Comprendre les enjeux de l'agriculture

Comment organiser le paiement ?

Une fois la tarification adoptée, comme résoudre la question du paiement effectif ? Force est de constater que le taux de recouvrement est le plus souvent satisfaisant (à 95% dans le cas du CDS de Mauritanie par exemple) quand la communication est bien menée dés l’élaboration du diagnostic énergie, confirmant de la sorte que les usagers même à revenu modeste consentent à payer dès lors qu’ils sont convaincus des transformations qu’introduit le service dans leur bien être. La communication est donc l’une des clés de la réussite des modèles d’organisation. Pour la créer sur de bonnes bases, des éléments d’information sont souvent obtenus, là aussi, à partir d’enquêtes sur les attentes, les besoins et les moyens alternatifs de les couvrir.

Divers modèles économiques innovants sont expérimentés pour l’accès aux pico-solutions présentées au début de l’article. Le plus connu est celui du pay-as-you-go (PAY). L’objectif est de permettre à l’usager de profiter du service apporté par l’équipement (lampe, générateur, pompe), et d’en devenir acquéreur par des paiements réguliers et de faibles montants. Le client rembourse son équipement solaire par l’achat de «crédits énergie» qui permettent l’utilisation du kit sur une durée déterminée. En cas de défaut de paiement, l’appareil cesse de fonctionner, mais lorsque le système est intégralement remboursé, il est définitivement  débloqué. Les paiements peuvent se faire de façon dématérialisée, sur téléphone mobile. Tel est le cas du système M-KOPA Solar instauré au Kenya, en Tanzanie et en Ouganda, au bénéfice de plusieurs centaines de milliers d’utilisateurs. Les clients paient par téléphone, par le biais de M-PESA, le système de transfert d’argent, de petites sommes en fonction de l’utilisation d’un système d’énergie solaire à usage domestique, comprenant un panneau solaire, trois plafonniers, une radio et des bornes de recharge pour téléphones portable. Ils en deviennent propriétaire après quelques mois. Une sorte de micro crédit-bail 2.0. La sécurité du paiement vient de l’utilisation d’une carte SIM intégrée dans chacun des équipements dont l’usage se coupe automatiquement si le client n’a pas payé ses 50 centimes et se relance immédiatement dès que le paiement a été effectué. Le PAYG a de la sorte l’avantage de lever la barrière du financement à l’entrée et également d’introduire l’usager dans une relation durable pour de nouveaux services. Mais son inconvénient est son coût de gestion pour le promoteur et le risque qu’il supporte. Ils ne peuvent être réduits que par la gestion d’un volume très important de dossiers et le recours à la digitalisation du traitement des données sur les usages et les paiements. Il existe d’autres systèmes comme celui de Sahelia Solar au Burkina Faso qui fournit de l’énergie solaire à un réseau de petites entreprises au moyen d’un système de paiement à l’utilisation ou comme celui de prépaiement de la Fondem. Dans ce dernier cas, le matériel utilisé est principalement composé d’un compteur intelligent placé chez l’abonné, qui mesure et limite l’énergie et la puissance délivrées en fonction du paiement, effectué au préalable. Le système peut fonctionner sous la base d’un forfait prédéfini par l’exploitant et reconduit automatiquement d’une période sur l’autre, ou sous forme de crédits achetés à discrétion par l’utilisateur.

Toujours au Kenya, pays innovant par excellence, D. Light Solar System fonctionne via un système de micro-crédit. L’acheteur dépose une somme de 3 500 shillings pour l’obtention du kit solaire, puis effectue des paiements journaliers de 40 shillings à l’aide d’un système de transaction par SMS. Au bout d’une année, le kit est remboursé et l’acheteur peut en disposer librement. Ce système de microcrédit permet aux familles pauvres de disposer de l’électricité sans devoir investir une somme de départ conséquente, n’est pas la seule ressemblance avec M-Kopa. D. Light s’appuie plutôt sur les organisations humanitaires et fait parfois appel à la Croix-Rouge ou à l’Unicef pour atteindre des zones enclavées, voire en conflit. D. Light leur vend des kits à prix réduit pour qu’ils soient distribués en même temps que la nourriture et les médicaments. L’entreprise atteint désormais 72 millions de personnes dans 62 pays, dont le Soudan du Sud.

Parmi les expériences innovantes de contribution de la microfinance à l’équipement énergétique des ruraux, citons également celle de PAMIGA (Groupe Microfinance Participative pour l’Afrique), une ONG fournissant une assistance technique à un réseau de 16 institutions de microfinance rurales, en particulier au Cameroun et en Ethiopie, pour le développement de produits financiers visant à faciliter l’accès de leurs clients ruraux vulnérables à des solutions pico-solaires. L’approche choisie est un modèle partenarial (« two-hands model ») dans lequel une institution financière et un fournisseur de solutions solaires décident de collaborer. Cette formule a également été mise en place avec La Poste du Bénin et Schneider Electric dans le cadre de l’initiative « Poste Verte » pour distribuer la lampe Mobiya TS120, une solution solaire mobile dans plusieurs centaines de points de vente postaux. Des offres flexibles de services financiers sous forme de crédit vert et de « tontine verte », ont été mises en place pour accompagner la mise en vente des lampes.

4. Quels impacts réels sur le développement local ?

Reconnaissons à  présent  que l’obstacle de la modeste capacité énergétique des hors réseaux – souvent invoqué par les partisans de moins en moins nombreux  du tout réseau général – n’est pas insupportable : la réfrigération, l’utilisation de petits outillages artisanaux, l’éclairage domestique ou villageois ou la petite irrigation ne nécessitent pas du courant de forte puissance. Autant de raisons qui font qu’aujourd’hui pratiquement tous les gouvernements (à l’instar comme on l’a vu du Mali, mais aussi du Maroc, du Botswana, du Rwanda, de la Tanzanie et de l’Ethiopie qui ont en la matière des politiques les plus volontaristes) et la majorité des donateurs inscrivent dans leurs dispositifs de programmation le développement progressif de capacités décentralisées.

Des résultats « encourageants »

Quel est en fin de compte l’apport réel des projets d’électrification sur le développement local? La réponse à cette question centrale n’est pas aisée car les études d’impacts ne sont pas légion, sauf pour les pico-solutions, plus faciles à jauger. L’évaluation des actions de terrain révèle le plus souvent des résultats « globalement encourageants » pour la majorité des solutions pico/micro/mini, même si les informations restent souvent très qualitatives. La quantification des retombées requiert toujours une certaine précaution. Beaucoup d’externalités sont indirectes, intangibles et à long terme. Citons-en certaines indirectes identifiées lors de diverses enquêtes par Hystra (2017): des économies effectuées sur les achats de combustibles (qui peuvent atteindre 10% du revenu annuel), des compléments de revenus apportés par le travail nocturne à domicile, la suppression des émanations toxiques des lampes au kérosène et des autres systèmes d’éclairage par combustion, l’amélioration de la sécurité par l’éclairage nocturne, un gain d’une heure supplémentaire de devoirs scolaires par jour, enfin l’amélioration de la socialisation et du bien-être général.. Un kiosque soutient des activités en cours de diversification tandis que des systèmes d’irrigation solaires peuvent générer des revenus additionnels substantiels en prolongeant le temps agricole. Divers autres impacts collatéraux (gain de temps en collecte de bois, travail nocturne, incitation à la bancarisation progressive par le pay-as-you-go) sont aussi évidents.

Et les plus pauvres ?

Les systèmes contribuent-ils vraiment à la réduction de la pauvreté ? On considère en général que, dans un contexte de dénuement énergétique extrême, ce sont les premiers KWh qui ont l’impact le plus significatif sur les conditions d’existence des familles. Ainsi, observe-t-on une corrélation entre l’augmentation de la consommation d’électricité et l’amélioration de l’indice de développement humain (IDH). Mais au-delà de 2 500 kWh de consommation par an et par personne, toute augmentation de la consommation d’électricité affecte très peu l’IDH. Les observations de terrain ne donnent pas des résultats parfaitement convaincants sur les bénéfices réels qu’en tirent les plus pauvres. Le segment des ruraux marginalisés, prétendument recherché par les programmes d’aide est en fait souvent oublié. Des effets d’éviction jouent. Les distributeurs de lampes sont réticents à aller dans les zones reculées ; une opération trop coûteuse et le manque de liquidités des clients potentiels signifient que les ventes seront faibles. Même au Kenya, le pays en pointe, la cartographie montre que l’axe de pénétration de l’énergie est celui de Nairobi-Kisumu, excluant les marges septentrionales pourtant peuplées. A fortiori, ce constat s’observe dans les pays sahélien (axes Bamako-Ségou, Ouagadougou-Bobo Dioulasso, Niamey-Maradi). Les modèles innovants, s’appuyant par exemple sur les coopératives rurales, n’ont pas encore prouvé leur réplicabilité à une échelle géographique encore suffisamment significative.

Le caractère partiel de la couverture n’est pas que régional. Il s’observe au sein même les communautés. Dans le projet Rhyvière à Madagascar, présenté plus haut, ce sont les ménages les plus aisés qui se connectent les premiers, donc ceux qui ont la plus forte consommation unitaire. Même quand il existe des dispositifs adaptés (par exemple « forfait lampe » ou tarifs subventionnés), l’intégration des ménages pauvres est lente. Ce phénomène d’éviction s’explique en grande partie par le caractère pervers des financements – concessionnels ou pas – fondés sur le décaissement rapide ou de type output based aid (basé sur les résultats quantitatifs) qui incitent le délégataire à réaliser rapidement les raccordements, sur un maillage restreint qui couvre les axes principaux alors que les pauvres résident sur les axes secondaires ou éloignés. Plus globalement, l’approche reste souvent d’abord commerciale et la vision de l’électrification rurale que porte la majorité des financements est celle d’un déploiement privilégié d’activités suffisamment rentables pour attirer des investisseurs privés. De nouvelles stratégies doivent en conséquence être envisagées pour réduire les inégalités d’accès. L’innovation financière doit continuer de croître au même rythme que l’innovation technologique. Par exemple par la promotion de montages financiers adaptés pour les distributeurs qui vont en zones isolées (smart funding), établis sur la base du nombre de pauvres véritablement bénéficiaires, pour éviter que les subventions ne bénéficient qu’aux ménages aisés.

 

Les besoins insatisfaits sont considérables. En 2040, selon les projections de l’Agence internationale de l’énergie, 530 millions d’Africains n’auront toujours pas d’autres choix que de compter sur les installations électriques hors réseau, avec les trois dispositifs présentés ans cet article.

Face à ce défi, la question se pose : comment passer de l’expérimentation innovante à une échelle réduite en matière d’électrification décentralisée à des réalisations à une taille plus significative, couvrant un plus grand nombre de bénéficiaires et permettant de surcroît de s’assurer de la durabilité des solutions ? Changer d’échelle est l’un des grands enjeux.

L’Agence internationale de l’énergie estime que pour que 140 millions d’Africains supplémentaires (un objectif minimum) aient accès à l’électricité par le biais des mini-réseaux, il faudrait mener d’ici 2030 l’installation de 4000 à 8000 mini-réseaux par an pendant 25 ans, avec une majorité de solaire. Une perspective qui suppose un investissement bien au-delà des tendances actuelles. Alors qu’il faudrait environ 30 milliards de dollars par an jusqu’à 2030, les fonds mobilisés jusqu’à présent par les principaux bailleurs multilatéraux ou nationaux, publics ou privés sont estimés au mieux au tiers de cette cible.

Par voie de conséquence, le « monde de la solidarité énergétique internationale », évoqué par certains chantres de « l’énergie pour tous » devra déployer des instruments financiers d’une envergure autrement plus grande que celle annoncée par les bailleurs de fonds et les Etats. Ils devront en outre dans un premier temps privilégier la subvention car l’électrification décentralisée nécessitera des ressources adaptées aux capacités des populations les plus démunies, afin d’amorcer la transition énergétique qui s’inscrit, comme on le sait, dans le temps long de la transformation économique et sociale.

 

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