux capitaux privés, l’Afrique du Sud suit un chemin identique. Les exploitations familiales qui constituent le socle de l’agriculture font de plus en plus appel à des capitaux extérieurs, des fonds de pension notamment, pour assurer leur croissance et leur développement.

Dans l’ex-Union soviétique, en Russie et en Ukraine notamment, la privatisation des terres  s’est accompagnée de l’apparition de grandes structures agro-industrielles. Si, la plupart du temps, le contrôle des anciennes structures collectives  a été trusté par des cadres de l’ancien régime, le vent de libéralisme a également attiré des investisseurs étrangers. A commencer par la société Agrogénération détenue par le Français Charles Beigbeder en Ukraine ou la holding Ingleby Farm § Forest dont le siège est au Danemark et les propriétés localisées en Lettonie, Lituanie et Roumanie  mais aussi en Amérique du Sud.

Les États achètent des terres arables

Le déploiement des firmes en agriculture n’est pas uniquement le fait d’investisseurs privés. Les Etats  qui disposent de peu de ressources en terres arables et en eau cherchent à garantir leur approvisionnement alimentaire faute de pouvoir produire à l’intérieur de leurs frontières. C’est le cas par exemple de l’Arabie saoudite dont plusieurs sociétés, pilotées par des personnalités liées à la monarchie, exploitent des terres au Soudan, en Egypte et en Ethiopie. C’est aussi surtout le cas de  la Chine qui, avec un quart de la population mondiale et seulement 9 % des terres arables, lorgne le grand espace sibérien proche, mais aussi sur l’Asie du Sud est. Mais il arrive souvent que les projets d’expansion à l’étranger ne se concrétisent pas. Les oppositions locales, l’instabilité politique (Madagascar), l’adoption de législations qui limitent l’acquisition des terres par des non autochtones remettent en cause leur réalisation.

Les grandes firmes contrôlent 30% du potentiel agricole français

La France n’échappe pas non plus à l’arrivée de capitaux extérieurs dans l’agriculture. On a évoqué souvent « la ferme des  1000 vaches » ou les implantations chinoises dans le Berry.  Mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Ici les firmes agricoles sont issues la plupart du temps d’exploitations familiales et « la firme ne se résume pas aux méga fermes », ainsi que le souligne l’un des auteurs du livre, François Purseigle. Les exploitations où la main d’œuvre salariée a remplacé le travail familial, où les apporteurs de capitaux ne sont pas ceux qui exploitent, représentent désormais 10 % des exploitations agricoles françaises, 28 % de l’emploi du secteur agricole et 30 % du potentiel agricole de la ferme France.

Bref, au- delà de quelques exemples révélateurs, l’ouvrage s’attache à explorer les raisons qui sont à l’origine de cette recomposition de l’agriculture dans de nombreuses régions du globe. Il s’agit du premier dossier de référence sur un phénomène en pleine émergence qui échappait jusqu’à présent l’observation statistique.

Michel Bourdoncle

 

(1) Sous la direction de François Purseigle, Geneviève Nguyen, Pierre Blanc, Edition : les Presses de Sciences Po, 305 pages, 26 euros