Comprendre les enjeux de l'agriculture

Jean-Marc Chaumet1 et Thierry Pouch2

L’accession de la Chine au rang de première puissance économique mondiale n’est plus qu’une question de temps. Toutefois, en dépit de sa modernisation et de sa croissance fulgurante depuis la fin des années 1970, elle est de plus en plus dépendante de l’extérieur pour son approvisionnement alimentaire. Retour sur la genèse de cette situation à hauts risques3.

L’agriculture chinoise : atouts et contraintes

La question agricole a, aussi loin que les preuves écrites peuvent remonter, toujours été au centre de l’action des dirigeants chinois. Même avant la première unification de la Chine par l’empereur Qin, les écrits des penseurs et conseillers des princes considéraient l’agriculture et la capacité à nourrir la population comme devant être les préoccupations principales des souverains, avec l’idée que des troubles liées à l’alimentation ont souvent été une des causes du renversement des dynasties chinoises. La conscience des famines joua un rôle crucial dans l’élaboration des politiques publiques dans la définition des objectifs assignés à l’Etat. Les nombreux penseurs chinois, confucianistes comme légistes, ont tous mis en avant l’importance de l’agriculture comme source de richesse et de stabilité, mais également de puissance permettant de résister à un voisin menaçant ou au contraire permettant de le défaire. Il est intéressant de remarquer que cette idée liant la puissance d’un Etat à la santé de son agriculture a traversé les siècles puisqu’un document d’orientation politique publié en 2015 mentionne : « Pour que la Chine soit forte, son agriculture doit être forte »

Pour mener à bien ces objectifs, des politiques agricoles furent très tôt mises en œuvre, comme le stockage public à travers la construction de greniers dans de nombreuses régions dans un pays fréquemment touché par des calamités. Le commerce alimentaire avec d’autres pays était relativement réduit et la Chine n’a que rarement fait preuve de volonté d’expansion ou de colonisation pour répondre à ses besoins. Dans la grande majorité des cas, la Chine a compté sur ses propres forces (la traduction chinoise de l’autonomie), approvisionnant les zones en déficit avec les surplus d’autres régions.

Ainsi la Chine a réussi l’exploit, jusqu’au milieu des années 2000, de nourrir la population la plus nombreuse au monde, et en croissance, sans peser sur les grands équilibres agricoles mondiaux.

Le pays a, dans la seconde partie du XXe siècle, fortement réduit la part de sa population vivant sous le seuil de pauvreté et considérablement augmenté la disponibilitéen calories pour ses habitants. Si l’augmentation de la production agricole depuis la fin des années 1970 a en effet permis d’éloigner le spectre de la famine qui ne sont plus depuis quelques décennies la préoccupation première des autorités, l’alimentation de la population chinoise reste en haut de l’agenda du gouvernement. Mais le retour de la Chine parmi les grandes puissances mondiales et son insertion dans l’économie mondiale ont changé la donne. L’exode rural massif de ces dernières décennies, couplé à la forte croissance économique et au développement du pays ont eu des conséquences importantes sur le régime alimentaire et sur les modes de productions agricoles. L’inventivité des agriculteurs liée aux grands projets de politique agricole ont trouvé leurs limites, remettant à l’ordre du jour la caractéristique de la Chine, pays de « beaucoup d’hommes et de peu de terres ».

Pour faire face à la demande alimentaire croissante, notamment en produits animaux, la Chine s’est longtemps focalisée sur la seule augmentation annuelle des volumes de production, quel que soit le coût économique ou environnemental. Mais cette politique n’est pas durable et le gouvernement semble maintenant se préoccuper du futur et des capacités de production. Cette inflexion de la stratégie chinoise suppose de relever un certain nombre de défis. Au niveau des exploitations, il s’agit de conserver une main d’œuvre agricole suffisante et motivée pour garantir une production agricole satisfaisante pour nourrir la population et afin qu’elle puisse prendre part au « rêve chinois » promu par le nouveau président Xi Jinping. Au niveau de la production, l’objectif est de maintenir le potentiel de production des terres, en modifiant les modes de production. Limitées et en partie dégradées, les ressources hydriques et foncières doivent être reconstituées pour permettre l’augmentation souhaitée, à terme, des volumes de production. Des plans de lutte contre la pollution des eaux et des terres ont été annoncés, comme des projets de mis en défens des terres. Au niveau des produits agricoles, la Chine devra également relever le défi de la qualité,de la sécurité sanitaire des aliments, du prix et plus largement de l’adéquation de l’offre à la demande pour pouvoir nourrir sa population, et freiner les importations. Car produire des volumes ne suffit pas, si les consommateurs ne les achètent pas. L’exemple des poudres de lait infantiles, depuis la crise de la mélamine, en est un exemple frappant.

Une dépendance alimentaire croissante pour la Chine

Les évolutions qui viennent d’être retracées précédemment ont conduit la Chine à importer de plus en plus de produits agricoles et alimentaires. Si l’économie chinoise est largement excédentaire dans ses échanges commerciaux avec le reste du monde, son déficit en produits agricoles et alimentaires apparaît donc en revanche croissant, depuis le tout début des années 2000, date de son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Une telle dynamique d’importation pose alors la question du degré de dépendance alimentaire de Pékin vis-à-vis de l’extérieur, dans quels secteurs celui-ci est-il le plus prononcé et, last but not least, quelles en seront les répercussions géoéconomiques mondiales.

L’évolution des productions agricoles chinoises, indissociables des mutations économiques et sociales du pays (urbanisation, élévation des niveaux de vie, transition nutritionnelle…), ont occasionné un déséquilibre chronique entre les besoins alimentaires de la population et les disponibilités intérieures. Il s’en est suivi un recours massif aux importations pour combler ce déséquilibre et repousser le spectre du mécontentement social des ménages chinois. En 2015, le déficit commercial agroalimentaire frôlait les –70 milliards de dollars. Soja, produits laitiers, viande porcine, vins… autant de produits importés qui exposent les autorités chinoises à un risque, celui d’entraîner le pays dans la dépendance alimentaire. Le calcul du degré de dépendance alimentaire montre qu’il s’est accru dans plusieurs secteurs comme le soja, les produits laitiers, la viande bovine et, dans une moindre mesure les céréales (figure 1).

Cette montée de la dépendance alimentaire de la Chine pose plusieurs types de questions. La première concerne la volonté – et la capacité – de Pékin d’enrayer une telle dynamique par une politique agricole appropriée (prix aux producteurs, organisation des filières, taille des exploitations agricoles, mesures sur l’usage de l’eau…), afin de desserrer la contrainte d’approvisionnement et de contenir les risques de révolte de la paysannerie locale. La seconde a trait au coût des importations. Les épisodes de flambée des prix que l’économie mondiale a connus depuis le milieu des années 2000 montrent que non seulement les coûts d’approvisionnements risquent de s’alourdir, mais surtout que, au regard des besoins d’un nombre d’habitants représentant près de 20% de la population mondiale, les achats effectués par Pékin sont en mesure de provoquer de nouveaux pics de prix, préjudiciables aux économies importatrices en développement parmi les plus pauvres du monde. La troisième question concerne la nécessité, impérieuse, pour les autorités chinoises, de consolider la stratégie d’investissements et de partenariats avec des pays dotés en ressources agricoles (achats d’hectares de terres cultivables, d’exploitations agricoles, de firmes de la transformation…).

Figure 2 4

Etablir un diagnostic relatif à la dépendance alimentaire de la Chine appelle un autre type de questionnement. Il a trait aux conséquences géoéconomiques de cette évolution sur l’économie mondiale elle-même. La première d’entre elles concerne les pays avec lesquels Pékin commerce. Les principaux producteurs et exportateurs mondiaux qui approvisionnent le marché chinois sont désormais exposés au risque de l’hyperspécialisation en produits de base agricoles. Que l’économie chinoise ralentisse, comme en 2015-2016, et c’est sa capacité à importer qui se contracte, au détriment de ses fournisseurs. Le Brésil en a fait l’amère expérience tout récemment.

Seconde conséquence,la Chine est en toute logique obligée de construire une stratégie multidimensionnelle de sécurisation de ses approvisionnements alimentaires – l’histoire de la Chine montre d’ailleurs qu’il s’agit d’une préoccupation structurelle des gouvernements – laquelle passe nécessairement par le contrôle des gisements de production, des terres cultivables, ou de la construction de partenariats privilégiés avec des puissances agricoles.

Il s’ensuit, et c’est la troisième conséquence importante, cette stratégie de sécurisation est porteuse non seulement d’une recomposition des équilibres alimentaires mondiaux, mais aussi d’une reconfiguration des relations internationales sous l’impulsion de Pékin, qui s’emboîtent avec les initiatives prises pour gagner en influence et prendre le leadership sur l’économie mondiale, que ce soit dans le domaine monétaire, financier, commercial…

La Chine est donc face à un défi, celui de sécuriser son approvisionnement alimentaire. Dans la globalisation des économies, il s’agit d’une source supplémentaire d’instabilité des relations internationales.


1 Jean-Marc Chaumet

Jean-Marc Chaumet est agroéconomiste à l’Institute de l’élevage, Département économie.

 


2 Thierry Pouch

Thierry Pouch est économiste, Responsable du service études et prospective de l’APCA, et chercheur associé à l’Université de Reims Champagne Ardenne, Laboratoire REGARDS.

 

3 Les deux auteurs viennent de publier La Chine au risque de la dépendance alimentaire, aux Presses Universitaires de Rennes, dans la collection « économie et société », 2017.
4 Le degré de dépendance alimentaire d’un pays se calcule de la façon suivante, en notant M les importations, X les exportations et P la production : (M-X) / (P+M-X)x 100

 

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